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European Court of Human Rights


You are here: BAILII >> Databases >> European Court of Human Rights >> KURTAY v. TURKEY - 25422/04 (Judgment : Right to a fair trial : Second Section Committee) French Text [2020] ECHR 657 (29 September 2020)
URL: http://www.bailii.org/eu/cases/ECHR/2020/657.html
Cite as: CE:ECHR:2020:0929JUD002542204, [2020] ECHR 657, ECLI:CE:ECHR:2020:0929JUD002542204

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DEUXIÈME SECTION

AFFAIRE KURTAY c. TURQUIE

(Requête no 25422/04)

 

 

 

 

 

ARRÊT

STRASBOURG

29 septembre 2020

 

 

 

 

Cet arrêt est définitif. Il peut subir des retouches de forme.

 


En l’affaire Kurtay c. Turquie,

La Cour européenne des droits de l’homme (deuxième section), siégeant en un comité composé de :

          Egidijus Kūris, président,

          Ivana Jelić,

          Darian Pavli, juges,

et de Hasan Bakırcı, greffier adjoint de section,

Après en avoir délibéré en chambre du conseil le 8 septembre 2020,

Rend l’arrêt que voici, adopté à cette date :

 

INTRODUCTION

1.  L’affaire concerne essentiellement l’absence de versement d’une indemnité d’expropriation aux requérants ainsi que la durée excessive d’une procédure du cadastre.

EN FAIT

Les circonstances de l’espèce

2.  Les requérants sont nés respectivement en 1942, 1929, 1941, 1949 et 1938 et résident à Mardin. Ils sont représentés par Mes A. Aydemir et M.B. Tek, avocats à Mardin.

3.  Par un courrier parvenu au Greffe le 11 décembre 2014, la Cour a été informé du décès, le 29 novembre 2005, de Musto Kurtay et de la volonté de ses héritiers (dont les noms, date de naissance, lieux de résidence et nationalité respectifs figurent en annexe) de poursuivre la requête en son nom.

4.  Pour des raisons d’ordre pratique, le présent arrêt continuera d’appeler Musto Kurtay « requérant », bien qu’il faille aujourd’hui attribuer cette qualité à ses héritiers (voir, par exemple, Dalban c. Roumanie [GC], no 28114/95, CEDH 1999‑VI).

5.  Le gouvernement turc (« le Gouvernement ») a été représenté par son agent.

A.    Le contentieux devant le tribunal du cadastre

6.  Le 28 février 1965, le père des requérants, M. Bahri Kurtay, engagea une procédure devant le tribunal du cadastre de Kızıltepe en vue de contester l’enregistrement, à l’issue des travaux du cadastre, d’un terrain immatriculé sous le numéro de parcelle 53 comme propriété du Trésor. Il allégua que ce terrain faisait partie de la parcelle 79, enregistrée comme étant sa propriété.

7.  Le 14 juillet 1973, l’administration de l’électricité décida d’exproprier deux parties de la parcelle 53. Une première partie de 49 m², qu’elle avait estimé à 49 anciennes livres turques (TRL), et une partie de 2 151 m², dont la valeur était selon elle de 322.65 TRL. Le propriétaire des biens à exproprier étant incertain en raison du contentieux devant le tribunal du cadastre, l’administration déposa les sommes correspondantes sur un compte bloqué auprès de l’établissement bancaire public Ziraat Bankası, afin que celles-ci soient versées le moment venu à la personne qui serait désignée comme propriétaire à l’issue du contentieux cadastral.

8.  Le transfert de la propriété de ces deux parties de la parcelle 53 fut ordonné par le tribunal de grande instance de Kızıltepe le 19 juillet 1973. Les parties en question furent immatriculées sous de nouvelles références cadastrales.

9.  Le 10 décembre 1976, la direction des zones industrielles organisées de Mardin procéda à l’expropriation de 13 000 m² de la parcelle 53.

10.  À une date qui n’a pu être déterminée, l’autorité expropriante informa Bahri Kurtay, par exploit de notaire, que le terrain faisait l’objet d’une expropriation, que l’indemnité avait été fixée à 26 000 TRL et qu’il disposait de la faculté de saisir la justice pour contester ce montant dans un délai de quinze jours.

