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European Court of Human Rights


You are here: BAILII >> Databases >> European Court of Human Rights >> JECKER v. SWITZERLAND - 35449/14 (Judgment : Freedom of expression-{general} : Third Section) French Text [2020] ECHR 664 (06 October 2020)
URL: http://www.bailii.org/eu/cases/ECHR/2020/664.html
Cite as: ECLI:CE:ECHR:2020:1006JUD003544914, [2020] ECHR 664, CE:ECHR:2020:1006JUD003544914

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TROISIÈME SECTION

AFFAIRE JECKER c. SUISSE

See also Case Note in English

(Requête no 35449/14)

 

 

 

ARRÊT

Art 10 • Liberté d’expression • Injonction de divulguer l’identité d’un revendeur de drogue, faite à une journaliste à la suite d’un reportage sur celui-ci et sans pesée des intérêts in concreto • Éléments à prendre en considération pour établir la nécessité de divulguer l’identité d’une source journalistique • Existence d’un impératif prépondérant d’intérêt public non démontrée in casu

 

STRASBOURG

6 octobre 2020

 

Cet arrêt deviendra définitif dans les conditions définies à l’article 44 § 2 de la Convention. Il peut subir des retouches de forme.

 


En l’affaire Jecker c. Suisse,

La Cour européenne des droits de l’homme (troisième section), siégeant en une Chambre composée de :

          Paul Lemmens, président,
          Georgios A. Serghides,
          Helen Keller,
          Alena Poláčková,
          Gilberto Felici,
          Erik Wennerström,
          Lorraine Schembri Orland, juges,
et de Milan Blaško, greffier de section,

Vu :

la requête (no 35449/14) dirigée contre la Confédération suisse et dont une ressortissante de cet État, Mme Nina Jecker (« la requérante »), a saisi la Cour en vertu de l’article 34 de la Convention de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales (« la Convention ») le 9 mai 2014,

la décision de porter la requête à la connaissance du gouvernement suisse,

les observations des parties,

Après en avoir délibéré en chambre du conseil le 8 septembre 2020,

Rend l’arrêt que voici, adopté à cette date :

INTRODUCTION

1.  La présente affaire porte sur la question de savoir si l’obligation faite à la requérante, journaliste de profession, de témoigner dans le cadre d’une enquête pénale s’analyse en une ingérence injustifiée dans l’exercice par elle du droit de ne pas être obligée de révéler ses sources journalistiques, protégé par l’article 10 de la Convention.

EN FAIT

2.  La requérante est née en 1981 et réside à Bâle. Elle a été représentée par Me N. Dressler, avocat à Binningen.

3.  Le Gouvernement a été représenté par son agent, M. A. Chablais, de l’Office fédéral de la justice.

4.  Le 9 octobre 2012, la requérante, journaliste de profession, publia dans le quotidien régional « Basler Zeitung » un article portant sur un revendeur de drogue qu’elle avait visité dans son appartement, intitulé « Zu  Besuch bei einem Dealer ». Elle y a décrit la personne du revendeur, indiqua qu’il faisait depuis dix ans du commerce de cannabis et de haschich provenant essentiellement des Pays-Bas, qu’il en vendait plusieurs sortes à des consommateurs qu’il connaissait et qui parfois en achetaient afin d’en remettre à leurs connaissances, et qu’il atteignait ainsi un bénéfice annuel de 12 000 CHF. Elle mentionna également que pendant sa visite qui a duré environ une heure, trois personnes s’étaient rendues dans l’appartement du revendeur afin de lui acheter de la drogue.

5.  Le ministère public du canton de Bâle-ville ouvrit une enquête contre inconnu pour une infraction qualifiée à la loi sur les stupéfiants (ci-après « LStup »). La requérante invoqua son droit de refus de témoigner et ne fit aucune déclaration.

6.  Le 12 octobre 2012, le ministère public décida que la requérante ne pouvait pas se réclamer d’un tel droit dans le cadre de la procédure litigieuse.

7.  Le 24 juin 2013, le tribunal cantonal du canton de Bâle-ville accepta le recours de la requérante, considérant que l’intérêt à l’élucidation de l’infraction ne l’emportait pas sur le droit de la requérante de protéger ses sources.

