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European Court of Human Rights


You are here: BAILII >> Databases >> European Court of Human Rights >> CAMELIA BOGDAN v. ROMANIA - 36889/18 (Judgment : Preliminary objection joined to merits and dismissed : Fourth Section) French Text [2020] ECHR 746 (20 October 2020)
URL: http://www.bailii.org/eu/cases/ECHR/2020/746.html
Cite as: CE:ECHR:2020:1020JUD003688918, [2020] ECHR 746, ECLI:CE:ECHR:2020:1020JUD003688918

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QUATRIÈME SECTION

AFFAIRE CAMELIA BOGDAN c. ROUMANIE

(Requête no 36889/18)

 

 

 

 

ARRÊT

 

 

Art 6 § 1 • Accès à un tribunal • Impossibilité de contester la suspension automatique des fonctions et salaire d’une juge pendant la durée d’examen de son recours contre son exclusion de la magistrature

 

 

STRASBOURG

20 octobre 2020

Cet arrêt deviendra définitif dans les conditions définies à l’article 44 § 2 de la Convention. Il peut subir des retouches de forme.


En l’affaire Camelia Bogdan c. Roumanie,

La Cour européenne des droits de l’homme (quatrième section), siégeant en une Chambre composée de :

          Yonko Grozev, président,

          Faris Vehabović,

          Krzysztof Wojtyczek,

          Branko Lubarda,

          Carlo Ranzoni,

          Stéphanie Mourou-Vikström,

          Jolien Schukking, juges,
et de Andrea Tamietti, greffier de section,

Vu :

la requête (no 36889/18) dirigée contre la Roumanie et dont une ressortissante de cet État, Mme Camelia Bogdan (« la requérante »), a saisi la Cour en vertu de l’article 34 de la Convention de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales (« la Convention ») le 18 juillet 2018,

la décision de porter la requête à la connaissance du gouvernement roumain les 7 février et 19 novembre 2019,

les observations des parties,

le déport de Mme Iulia Motoc, juge élue au titre de la Roumanie (article 28 du règlement de la Cour), et la décision du président de désigner M. Krzysztof Wojtyczek pour siéger en qualité de juge ad hoc (article 26 § 4 de la Convention et article 29 § 1 du règlement).

Après en avoir délibéré en chambre du conseil le 1er septembre 2020,

Rend l’arrêt que voici, adopté à cette date :

INTRODUCTION

1.  La présente requête, qui a trait à une procédure disciplinaire dirigée contre la requérante, juge à la cour d’appel de Bucarest, porte sur la compatibilité de cette procédure avec le respect du principe de la sécurité des rapports juridiques (absence alléguée d’un délai de prescription pour l’imposition d’une sanction disciplinaire aux magistrats), avec le droit d’accès à un tribunal (impossibilité alléguée de recourir contre la mesure d’interdiction d’exercer les fonctions de juge après la contestation de la sanction disciplinaire d’exclusion de la magistrature), avec les exigences d’indépendance et d’impartialité des tribunaux (concernant le Conseil supérieur de la magistrature et la Haute Cour de cassation et de justice) et avec le droit au respect de la vie privée (interdiction temporaire d’exercer le métier de juge et refus allégué d’assurer la protection de la réputation professionnelle). La requérante invoque les articles 6 § 1 et 8 de la Convention.

EN FAIT

2.  La requérante est née en 1981 et réside à Bucarest. Elle a été représentée par Me Popescu, avocate.

3.  Le gouvernement roumain (« le Gouvernement ») a été représenté par ses agents, en dernier lieu Mme O. Ezer, du ministère des Affaires étrangères.

I. L’enquête disciplinaire

4.  Le 11 février 2016, l’Inspection judiciaire, l’instance compétente en matière de discipline des magistrats, se saisit d’office de faits visant la requérante, juge à la cour d’appel de Bucarest, dans le cadre desquels celle‑ci, alors qu’elle siégeait dans une affaire dont l’une des parties était le ministère de l’Agriculture, avait exercé une activité de formation au bénéfice de plusieurs fonctionnaires dudit ministère du 17 juillet au 2 août 2014.