11.  Aucun recours ne semble avoir été entrepris par l’intéressé.

12.  Le 28 décembre 1985, l’administration expropriante saisit le tribunal de grande d’instance (« TGI ») de Mardin afin d’obtenir une modification du registre foncier afin que celui-ci la désigne désormais comme propriétaire de la parcelle expropriée. L’action fut dirigée contre les parties aux contentieux pendant devant le tribunal du cadastre, en l’occurrence Bahri Kurtay et le Trésor.

13.  Le 11 juin 1987, le TGI fit droit à la demande. Il constata qu’aucun recours n’avait été entrepris contre la décision d’expropriation et que la somme correspondant avait été déposée sur un compte bloqué afin d’être versé le moment venu à la partie triomphante devant le tribunal du cadastre. Il releva en outre qu’aucune des parties défenderesses ne s’était présentée à l’audience bien que la tenue de celle-ci leur ait été notifiée.

14.  À une date non précisée, après le décès leur père en 1993, les requérants se joignirent à la procédure devant le tribunal du cadastre.

15.  Le 14 juin 2004, ce tribunal donna gain de cause aux requérants, estimant que la parcelle 53 faisait partie de la parcelle 79. Elle annula la décision cadastrale d’attribution de la propriété au Trésor et ordonna l’enregistrement rétroactif du bien comme propriété conjointe des onze héritiers de Bahri Kurtay.

16.  Le 11 novembre 2004, la Cour de cassation rejeta le pourvoi formé contre ce jugement, lequel devint définitif le 25 décembre suivant, faute de demande en rectification.

B.     Le contentieux devant le tribunal de grande instance

17.  Le 5 janvier 2005, les requérants initièrent, devant le TGI de Kızıltepe, une action visant à obtenir des indemnités pour expropriation de fait et occupation illégale de la parcelle 53 par l’administration.

18.  Le TGI fit droit à la demande par un jugement du 17 octobre 2006 et alloua aux intéressés la somme de 105 698 livres turques (TRY) qui avait été déterminée par une expertise non contestée par l’administration. Cette somme fut assortie d’intérêts au taux légal à partir de la date de saisine.

19.  Le 15 mai 2008, ce jugement fut censuré par la Cour de cassation en raison de la méthode de calcul des indemnités.

20.  Par un jugement 4 décembre 2008, le TGI rejeta cette fois l’action au motif que la parcelle litigieuse avait été expropriée par l’administration défenderesse et que le montant de l’indemnité avait été déposé sur un compte bancaire en vue d’être versé à la partie triomphante du contentieux cadastral.

21.  Le 2 juin 2009, cette solution fut confirmée par la Cour de cassation.

C.    Autres informations

22.  Les parties fournissent divers courriers relatifs au sort des sommes versées sur les comptes tenus par les établissements bancaires susmentionnés.

23.  Un courrier émanant de la succursale de la Ziraat Bankası à Kızıltepe, daté du 3 février 2009 et destiné à la Trésorerie publique du même lieu indique que les éventuelles recherches ne pouvaient pas permettre de retrouver un quelconque document en lien avec la question en raison du délai de prescription, au-delà duquel les archives ne sont plus conservées.

24.  Un courrier émanant des services locaux du Ministère des Finances daté du 28 mai 2009 et destiné à la direction générale du Conseil juridique et de la Comptabilité du même ministère, déclare que si le jugement du TGI de Kızıltepe du 19 juillet 1973 confirme le dépôt des fonds à la Ziraat Bankası le 14 juillet 1973, aucun document relatif à cette opération n’a pu être retrouvé.

25.  Un courrier du Ministère des Finances en date du 10 juin 2009 précise que la circonstance que les documents n’aient pas pu être retrouvés ne signifie pas que les fonds n’ont pas été déposés sur des comptes bancaires.

26.  Un courrier de la Halk Bankası du 18 avril 2019 destiné au ministère des Affaires étrangères expose qu’aucune information n’a pu être trouvée dans la mesure où le délai de conservation des documents d’archives est de dix ans et qu’il est déjà arrivé à son terme depuis longtemps.

27.  Deux autres courriers émanant des mêmes établissements bancaires et adressés à l’un des requérants précisent qu’aucun document relatif au versement d’une indemnité à Bahri Kurtay n’avait pu être trouvé dans leurs registres.