8.  Par un arrêt du 31 janvier 2014 (no. 1B_293/2013), le Tribunal fédéral accepta le recours du ministère public et indiqua que la requérante ne pouvait pas se prévaloir du droit de refus de témoigner. Le tribunal considéra notamment que la limitation de la protection des sources que constituait cette mesure reposait sur une base légale ; que le commerce de drogues douces, comme le haschich, s’assimilait à une infraction qualifiée au sens de l’article 19 al. 2 c) de la LStup (paragraphe 11 ci-dessous) lorsque l’auteur de l’infraction se livrait au trafic par métier et réalisait ainsi un chiffre d’affaires ou un gain important, condition remplie en l’espèce avec un gain annuel de 12 000 CHF ; que le législateur avait décidé, s’agissant d’une telle infraction, que l’intérêt public aux poursuites pénales l’emportait en règle générale sur l’intérêt à la protection du secret des sources (voir l’article 28a al. 2 du Code pénal, cité au paragraphe 9 ci‑ dessous) ; que la déposition de la requérante était le seul moyen prometteur dans l’optique de l’identification de l’auteur de l’infraction ; que l’infraction était comparativement moins importante parmi celles contenues dans le catalogue prévoyant une dérogation à la protection des sources ; qu’un soupçon justifiant l’ouverture d’une procédure pénale existait ; qu’il ne pouvait pas être prévu à l’avance s’il se confirmerait complètement ou seulement en partie ; que le cas s’avérait important en raison du gain annuel de 12 000 CHF durant dix ans, des déclarations du revendeur sur son appartenance à une grosse organisation de vente, ainsi que du fait que plusieurs clients s’étaient rendus auprès de lui durant la visite de la requérante ; que la requérante avait traité le sujet de manière relativement neutre, sans avoir formulé de commentaires critiques, son article ayant ainsi offert une plateforme publicitaire au revendeur et ne visant pas à mettre ses abus en lumière ; et que, en somme, les circonstances justifiant la protection de la source de la requérante n’étaient pas particulièrement importantes. Le Tribunal fédéral en conclut que, en l’espèce, une importance particulière ne devait être accordée ni à l’intérêt public à la poursuite de l’infraction ni à l’intérêt de la requérante à protéger sa source, et qu’il fallait dès lors s’en tenir à la pesée des intérêts effectuée par le législateur, à savoir que l’intérêt public à poursuivre une infraction qualifiée en matière de stupéfiants l’emportait sur l’intérêt privé du journaliste à protéger sa source.

LE CADRE JURIDIQUE ET LA PRATIQUE INTERNES PERTINENTS

I. Droit interne pertinent

9.  Les dispositions pertinentes du Code pénal suisse (RS 311.0) se lisent ainsi :

Article 28a : Punissabilité des médias / Protection des sources

« 1. Les personnes qui, à titre professionnel, participent à la publication d’informations dans la partie rédactionnelle d’un média à caractère périodique et leurs auxiliaires n’encourent aucune peine et ne font l’objet d’aucune mesure de coercition fondée sur le droit de procédure s’ils refusent de témoigner sur l’identité de l’auteur ou sur le contenu et les sources de leurs informations.

2. L’alinéa 1 n’est pas applicable si le juge constate que:

a. le témoignage est nécessaire pour prévenir une atteinte imminente à la vie ou à l’intégrité corporelle d’une personne;

b. à défaut du témoignage, un homicide au sens des art. 111 à 113 ou un autre crime réprimé par une peine privative de liberté de trois ans au moins ou encore un délit au sens des art. 187, 189 à 191, 197, al. 4, 260ter, 260quinquies, 305bis, 305ter et 322ter à 322septies du présent code, et de l’art. 19, al. 2, de la loi fédérale du 3 octobre 1951 sur les stupéfiants ne peuvent être élucidés ou que la personne inculpée d’un tel acte ne peut être arrêtée. »

10.  L’article 172 du Code de procédure pénale suisse (RS 312.0) dispose comme suit :

Article 172 : Protection des sources des professionnels des médias

« 1. Les personnes qui, à titre professionnel, participent à la publication d’informations dans la partie rédactionnelle d’un média à caractère périodique et leurs auxiliaires peuvent refuser de témoigner sur l’identité de l’auteur ainsi que sur le contenu et la source de leurs informations.

2. Ils doivent témoigner:

(...)

b. lorsque, à défaut de leur témoignage, une des infractions suivantes ne pourrait être élucidée ou que le prévenu d’une telle infraction ne pourrait être appréhendé :

(...)

4. une infraction au sens de l’art. 19, al. 2, de la loi du 3 octobre 1951 sur les stupéfiants. »

11.  L’article 19 de la loi fédérale sur les stupéfiants et les substances psychotropes (RS 812.121) dans sa version en vigueur au moment des faits disposait comme suit :

Article 19 : Actes punissables

« Est puni d’une peine privative de liberté de trois ans au plus ou d’une peine pécuniaire :

(...)

b. celui qui, sans droit, entrepose, expédie, transporte, importe, exporte des stupéfiants ou les passe en transit ;

c. celui qui, sans droit, aliène ou prescrit des stupéfiants, en procure de toute autre manière à un tiers ou en met dans le commerce ;

d. celui qui, sans droit, possède, détient ou acquiert des stupéfiants ou s’en procure de toute autre manière ;

(...)