5.  Le 31 mars 2016, l’Inspection judiciaire déclencha une enquête disciplinaire contre la requérante pour méconnaissance du régime d’incompatibilités et d’interdictions applicable aux magistrats, pour non‑respect de l’obligation de soumettre une demande de déport (concernant l’affaire impliquant le ministère de l’Agriculture), ainsi que pour absence injustifiée (article 99 b), i), et k), de la loi no 303/2004 sur le statut des juges et des procureurs (« la loi no 303/2004 ») - paragraphe 28 ci-dessous). Le 30 mai 2016, cette enquête fut clôturée.

II. L’action disciplinaire

6.  Le 24 juin 2016, l’inspecteur en chef de l’Inspection judiciaire saisit le Conseil Supérieur de la Magistrature (« le CSM ») d’une action disciplinaire visant la requérante, pour méconnaissance du régime d’incompatibilités et d’interdictions applicable aux magistrats (article 99 b) de la loi no 303/2004). Dans son mémoire de saisine, il arguait que la requérante avait participé à des activités extraprofessionnelles incompatibles avec l’activité de magistrat.

7.  À une date non précisée, la requérante déposa son mémoire en défense. Se référant, entre autres, à un avis rendu le 14 juillet 2014 par l’Agence nationale pour l’intégrité (« l’ANI »), ainsi qu’à un rapport d’évaluation réalisé par la même institution, elle soutenait que l’activité de formation en cause représentait une activité pédagogique et n’était pas de nature à générer une situation d’incompatibilité. En outre, elle reprochait à l’inspecteur en chef de l’Inspection judiciaire d’avoir des liens avec les journalistes d’un certain groupe de presse et d’avoir refusé de donner suite à une demande, formée par elle, tendant, entre autres, à faire constater une incompatibilité concernant les inspecteurs judiciaires chargés de son enquête. Elle invoquait à cet égard une décision de la formation plénière du CSM visant les devoirs d’indépendance, d’impartialité et de confidentialité pesant sur les inspecteurs judiciaires.

8.  Le 25 janvier 2017, une audience eut lieu devant le CSM, lors de laquelle la requérante indiqua ne pas souhaiter faire de déclarations et précisa fonder sa défense sur les preuves documentaires déjà versées au dossier.

9.  Le 8 février 2017, le CSM, siégeant en formation plénière, accueillit l’action disciplinaire, constata la situation d’incompatibilité et ordonna l’exclusion de la requérante de la magistrature, après avoir analysé plusieurs preuves documentaires (le contrat conclu pour l’activité de formation, les extraits de compte de l’intéressée et le rapport d’évaluation réalisé par l’ANI) et la jurisprudence nationale pertinente.

10.  S’agissant des critiques visant l’Inspection judiciaire (paragraphe 7 ci-dessus), la formation plénière du CSM constata qu’aucun des inspecteurs judiciaires impliqués dans l’enquête disciplinaire n’avait travaillé auparavant avec la requérante et que, contrairement à ce qu’affirmait l’intéressée, la demande de cette dernière visant à faire constater une incompatibilité concernant les inspecteurs judiciaires avait été rejetée par une résolution du 25 mai 2016 de l’inspecteur en chef de l’Inspection judiciaire. Quant au défaut allégué d’impartialité de l’inspecteur en chef, le CSM releva qu’il n’y avait aucune raison de mettre en doute le respect de cette garantie lors du déroulement de l’enquête disciplinaire.

11.  Le 20 mars 2017, la requérante forma un recours contre la décision disciplinaire devant la Haute Cour de cassation et de justice (« la Haute Cour »). À l’appui de sa contestation, elle arguait, entre autres, de l’imprescriptibilité en matière de responsabilité disciplinaire des magistrats et de l’incompatibilité d’une telle situation avec le respect du principe de la sécurité des rapports juridiques, et elle renvoyait à cet égard à la jurisprudence Oleksandr Volkov c. Ukraine (no 21722/11, §§ 135-138, CEDH 2013).

III. La suspension de la requérante de ses fonctions

12.  Par une lettre du 23 mars 2017, la direction des ressources humaines de la cour d’appel de Bucarest communiqua à la requérante une décision du CSM adoptée le 21 mars 2017 ordonnant sa suspension de fonctions avec effet immédiat. Tel qu’il ressort d’une copie de cette lettre, le motif à l’origine de cette décision de suspension était l’exercice, par la requérante, d’un recours contre la décision disciplinaire (article 651 § 1, 2) et 3) de la loi no 303/2004 - paragraphe 28 ci-dessous).