 

EN DROIT

I. SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE L’ARTICLE 6 DE LA CONVENTION

28.  Les requérants se plaignent de la durée excessive de la procédure devant le tribunal du cadastre. Ils invoquent l’article 6 de la Convention, qui est ainsi libellé dans sa partie pertinente en l’espèce :

« Toute personne a droit à ce que sa cause soit entendue (...) dans un délai raisonnable, par un tribunal (...), qui décidera (...) des contestations sur ses droits et obligations de caractère civil (...) »

29.  Le Gouvernement s’oppose à cette thèse. Il réitère que tous les griefs relatifs aux faits survenus avant le 28 janvier 1987 doivent être déclarés irrecevables pour incompatibilité ratione temporis avec les dispositions de la Convention

 

31.  Par ailleurs, elle rappelle que la déclaration par laquelle la Turquie a reconnu le droit de recours individuel a pris effet le 28 janvier 1987. Par conséquent, la Cour est compétente ratione temporis à l’égard de la Turquie depuis cette date (voir Paçacı et autres c. Turquie, no 3064/07, § 61, 8 novembre 2011, et les références qui s’y trouvent citées).

32.  Elle constate que le grief ne se heurte à aucun motif d’irrecevabilité que la Cour puisse soulever d’office et qu’il n’est pas manifestement mal fondé. Partant, elle le déclare recevable, pour autant qu’il concerne les faits postérieurs au 28 janvier 1987

33.  Sur le fond, elle relève que la procédure a débuté le 28 février 1965 et qu’elle s’est achevée le 11 novembre 2004. À partir du 28 janvier 1987, celle-ci a duré plus de 17 ans et 9 mois.

34.  Compte tenu des circonstances de l’espèce et de sa jurisprudence en la matière (voir, par exemple, Frydlender c. France [GC], no 30979/96, § 43, CEDH 2000-VII ou Ümmühan Kaplan, précité, §§ 45 à 50), la Cour estime  que la durée de la procédure litigieuse est excessive et ne répond pas à l’exigence du « délai raisonnable ».

35.  Partant, il y a eu violation de l’article 6 § 1 de la Convention.

II. SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE L’ARTICLE 1 du PROTOCOLE no1 à LA CONVENTION

36.  Les requérants se plaignent de la privation qu’ils ont subi en raison de la mainmise par l’administration sur la parcelle 53 et de la circonstance que celle-ci dure depuis 1965. Ils invoquent l’article 1 du Protocole no 1 à la Convention, qui est ainsi libellé :

« Toute personne physique ou morale a droit au respect de ses biens. Nul ne peut être privé de sa propriété que pour cause d’utilité publique et dans les conditions prévues par la loi et les principes généraux du droit international.

Les dispositions précédentes ne portent pas atteinte au droit que possèdent les États de mettre en vigueur les lois qu’ils jugent nécessaires pour réglementer l’usage des biens conformément à l’intérêt général ou pour assurer le paiement des impôts ou d’autres contributions ou des amendes. »

37.  Le Gouvernement s’oppose à cette thèse.

38.  La Cour observe que le grief des requérants se composent de deux branches. La première concerne la durée de l’ingérence alléguée et l’autre sa proportionnalité, et tout particulièrement l’absence d’indemnisation.

A.    Sur la première branche du grief

39.  La Cour observe que la durée de l’ingérence est intimement liée à celle de la procédure.

40.  Or, elle rappelle que la durée d’une procédure relative au droit de propriété ne soulève pas, au regard du droit au respect des biens, de question distincte de celle tirée du droit à un procès dans un délai raisonnable (voir, Ezer et autres c. Turquie, nos 55882/07, 56471/07 et 1780/08, §§ 43 à 54, 30 avril 2019, et les références qui y figurent).

41.  Partant, compte tenu de l’examen de la question de la durée de la procédure sur le terrain de l’article 6, elle estime qu’il n’y pas lieu d’examiner ni la recevabilité ni le bien-fondé du grief sous l’angle de l’article 1 du Protocole no 1 à la Convention.