2. L’auteur de l’infraction est puni d’une peine privative de liberté d’un an au moins, cette sanction pouvant être cumulée avec une peine pécuniaire :

a. s’il sait ou ne peut ignorer que l’infraction peut directement ou indirectement mettre en danger la santé de nombreuses personnes;

b. s’il agit comme membre d’une bande formée pour se livrer de manière systématique au trafic illicite de stupéfiants ;

c. s’il se livre au trafic par métier et réalise ainsi un chiffre d’affaires ou un gain important ;

d. si, par métier, il propose, cède ou permet de toute autre manière à des tiers d’avoir accès à des stupéfiants dans les lieux de formation principalement réservés aux mineurs ou dans leur périmètre immédiat.

(...) »

II. Pratique interne pertinente

12.  Dans son arrêt du 11 mai 2006 (ATF 132 I 181), le Tribunal fédéral se prononça sur la protection des sources journalistiques dans le cadre d’une procédure pénale. Rappelant la genèse de l’ancien article 27bis du Code pénal (dont la teneur fut reprise à l’article 28a), le tribunal estima que le législateur n’était pas parvenu à formuler un catalogue d’exceptions cohérent sur le plan systématique. Néanmoins, il est important que les journalistes puissent assurer une discrétion absolue à leurs informateurs, ce qui ne serait pas possible si la protection assurée dépendait du résultat incertain d’une pesée des intérêts effectuée par un juge. L’objectif de la norme consiste donc à assurer la sécurité juridique aux journalistes ; par conséquent, la disposition n’exige pas que le professionnel des médias doive dévoiler ses sources dans chaque cas relevant du catalogue d’exceptions. De plus, selon les exigences de la Constitution fédérale et de la Convention européenne des droits de l’homme en matière d’ingérence dans la protection du secret de rédaction, un examen de la proportionnalité doit être effectué dans chaque cas d’application (considérant 2.3 de l’arrêt).

Le Tribunal fédéral releva que la loi elle-même délimite l’obligation de témoigner, exigeant que l’infraction en question ne puisse être élucidée ou que le coupable ne puisse être appréhendé sans témoignage du journaliste. Le principe de proportionnalité exige tout d’abord que l’obligation de témoigner soit apte à contribuer de manière directe à l’élucidation de l’infraction en question. Ensuite, le témoignage doit être nécessaire ; tel n’est pas le cas lorsque d’autres moyens de preuve sont disponibles, qui peuvent conduire au même résultat. Enfin, le principe de proportionnalité exige une pesée des intérêts. L’obligation de témoigner n’est justifiable que lorsque l’intérêt à la poursuite pénale prévaut sur l’intérêt du journaliste à ne pas divulguer ses sources (considérant 4.2 de l’arrêt). Lors de la pesée des intérêts, il y a lieu de prendre en compte notamment les circonstances de l’infraction présumée, l’état de l’enquête et la valeur possible du témoignage du journaliste (considérant 4.5 de l’arrêt).

13.  Dans son arrêt du 10 novembre 2010 (ATF 136 IV 145) concernant la portée du secret de rédaction et de la protection des sources, le Tribunal fédéral examina le caractère proportionné de la disposition de l’article 28a du Code pénal sous l’angle des garanties constitutionnelles. Il nota que les limites posées à la protection des sources au sens de l’al. 2 se rapportent à des infractions graves. Cela signifie que la protection des sources s’applique de manière large et à des informations définies de manière large, le critère de la sécurité du droit étant déterminant.