13.  À la suite de la notification de cette décision de suspension, la requérante ne bénéficia plus ni du versement de ses salaires ni du paiement, par son employeur, des cotisations de sécurité sociale.

14.  Cette décision produisit ses effets jusqu’au 13 décembre 2017, date du prononcé de l’arrêt de la Haute Cour (paragraphe 16 ci-dessous). Le 14 décembre 2017, le CSM constata la fin de la mesure de suspension des fonctions et ordonna la mutation de la requérante auprès de la cour d’appel de Târgu-Mureș.

15.  Les 12 et 13 juin 2018, la cour d’appel de Bucarest versa à la requérante les salaires dus pour la période comprise entre le 22 mars et le 13 décembre 2017 et procéda au paiement rétroactif des cotisations de sécurité sociale y afférentes.

IV. L’ARRÊT DE LA HAUTE COUR

16.  Par un arrêt du 13 décembre 2017, la Haute Cour, statuant sur le recours de la requérante, confirma la situation d’incompatibilité telle que retenue par le CSM, mais modifia la sanction disciplinaire, en ordonnant la mutation de l’intéressée auprès de la cour d’appel de Târgu-Mureș pour une période de six mois à compter du 15 janvier 2018. Pour ce faire, la haute juridiction jugea que l’activité de formation exercée par la requérante sur la base d’un contrat de prestation de services, moyennant le versement d’une rémunération, était une activité de conseil qui était prohibée dans le cas des magistrats car incompatible avec les fonctions judiciaires. Elle retint que la requérante n’avait pas fait preuve de la diligence nécessaire, imposée par son statut de magistrat, aux fins du respect de toutes les exigences professionnelles requises.

17.  Concernant le motif tiré du non-respect du principe de la sécurité des rapports juridiques (paragraphe 11 ci-dessus), la Haute Cour constata que l’article 46 § 7 de la loi no 317/2004 sur le CSM (« la loi no 317/2004 » ‑ paragraphe 29 ci-dessous) prévoyait un délai de prescription de deux ans à partir de la commission des faits pour l’exercice d’une action disciplinaire et qu’en l’espèce ce délai avait été respecté. Selon la haute juridiction, le délai de trente jours, calculé à partir de la fin de l’enquête disciplinaire pour l’exercice d’une action disciplinaire, avait lui aussi été respecté en l’espèce. Tout en rappelant l’importance des délais de prescription en matière disciplinaire, la Haute Cour souligna la spécificité du système roumain en ce domaine, notamment la saisine du CSM par l’Inspection judiciaire et le déroulement de la procédure disciplinaire en plusieurs étapes garantissant le respect des droits des parties et ne supportant pas un encadrement strict dans un délai de prescription. Se référant à l’affaire ukrainienne citée par la requérante, elle observa que, à la différence du droit roumain, le droit ukrainien ne prévoyait aucun délai de prescription pour la révocation d’un juge. De plus, elle releva que, dans cette affaire, les faits à l’origine de la sanction imposée à l’intéressé remontaient à une longue période antérieure à la date d’infliction de cette mesure, et que cela n’avait pas permis à ce dernier de préparer sa défense (Oleksandr Volkov, précité, § 138). L’arrêt de la Haute Cour fut mis au net le 18 janvier 2018.

V. Les informations communiquées à la presse par les autorités

18.  Peu après la saisine d’office de l’Inspection judiciaire, le bureau de presse de la cour d’appel de Bucarest fut saisi d’une demande de communication d’informations d’intérêt public formulée par un journaliste. Cette demande portait sur la rémunération de la requérante au cours de la période comprise entre juillet et août 2014 et sur les circonstances dans lesquelles celle-ci avait participé à l’activité de formation en cause.