B.     Sur la seconde branche du grief

42.  Le Gouvernement soulève plusieurs exceptions d’irrecevabilité.

43.  Tout d’abord, il indique que tous les griefs relatifs aux faits survenus avant le 28 janvier 1987 doivent être déclarés irrecevables pour incompatibilité ratione temporis avec les dispositions de la Convention.

44.  Par ailleurs, il rappelle que la parcelle 53 a été expropriée puis enregistrée comme propriété de l’administration le 11 juin 1987. Depuis cette date, les requérants ne pourraient plus, selon lui, se prétendre victime dans la mesure où le contentieux devant le tribunal du cadastre n’aurait plus concerné leur droit de propriété.

45.  Il affirme en outre que les intéressés auraient dû saisir la Cour dans les six mois suivant le 11 juin 1987 et que, faute de l’avoir fait, leur grief se heurterait à la règle relative au délai de saisine de la Cour.

46.  La Cour observe que le TGI de Kızıltepe a ordonné l’inscription de la parcelle 53 comme propriété de l’autorité expropriante en 1987 et que l’indemnité d’expropriation a été déposée sur un compte bloqué en vue d’être versée le moment venu à la partie triomphante devant le tribunal du cadastre. Or ce n’est que le 28 décembre 2004 que ce dernier tribunal a désigné les requérants comme propriétaires de la parcelle. Ce n’est donc qu’à partir de cette date que les intéressés pouvaient se prétendre victime d’une privation et réclamer l’indemnité à laquelle il pouvait avoir droit, chose qu’ils ont faite en agissant devant le TGI de Kızıltepe.

47.  Ce n’est donc qu’après l’épuisement de cette nouvelle procédure que le délai de six mois pouvait commencer à courir. Or, les requérants ont saisi la Cour bien avant le début du délai, qui dès lors a été respecté.

48.  Quant à l’argument que les requérants auraient également dû introduire une demande en rectification contre l’arrêt du 11 novembre 2004, la Cour rappelle avoir maintes fois dit que ce recours ne faisait pas partie de ceux à épuiser (voir, parmi d’autres, Gök et autres c. Turquie, nos 71867/01 et 3 autres, §§ 47 et 48, 27 juillet 2006 ; Tarman c. Turquie, no 63903/10, § 27, 21 novembre 2017)

49.  Partant, la Cour rejette les exceptions du Gouvernement.

50.  Constatant que le grief n’est pas manifestement mal fondé et qu’il ne se heurte à aucun autre motif d’irrecevabilité, la Cour le déclare recevable.

C.    Sur le fond

51.  Les requérants se plaignent d’avoir été privés de leur bien en raison de ce qu’ils considèrent être une mainmise de l’administration sur la parcelle 53.

52.  Le Gouvernement répond que le bien a été régulièrement exproprié et que les sommes correspondant à l’indemnité ont été déposées sur un compte bancaire.

53.  Les requérants rétorquent qu’ils n’ont jamais perçu les sommes en question et que ceux-ci ne sont plus disponibles. Ils présentent à cet égard des lettres émanant des établissements concernés (paragraphe 27 ci-dessus).

54.  Le Gouvernement admet que les requérants ne pouvaient percevoir les indemnités avant d’avoir été désignés comme propriétaire par le tribunal du cadastre. Il confirme que les sommes ne sont plus entre les mains des établissements bancaires en question et précise que, malgré les efforts déployés, il n’a pas pu déterminer ce qu’il était advenu de ces sommes.

55.  La Cour observe que le bien des requérants a été exproprié et rappelle que, sans le versement d’une somme raisonnablement en rapport avec la valeur du bien, une privation de propriété constitue normalement une atteinte excessive (Papachelas c. Grèce [GC], no 31423/96, § 48, CEDH 1999‑II).

56.  Elle note que le grief sous examen concerne l’absence de versement aux requérants de la part des indemnités d’expropriation censée leur revenir en vertu du jugement du tribunal du cadastre en date du 14 juin 2004 qui les a déclarés propriétaires de la parcelle 53.

57.  Une telle absence constitue une privation de propriété relevant de la seconde norme de l’article 1 du Protocole no 1 (voir, entre autres, Sud Parisienne de Construction c. France, no 33704/04, §§ 31-32, 11 février 2010 ; et pour les trois normes de la disposition précitée, voir parmi d’autres, Iatridis c. Grèce [GC], no 31107/96, § 55, CEDH 1999-II, et G.I.E.M. S.R.L. et autres c. Italie [GC], nos 1828/06 et 2 autres, § 289, 28 juin 2018).