14.  Dans son arrêt du 22 juillet 2014 (ATF 140 IV 108), le Tribunal fédéral observa que tant lui que la Cour européenne des droits de l’homme accordent une importance considérable à la protection des sources en tant que pierre angulaire de la liberté de la presse, ce qui plaide pour une protection des sources tendanciellement étendue. C’est pourquoi il considéra que, selon l’art. 264 al. 1er let. c du Code de procédure pénale, l’interdiction de séquestre s’étend non seulement aux documents qui se trouvent auprès des professionnels des médias mais aussi à ceux qui sont en mains du prévenu ou de tiers. En effet, les médias exercent une « fonction de surveillance ». Ils doivent en particulier pouvoir mettre à jour librement les dysfonctionnements de l’État et de la société. Pour ce faire, ils doivent parvenir à obtenir les informations nécessaires. Le droit de refuser de témoigner des professionnels des médias selon l’art. 172 du Code de procédure pénale et l’interdiction de séquestre de l’art. 264 al. 1er let. c dudit code facilitent cela. Si l’informateur peut partir du principe que son nom restera secret, il rendra les informations d’autant plus accessibles aux médias que s’il devait compter avec la divulgation de son nom, qui pourrait avoir pour lui des conséquences juridiques, professionnelles et sociales. L’étendue de l’interdiction de séquestre joue un rôle sur ce point. Si la communication entre l’informateur et le journaliste a lieu par écrit, cela laisse des traces. La perspective que le contenu de la communication avec le journaliste puisse être séquestré auprès de l’informateur pourrait dissuader celui-ci de faire parvenir l’information au journaliste. L’informateur ne peut, de surcroît, jamais être complètement sûr que le journaliste ne remette pas à un tiers les documents desquels ressort la source des informations. Si l’informateur devait compter avec le fait que les documents puissent être séquestrés auprès d’un tiers, cela pourrait également le dissuader de faire parvenir l’information au journaliste. Tout cela serait préjudiciable à la fonction de surveillance des médias.

LES INSTRUMENTS INTERNATIONAUX PERTINENTS

15.  Les éléments pertinents du droit international sont résumés notamment dans l’arrêt Becker c. Norvège (no 21272/12, §§ 39-41, 5  octobre  2017).

EN DROIT

I. SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE L’ARTICLE 10 DE LA CONVENTION

16.  La requérante se plaint que l’obligation qui lui a été faite de dévoiler sa source journalistique constitue une ingérence disproportionnée dans sa liberté d’expression. Elle invoque l’article 10 de la Convention, qui est ainsi libellé dans sa partie pertinente :

« 1.  Toute personne a droit à la liberté d’expression. Ce droit comprend la liberté d’opinion et la liberté de recevoir ou de communiquer des informations ou des idées sans qu’il puisse y avoir ingérence d’autorités publiques et sans considération de frontière. (...)

2.  L’exercice de ces libertés comportant des devoirs et des responsabilités peut être soumis à certaines formalités, conditions, restrictions ou sanctions prévues par la loi, qui constituent des mesures nécessaires, dans une société démocratique, à la sécurité nationale, à l’intégrité territoriale ou à la sûreté publique, à la défense de l’ordre et à la prévention du crime, à la protection de la santé ou de la morale, à la protection de la réputation ou des droits d’autrui, pour empêcher la divulgation d’informations confidentielles ou pour garantir l’autorité et l’impartialité du pouvoir judiciaire. »

A.    Sur la recevabilité

17.  Constatant que la requête n’est pas manifestement mal fondée ni irrecevable pour un autre motif visé à l’article 35 de la Convention, la Cour la déclare recevable.

B.     Sur le fond

1.    Thèses des parties

a)      La requérante

18.  La requérante souligne que l’infraction au sujet de laquelle elle était tenue de témoigner afin de révéler l’identité de son auteur concernait le haschich et le cannabis, donc des drogues douces. Par conséquent, cette infraction ne saurait être qualifiée de grave au sens de la loi fédérale sur les stupéfiants et les substances psychotropes car elle ne met pas en danger la santé d’un grand nombre de personnes. Tel serait le cas même s’il s’agissait d’un trafic de drogues douces par métier, qui serait passible d’une peine privative de liberté d’un peu plus de douze mois.

19.  La requérante fait en outre valoir que le montant du chiffre d’affaires et des revenus provenant de l’activité du revendeur se base uniquement sur les déclarations de celui-ci, qui sont vraisemblablement exagérées.

20.  Enfin, de l’avis de la requérante, une prise en considération correcte des différents intérêts en jeu aurait clairement dû pencher en faveur de la liberté d’opinion et de la liberté de la presse garanties par l’article 10. Selon elle, l’ingérence en question a donc été disproportionnée.

b)      Le Gouvernement

21.  Admettant que l’obligation de témoigner constitue une ingérence dans les droits de la requérante garantis par l’article 10 de la Convention, le Gouvernement fait valoir que cette ingérence repose sur l’article 28a al. 2 b) du Code pénal et l’article 172 al. 2 b) ch. 4 du Code de procédure pénale (paragraphes 9 et 10 ci-dessus). Ces dispositions renvoient à l’article  19  al.  2 de la loi fédérale sur les stupéfiants et les substances psychotropes, lequel détermine les cas graves d’infractions à cette loi (paragraphe 11 ci-dessus). Il ressort de l’article publié par la requérante que les conditions de cette disposition étaient remplies en l’espèce, le revendeur agissant par métier et réalisant des gains importants. Au vu de la clarté du cadre juridique applicable, la requérante pouvait donc prévoir qu’elle ne pourrait pas se prévaloir du droit de refuser de témoigner.