19.  Le 24 février 2016, D.G., le responsable du bureau de presse de la cour d’appel de Bucarest, répondit à la demande formulée par le journaliste en question en lui communiquant les informations sollicitées. Il précisa que, le 21 juillet 2014, une invitation officielle avait été adressée à la requérante par l’entremise de la cour d’appel de Bucarest et qu’à la même date, sans pour autant autoriser l’activité litigieuse, le président de la section pénale de cette juridiction avait pris connaissance de cette proposition. Enfin, il ajouta que le président de la section pénale de la cour d’appel n’avait pas eu connaissance de l’existence d’une éventuelle rémunération versée en contrepartie de la formation assurée par la requérante. Les informations ainsi transmises par D.G. parurent ultérieurement dans la presse.

20.  Le 4 avril 2016, le bureau de presse de la cour d’appel de Bucarest reçut une nouvelle demande d’informations formulée par un journaliste. Le 5 avril 2016, le bureau de presse renseigna ce journaliste au sujet de plusieurs affaires traitées par l’Inspection judiciaire depuis 2012. À cette occasion, mention fut faite du déclenchement, le 31 mars 2016, d’une enquête disciplinaire visant la requérante (paragraphe 5 ci-dessus). Aux dires de l’intéressée, les informations la concernant parurent dans les médias le 4 avril 2016, soit bien leur communication, le 5 avril 2016, par le bureau de presse.

21.  Il ressort du dossier que la requérante déposa une plainte devant l’Inspection judiciaire par laquelle elle dénonçait la divulgation à la presse d’informations qu’elle estimait être confidentielles et non conformes à la réalité. Selon les indications du Gouvernement, cette plainte fut rejetée par une résolution du 28 avril 2016.

VI. Les demandes formulées par la requérante tendant à la protection de sa réputation professionnelle

22.  Aux dires de la requérante, la procédure disciplinaire dirigée contre elle marqua le déclenchement, à l’initiative d’une chaîne de télévision et de deux sites, d’une importante campagne de presse menée dans le but de la discréditer, au moyen d’allégations l’accusant d’avoir reçu des sommes d’argent de la part d’une partie à un procès.

23.  Ainsi, à partir de février 2016, la requérante saisit le CSM, en vertu de l’article 30 de la loi no 317/2004 (paragraphe 29 ci-dessous), de plusieurs demandes tendant à la protection de sa réputation professionnelle et à celle du système judiciaire dans son ensemble, face à la campagne de presse en cause. Devant cette instance, la requérante soutenait que le caractère répétitif des attaques diffamatoires dont elle disait avoir fait l’objet était susceptible de nuire non seulement à sa réputation professionnelle, mais aussi à l’image du système judiciaire dans son ensemble. En outre, elle indiquait se réserver le droit d’agir en justice contre les auteurs de la diffusion des informations litigieuses.

24.  Le 11 janvier 2018, la formation plénière du CSM rendit une décision, no 26, portant rejet d’une première demande formulée par la requérante, laquelle demande visait des affirmations faites par des tierces personnes sur une période comprise entre le 2 et le 28 février 2016, lors d’une série d’émissions télévisées et dans des articles de presse, selon lesquelles l’intéressée avait été rémunérée pour l’activité de formation en cause par la partie lésée dans une affaire et s’était également vu offrir par celle-ci son séjour lors de cette formation, organisée pendant ses congés. Pour se prononcer sur ces propos - qualifiés par la requérante d’accusations de corruption et de blanchiment d’argent –, la formation plénière du CSM analysa le contenu des émissions et articles de presse susmentionnés et conclut que, même si les informations diffusées dans les médias étaient parfois tendancieuses, elles étaient justifiées par l’intérêt de la presse de contribuer aux débats sur le fonctionnement de la justice et sur la manière dont les magistrats accomplissaient leurs tâches professionnelles, domaine où la marge de provocation était plus large. D’après le CSM, il était question d’une mission d’information du public au sujet de l’activité de formation exercée par la requérante, sans qu’aucune atteinte, ni à la réputation ou à l’indépendance de l’intéressée, ni à celles du système judiciaire, n’eût été à déplorer. Il se dégage des informations fournies par le Gouvernement que la requérante forma une contestation contre la décision du CSM et que, par un arrêt du 21 mai 2019 (non versé au dossier), la Haute Cour rejeta ce recours pour défaut de fondement. Tel qu’il ressort de la copie d’une lettre adressée le 26 juillet 2019 par la présidente de la Haute Cour au bureau de l’agent du Gouvernement la motivation de cet arrêt n’avait pas été rédigée à cette dernière date.