58.  La Cour observe que les indemnités d’expropriation ont été déposées sur un compte bloqué aux fins de leur versement, à l’issue du contentieux cadastral, aux personnes qui seraient désignées comme propriétaires.

59.  La question que la Cour est appelée à trancher est celle de savoir si les requérants ont perçu ou ont été en mesure de percevoir la part des indemnités qui leur revenait.

60.  En l’occurrence, elle note que les requérants n’étaient pas juridiquement en mesure de prétendre à une part des indemnités avant que le jugement du tribunal du cadastre du 14 juin 2004 ne soit confirmé par la Cour de cassation et ne devienne définitif le 25 décembre 2004. Ce point ne fait pas l’objet d’une controverse entre les parties (paragraphe 54 ci-dessus).

61.  Pour la Cour, une telle impossibilité d’obtenir le paiement des indemnités tant que le contentieux sur la propriété n’a pas été définitivement tranché est tout à fait compréhensible puisque ce contentieux a précisément pour objet de déterminer les personnes qui étaient les propriétaires légitimes des biens à la date de l’expropriation et qui sont par conséquent les bénéficiaires des indemnités bloquées par l’administration sur des comptes en banque.

62.  Or, il apparaît en l’espèce que, à l’issue du contentieux cadastral, les fonds n’étaient plus disponibles, de sorte que les requérants n’ont pas été en mesure d’en obtenir le versement, bien qu’ils aient été reconnus comme copropriétaires du bien exproprié, et par là même bénéficiaires d’une partie des indemnités.

63.  À cet égard, la Cour prend note de l’information fournie par le Gouvernement selon laquelle les autorités n’ont pas retrouvé la trace des fonds auprès des établissements bancaires et ne sont pas en mesure de déterminer ce qu’il en est advenu.

64.  Elle relève en outre que l’action initiée par les requérants devant le TGI de Kızıltepe ne leur a pas permis d’obtenir les indemnités destinées à compenser le préjudice lié à la perte du bien.

65.  Compte tenu des éléments qui précèdent, la Cour constate que les requérants n’ont jamais perçu la part des indemnités d’expropriation qui leur revenait, ni été concrètement en mesure de l’obtenir avant que les sommes en question ne disparaissent, et que cette situation n’est pas le résultat d’une quelconque négligence de leur part ou de celle de leur de cujus.

66.  Dès lors, l’ingérence litigieuse a rompu le juste équilibre voulu par l’article 1 du Protocole no 1 à la Convention.

67.  Il s’ensuit qu’il y a eu une violation de la disposition susmentionnée.

III. SUR L’APPLICATION DE L’ARTICLE 41 DE LA CONVENTION

68.  Aux termes de l’article 41 de la Convention :

« Si la Cour déclare qu’il y a eu violation de la Convention ou de ses Protocoles, et si le droit interne de la Haute Partie contractante ne permet d’effacer qu’imparfaitement les conséquences de cette violation, la Cour accorde à la partie lésée, s’il y a lieu, une satisfaction équitable. »

A.    Dommage

69.  Au titre du dommage matériel, les requérants demandent 500 000 euros (EUR), somme qui correspondrait à la valeur de la parcelle 53, ainsi que 390 000 livres turques (TRY), qui représenterait le manque à gagner.

70.  Par ailleurs, ils réclament en tout 8 000 EUR chacun au titre du dommage moral qu’ils estiment avoir subi.

71.  Le Gouvernement conteste ces prétentions qu’il considère comme étant injustifiées.

72.  En ce qui concerne le préjudice matériel lié au constat de violation de l’article 1 du Protocole no 1, la Cour observe que ladite violation découle de l’absence de versement aux requérants de la part de l’indemnité d’expropriation qui leur revenait. Elle observe que les indemnités versées sur les comptes bancaires bloqués étaient de 26 000 TRL (paragraphe 10 ci‑dessus) et 371,65 TRL (paragraphe 7 ci-dessus) et que seul une partie de ces sommes devaient revenir aux requérants, attendu qu’ils n’étaient pas les seuls héritiers de Bahri Kurtay, lequel avait onze enfants qui ont poursuivi la procédure après son décès (paragraphe 15 ci-dessus).