22.  Le Gouvernement observe ensuite que la mesure litigieuse poursuivait plusieurs buts légitimes, en particulier la défense de l’ordre et la prévention du crime ainsi que la protection de la santé.

23.  Concernant la nécessité de l’ingérence dans une société démocratique, le Gouvernement soutient que la mesure litigieuse reposait sur un double examen de la proportionnalité, le premier effectué par le législateur lors de l’adoption de l’article 28a du Code pénal et le second lors de l’application de cette disposition au cas d’espèce.

24.  Quant au choix du législateur, le Gouvernement note que la liste des infractions pour lesquelles un journaliste peut être amené à devoir témoigner a été introduite dans le Code pénal afin de fixer les limites claires et de garantir ainsi la sécurité juridique. Cette liste constitue une concrétisation du principe de proportionnalité au niveau de la loi et permet aux journalistes de prévoir les conséquences de leurs actes.

25.  En l’espèce, les autorités internes ont examiné la proportionnalité de l’obligation de témoigner au regard des circonstances concrètes de l’affaire. Le Gouvernement observe à cet égard que, en ce que l’article publié par la requérante était purement descriptif et ne contenait aucune appréciation critique des faits et de l’activité du revendeur, il n’exerçait pas une fonction de « chien de garde ». Par conséquent, la protection des sources ne revêt pas en l’occurrence une importance particulièrement élevée.

26.  Même si la gravité de l’infraction en cause peut paraître moindre par rapport aux autres infractions justifiant une exception à la protection des sources, le Gouvernement note que, selon la jurisprudence du Tribunal fédéral, les produits de cannabis présentent des risques non négligeables. En effet, si la requérante a cité dans sa requête un arrêt du Tribunal fédéral du 18 juillet 1994 (ATF 120 IV 256), selon lequel les produits à base de cannabis ne seraient pas de nature à sérieusement mettre en danger la santé de nombreuses personnes, il convient de relativiser cette appréciation puisque le Tribunal fédéral y a ajouté que le cannabis n’était pas inoffensif pour la santé. En outre, la gravité tenait en l’espèce au fait que l’infraction était pratiquée par métier, qu’elle portait sur une quantité importante de drogue et rapportait au revendeur un gain considérable ; elle était passible d’une peine privative de liberté d’un an au moins, pouvant être cumulée avec une peine pécuniaire. Par ailleurs, rien n’indique que le revendeur ait indiqué à la requérante un chiffre d’affaires ou des recettes exagérées.

27.  L’intérêt aux poursuites pénales était d’autant plus grand qu’il ressortait de l’article que le revendeur agissait comme membre d’un réseau important de trafic de stupéfiants, sur lequel il pouvait fournir des informations. Une réaction appropriée des autorités s’imposait afin de démontrer qu’elles ne restent pas inactives face à un tel trafic.

28.  Le Gouvernement se dit par ailleurs convaincu que le témoignage de la requérante était nécessaire pour les besoins de l’enquête car susceptible de conduire les autorités pénales directement vers le revendeur, alors qu’elles n’avaient aucun autre moyen à disposition pour faire avancer l’enquête.

29.  Au vu de tous ces éléments et compte tenu de la pesée des intérêts effectuée par le législateur lors de l’adoption des normes applicables ainsi que de la marge d’appréciation accordée aux autorités nationales, le Gouvernement soutient que, en l’espèce, l’intérêt aux poursuites pénales prévaut très clairement sur l’intérêt de la requérante à ne pas dévoiler sa source.

2.    Appréciation de la Cour

a)      Principes généraux et jurisprudence

30.   La Cour a développé les principes régissant la protection des sources journalistiques dans une série d’arrêts. Dès 1996, la Grande Chambre énonçait ce qui suit dans l’arrêt Goodwin c. Royaume-Uni ([GC] 27 mars 1996, Recueil des arrêts et décisions 1996‑II) :

« 39. La protection des sources journalistiques est l’une des pierres angulaires de la liberté de la presse, comme cela ressort des lois et codes déontologiques en vigueur dans nombre d’États contractants et comme l’affirment en outre plusieurs instruments internationaux sur les libertés journalistiques (...). L’absence d’une telle protection pourrait dissuader les sources journalistiques d’aider la presse à informer le public sur des questions d’intérêt général.  En conséquence, la presse pourrait être moins à même de jouer son rôle indispensable de « chien de garde » et son aptitude à fournir des informations précises et fiables pourrait s’en trouver amoindrie.  Eu égard à l’importance que revêt la protection des sources journalistiques pour la liberté de la presse dans une société démocratique et à l’effet négatif sur l’exercice de cette liberté que risque de produire une ordonnance de divulgation, pareille mesure ne saurait se concilier avec l’article 10 de la Convention que si elle se justifie par un impératif prépondérant d’intérêt public.