73.  Elle observe en outre que le de cujus des requérants n’a pas contesté le montant des indemnités (paragraphe 11 ci-dessus).

74.  Elle rappelle par ailleurs qu’étant donné que le caractère adéquat d’un dédommagement risque de diminuer si le paiement de celui-ci fait abstraction d’éléments susceptibles d’en réduire la valeur, tel l’écoulement d’un laps de temps considérable (Raffineries grecques Stran et Stratis Andreadis c. Grèce, 9 décembre 1994, § 82, série A no 301‑B, et, mutatis mutandisMotais de Narbonne c. France (satisfaction équitable), no 48161/99, §§ 20-21, 27 mai 2003), une fois que la part de l’indemnité d’expropriation revenant aux requérants aura été déterminée, ce montant devra être actualisé pour compenser les effets de l’inflation.

75.  Ayant procédé au calcul, la Cour alloue conjointement 1 800 EUR aux requérants au titre du préjudice matériel.

76.  En ce qui concerne le préjudice moral, elle estime raisonnable la somme de 16 900 EUR et l’octroie conjointement aux intéressés.

B.     Frais et dépens

77.  Les requérants réclament 15 000 EUR au titre des frais et dépens qu’ils ont engagés tant dans le cadre de la deuxième procédure menée devant les juridictions internes que celle menée devant la Cour. Ils présentent divers reçus ainsi qu’une injonction de payer qui leur a été adressé par le service de l’exécution des jugements et qui concerne les frais de procédure mis à leur charge. Ils ne fournissent toutefois aucun document concernant les honoraires d’avocat relatifs à ces procédures.

78.  Le Gouvernement conteste ces prétentions.

79.  Compte tenu des documents en sa possession et de sa jurisprudence, la Cour juge raisonnable d’allouer aux requérants la somme de 3 811 EUR tous frais confondus.

C.    Intérêts moratoires

80.  La Cour juge approprié de calquer le taux des intérêts moratoires sur le taux d’intérêt de la facilité de prêt marginal de la Banque centrale européenne majoré de trois points de pourcentage.

PAR CES MOTIFS, LA COUR, À L’UNANIMITÉ,

1.      Déclare le grief tiré de la durée de la procédure recevable ;

2.      Déclare le grief tiré de l’article 1 du Protocole no 1 à la Convention relatif au défaut d’obtention des indemnités recevable ;

3.      Dit qu’il y a eu violation de l’article 6 de la Convention en raison de la durée excessive de la procédure ;

4.      Dit qu’il y a eu violation de l’article 1 du Protocole no 1 à la Convention en raison du défaut d’obtention des indemnités d’expropriation ;

5.      Dit qu’il n’y a pas lieu d’examiner séparément le grief formulé sur le terrain de l’article 1 du Protocole no 1 à la Convention relatif à la durée de l’ingérence ;

6.      Dit,

a)     que l’État défendeur doit verser conjointement aux requérants, dans un délai de trois mois les sommes suivantes, à convertir dans la monnaie de l’État défendeur au taux applicable à la date du règlement :

i.            1 800 EUR (mille huit cents euros), plus tout montant pouvant être dû à titre d’impôt sur cette somme, pour dommage matériel ;

ii.          16 900 EUR (seize mille neuf cents euros), plus tout montant pouvant être dû à titre d’impôt sur cette somme, pour dommage moral ;

iii.        3 811 EUR (trois mille huit cent onze euros), plus tout montant pouvant être dû à titre d’impôt sur cette somme par les requérants, pour frais et dépens ;

b)     qu’à compter de l’expiration dudit délai et jusqu’au versement, ces montants seront à majorer d’un intérêt simple à un taux égal à celui de la facilité de prêt marginal de la Banque centrale européenne applicable pendant cette période, augmenté de trois points de pourcentage ;

7.      Rejette le surplus de la demande de satisfaction équitable.

Fait en français, puis communiqué par écrit le 29 septembre 2020, en application de l’article 77 §§ 2 et 3 du règlement.

   Hasan Bakırcı                                                                      Egidijus Kūris
  Greffier adjoint                                                                        Président

 


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