40. D’une manière générale, la « nécessité » d’une quelconque restriction à l’exercice de la liberté d’expression doit être établie de manière convaincante (...). Certes, il revient en premier lieu aux autorités nationales d’évaluer s’il existe un « besoin social impérieux » susceptible de justifier cette restriction, exercice pour lequel elles jouissent d’une certaine marge d’appréciation. Le pouvoir d’appréciation national se heurte cependant à l’intérêt de la société démocratique à assurer et à maintenir la liberté de la presse. De même, il convient d’accorder un grand poids à cet intérêt lorsqu’il s’agit de déterminer, comme l’exige le paragraphe 2 de l’article 10, si la restriction était proportionnée au but légitime poursuivi. En bref, les limitations apportées à la confidentialité des sources journalistiques appellent de la part de la Cour l’examen le plus scrupuleux. La Cour n’a pas pour tâche, lorsqu’elle exerce son contrôle, de se substituer aux juridictions internes, mais de vérifier sous l’angle de l’article 10 les décisions qu’elles ont rendues en vertu de leur pouvoir d’appréciation.  Pour cela, la Cour doit considérer « l’ingérence » litigieuse à la lumière de l’ensemble de l’affaire pour déterminer si les motifs invoqués par les autorités nationales pour la justifier apparaissent « pertinents et suffisants ». »

31.  Dans l’arrêt Sanoma Uitgevers B.V. c. Pays-Bas ([GC], no 38224/03, § 51, 14 septembre 2010), la Grande Chambre a rappelé ce qui suit :

« La Cour a toujours soumis à un examen particulièrement vigilant les garanties du respect de la liberté d’expression dans les affaires relevant de l’article 10 de la Convention. Eu égard à l’importance de la protection des sources journalistiques pour la liberté de la presse dans une société démocratique, une ingérence ne peut être jugée compatible avec l’article 10 de la Convention que si elle est justifiée par un impératif prépondérant d’intérêt public (...). »

32.  Dans l’arrêt Voskuil c. Pays-Bas (no 64752/01, § 67, 22  novembre  2007), en réponse au Gouvernement qui plaidait que la divulgation de la source avait été nécessaire aux fins d’assurer un procès équitable au prévenu, la Cour a dit :

« La Cour ne voit pas en l’occurrence la nécessité d’examiner si, en une quelconque circonstance, l’obligation incombant à une partie contractante d’assurer un procès équitable peut justifier de contraindre un journaliste à révéler sa source. Quelle que fût l’importance potentielle pour la procédure pénale des informations que la cour d’appel s’est efforcée d’obtenir auprès du requérant, la cour d’appel n’a pas été empêchée d’apprécier le bien-fondé des charges qui pesaient contre les trois prévenus ; il apparaît qu’elle a pu substituer les éléments de preuve recueillis auprès d’autres témoins à ceux qu’elle avait cherché à soutirer au requérant (...). Partant, ce motif censé justifier l’ingérence litigieuse est dépourvu de pertinence. »

33.  Il ressort également de la jurisprudence de la Cour que le droit des journalistes de taire leurs sources ne saurait être considéré comme un simple privilège qui leur serait accordé ou retiré en fonction de la licéité ou de l’illicéité de leurs sources, mais constitue un véritable attribut du droit à l’information, à traiter avec la plus grande circonspection (voir Tillack c. Belgique, no 20477/05, § 65, 27 novembre 2007). De plus, la participation apparente de journalistes à l’identification des sources anonymes a toujours un effet inhibiteur (voir Financial Times Ltd et autres c. Royaume-Uni, no 821/03, § 70, 15 décembre 2009).

b)      Application de ces principes au cas d’espèce

34.  Les parties conviennent qu’il y a eu au regard de l’article 10 § 1 de la Convention une « ingérence » dans l’exercice par la requérante de ses droits, et la Cour ne voit pas de raison d’en juger autrement. Elle doit donc rechercher si cette ingérence était justifiée au titre du second paragraphe de cette disposition.

35.  Il n’est pas contesté en l’espèce que l’injonction de témoigner a été prévue par l’article 28a al. 2 du Code pénal en relation avec l’article  19  al.  2 c) de la loi sur les stupéfiants, et qu’elle a été émise aux fins de la « prévention du crime ». La Cour partage ce point de vue et juge qu’il n’y a pas lieu de trancher le point de savoir si cette ingérence poursuivait un des autres buts légitimes invoqués par le Gouvernement (paragraphe 22 ci-dessus).

36.  Il appartient donc à la Cour d’examiner si cette ingérence était « nécessaire dans une société démocratique ». En particulier, il lui incombe de déterminer si les motifs invoqués par les autorités nationales pour justifier l’ingérence apparaissent « pertinents et suffisants » et si la mesure incriminée était « proportionnée aux buts légitimes poursuivis ». Ce faisant, la Cour doit se convaincre que les autorités nationales ont, en se fondant sur une appréciation acceptable des faits pertinents, appliqué des règles conformes aux principes consacrés à l’article 10 (voir, parmi beaucoup d’autres, Cumpănă et Mazăre c. Roumanie [GC], no 33348/96, § 90, CEDH  2004‑XI ; Schweizerische Radio- und Fernsehgesellschaft SRG c.  Suisse, no 34124/06, § 55, 21 juin 2012). Elle rappelle sur ce point que la possibilité de faire contrôler la mesure par un juge ou tout autre organe décisionnel indépendant et impartial figure au premier rang des garanties qui doivent entourer toute atteinte au droit à la protection des sources journalistiques. L’organe de contrôle doit être investi du pouvoir de dire s’il existe un impératif d’intérêt public l’emportant sur le principe de protection des sources des journalistes et, dans le cas contraire, d’empêcher tout accès non indispensable aux informations susceptibles de conduire à la divulgation de l’identité des sources (voir Sanoma Uitgevers B.V., précité, §  90).

37.  La Cour note d’emblée que l’obligation faite à la requérante de témoigner dans le cadre d’une enquête ouverte par le ministère public avait pour but la recherche de l’auteur potentiel d’une infraction à la loi sur les stupéfiants. Elle admet que la requérante était la seule à pouvoir aider les autorités pénales à identifier le revendeur de drogues en question, qui lui a fourni des informations pour son article, et qu’il existait incontestablement un motif légitime à poursuivre celui-ci au pénal.

38.  Il s’agit là sans aucun doute de motifs pertinents. Cependant, la Cour estime que pour établir la nécessité de divulguer l’identité d’une source, il ne suffit pas de soutenir que, faute d’une telle mesure, il ne serait pas possible de faire avancer une enquête pénale. Pour apprécier la nécessité aux fins de la « prévention du crime », il y a lieu de tenir compte de la gravité des infractions qui sont à l’origine d’une telle enquête (voir,  mutatis  mutandis, Becker, précité, § 79).

39.  À cet égard, il convient de noter que tant le Tribunal fédéral (paragraphe 8 ci-dessus) que le Gouvernement défendeur (paragraphe 26 ci‑ dessus) semblent accorder une importance relativement moindre à l’infraction en jeu en l’espèce, s’en remettant au choix du législateur de l’inclure dans le catalogue - qualifié par le Tribunal fédéral de non cohérent sur le plan systématique (paragraphe 12 ci-dessus) - des infractions justifiant une exception à la protection des sources.  Il est vrai que, dans son arrêt rendu en l’espèce, le Tribunal fédéral a identifié d’autres considérations qu’il estimait pertinentes pour apprécier la gravité de l’infraction. Ce faisant, il a souligné surtout la nature commerciale de l’activité du revendeur et les gains obtenus par celui-ci, plutôt que le fait que cette activité, à savoir le trafic de drogues douces, représenterait un risque considérable pour la santé des usagers (voir également la pratique interne citée au paragraphe 26 ci-dessus).

40.  La Cour estime que, en sus de la dangerosité moindre de l’infraction au sujet de laquelle la requérante était appelée à témoigner afin de divulguer sa source, il y avait lieu d’accorder du poids également au fait que l’article de la requérante se rapportait à un sujet susceptible de susciter considérablement l’intérêt du public, étant donné qu’il mettait en lumière le fait qu’un trafiquant de drogues ait pu être actif pendant des années sans être dévoilé. De plus, cette injonction pouvait avoir un impact préjudiciable sur le journal l’ayant publié, dont la réputation auprès des sources potentielles futures pouvait être affectée négativement par la divulgation, ainsi que sur les membres du public qui ont un intérêt à recevoir les informations communiquées par des sources anonymes (voir, mutatis mutandis, Voskuil, précité, § 71). En revanche, on ne saurait reprocher à la requérante de ne pas s’être exprimée de manière suffisamment critique sur le sujet traité dans son article, ou soumettre la protection des sources à une telle condition, comme le Tribunal fédéral semble le suggérer (paragraphe 8 ci-dessus).

41.  La Cour réitère que, eu égard à l’importance que revêt la protection des sources journalistiques pour la liberté de la presse dans une société démocratique, l’obligation faite à un journaliste de révéler l’identité de sa source ne saurait se concilier avec l’article 10 de la Convention que si elle se justifie par un impératif prépondérant d’intérêt public (voir, mutatis mutandis, Roemen et Schmit c. Luxembourg, no 51772/99, § 46, CEDH 2003‑IV). En l’occurrence, il ne suffisait donc pas que l’ingérence ait été imposée parce que l’infraction en cause se rangeait dans telle ou telle catégorie ou tombait sous le coup d’une règle juridique formulée en termes généraux : il fallait plutôt s’assurer qu’elle était nécessaire eu égard aux circonstances de la cause (voir, mutatis mutandis, Perinçek c. Suisse [GC], no 27510/08, § 275, CEDH 2015 (extraits)). Telle semble être également l’approche du Tribunal fédéral adoptée dans son arrêt ATF 132 I 181 (paragraphe 12 ci-dessus). En effet, tout en constatant que l’ordre juridique doit prévoir la possibilité de limiter la protection des sources journalistiques, le Tribunal fédéral y a énuméré les éléments à prendre en compte dans la pesée des intérêts qui doit déterminer s’il est ou non justifié dans un cas concret de faire usage de cette possibilité. Ainsi, admettant que les professionnels des médias ne doivent pas dévoiler ses sources dans chaque cas relevant du catalogue d’exceptions prévu à l’article 28a al. 2 b) du Code pénal, il a notamment considéré que l’obligation de témoigner n’est justifiable que lorsque l’intérêt à la poursuite pénale prévaut sur l’intérêt du journaliste à ne pas divulguer ses sources.

42.  La Cour se doit cependant de constater que, en l’espèce, après avoir conclu qu’une importance particulière ne devait être accordée ni à l’intérêt public ni à l’intérêt de la requérante, le Tribunal fédéral a résolu l’affaire en se référant à la pesée des intérêts faite en général et dans l’abstrait par le législateur. Ainsi, son arrêt ne permet pas de constater que l’obligation de témoigner faite à la requérante répondait à un impératif prépondérant d’intérêt public. De l’avis de la Cour, le Tribunal fédéral n’est donc pas parvenu à fournir des raisons suffisantes pour justifier que la mesure litigieuse correspondait à un « besoin social impérieux » (voir, mutatis  mutandis, Schweizerische Radio- und Fernsehgesellschaft SRG, précité, §  65).

43.   La Cour conclut dès lors que, en l’absence de raisons suffisantes avancées par les autorités internes, l’ingérence dans l’exercice par la requérante de sa liberté d’expression ne peut pas être considérée comme « nécessaire dans une société démocratique » au sens de l’article 10 § 2. Partant, il y a eu violation de l’article 10 de la Convention.

II. SUR L’APPLICATION DE L’ARTICLE 41 DE LA CONVENTION

44.  Aux termes de l’article 41 de la Convention :

« Si la Cour déclare qu’il y a eu violation de la Convention ou de ses Protocoles, et si le droit interne de la Haute Partie contractante ne permet d’effacer qu’imparfaitement les conséquences de cette violation, la Cour accorde à la partie lésée, s’il y a lieu, une satisfaction équitable. »

A.    Dommage

45.  La requérante ne formule pas de demande pour le dommage matériel ou moral. Partant, la Cour estime qu’il n’y a pas lieu d’octroyer à la requérante une somme à ce titre.

B.     Frais et dépens

46.  La requérante réclame 25 000 francs suisses (CHF), à savoir environ 23 500 euros (EUR), au titre des frais et dépens qu’elle a engagés dans le cadre de la procédure menée devant la Cour.

47.  Le Gouvernement note que la requérante n’a indiqué qu’un nombre d’heures total pour les honoraires de son représentant, le tarif et un montant global, sans démontrer à quels travaux correspondent les dépens demandés.

48.  Selon la jurisprudence de la Cour, un requérant ne peut obtenir le remboursement de ses frais et dépens que dans la mesure où se trouvent établis leur réalité, leur nécessité et le caractère raisonnable de leur taux. En l’espèce, vu l’absence de notes d’honoraires ou d’autres justificatifs au dossier, la Cour décide de ne rien allouer à ce titre.

PAR CES MOTIFS, LA COUR, À L’UNANIMITÉ,

1.      Déclare la requête recevable ;

2.      Dit qu’il y a eu violation de l’article 10 de la Convention ;

3.      Rejette la demande de satisfaction équitable.

Fait en français, puis communiqué par écrit le 6 octobre 2020, en application de l’article 77 §§ 2 et 3 du règlement.

    Milan Blaško                                                                      Paul Lemmens
        Greffier                                                                               Président

 


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