25.  Les autres demandes, qui, selon le Gouvernement, portaient sur différents autres aspects de l’activité professionnelle de la requérante, furent également rejetées par la formation plénière du CSM. Sur recours de la requérante, toutes les décisions de cette instance furent confirmées par des arrêts de la Haute Cour : la décision no 27 par un arrêt du 20 juin 2019, les décisions no 28 et 30 par des arrêts du 21 mai 2019, la décision no 31 par un arrêt du 14 mars 2019 et la décision no 32 par un arrêt du 15 octobre 2019. La requérante a versé au dossier une copie de la page Internet de la Haute Cour contenant des informations résumées relatives au rejet de ses contestations.

26.  D’après le Gouvernement, la motivation de la plupart de ces arrêts n’avait pas encore fait l’objet d’une mise au net lors de l’échange des observations. Ainsi, seule la copie de l’arrêt du 14 mars 2019 de la Haute Cour portant rejet de la contestation de la requérante contre la décision no 31 du CSM, en date du 11 janvier 2018, a été versée au dossier par le Gouvernement. Il ressort du contenu de cet arrêt que la demande initiale de la requérante visait, entre autres, des propos reproduits dans une série de publications - qualifiés d’accusations de faux par l’intéressée - et la parution du droit de réponse d’une banque. Il en ressort aussi ce qui suit : pour confirmer la décision du CSM, la Haute Cour constata que le motif principal du rejet, par cette instance, de la demande de la requérante résidait dans la sanction disciplinaire et la suspension des fonctions imposées à celle-ci, mesures qui, aux yeux des médias, laissaient planer des doutes quant à l’activité professionnelle de l’intéressée ; cela étant, la Haute Cour releva que la formation plénière du CSM n’avait pas discuté la culpabilité de la requérante, mais avait seulement constaté que, à l’époque où les propos litigieux avaient été tenus, la décision disciplinaire n’avait pas encore été annulée par elle ; la haute juridiction constata ensuite que l’intéressée n’avait pas contesté cette argumentation dans le cadre de son recours ; en effet, elle nota que les motifs avancés par la requérante à l’appui de son recours portaient sur d’autres aspects (la sanction disciplinaire, l’appartenance d’un inspecteur judiciaire à une certaine organisation, l’existence d’un protocole de collaboration entre le CSM et le Service roumain de renseignement) qui ne pouvaient pas être traités dans le cadre de la demande de l’intéressée tendant à la protection de sa réputation.

LE CADRE JURIDIQUE INTERNE ET EUROPÉEN PERTINENT

I. LE CODE CIVIL

27.  Les dispositions pertinentes en l’espèce du nouveau code civil roumain, en vigueur depuis le 1er octobre 2011, se lisent comme suit :

Article 1349

La responsabilité civile délictuelle

« 1) Toute personne a le devoir de respecter les règles de conduite imposées par la loi ou la coutume et de s’abstenir de porter atteinte, par ses actions ou par ses inactions, aux droits ou intérêts légitimes d’autrui.

2) Celui qui, capable de discernement, méconnaît ce devoir répond de tous les préjudices causés et est tenu de les réparer intégralement.

3) Dans les cas expressément prévus par la loi, une personne peut être tenue de réparer le préjudice causé par le fait d’autrui (...). »

II. LA LOI No 303/2004 SUR LE STATUT DES JUGES ET DES PROCUREURS

28.  Les articles pertinents en l’espèce de la loi no 303/2004, tels qu’ils étaient en vigueur à l’époque des faits, étaient libellés comme suit :

Article 62 § 4

« Pendant la suspension des fonctions, les dispositions des articles 5 et 8 visant le régime d’incompatibilités et d’interdictions ne sont pas applicables au juge et au procureur [concernés]. »

Article 63 § 2

« En cas de non-lieu, d’acquittement ou de relaxe ordonnés à l’issue d’une procédure pénale concernant un juge ou un procureur, la suspension des fonctions cesse et l’intéressé est rétabli dans ses droits antérieurs, tout en [bénéficiant, pour le recouvrement] des droits salariaux non versés pendant la suspension, de la reconnaissance de l’ancienneté dans la magistrature pendant cette période. »

Article 64 § 3

« Pendant la suspension des fonctions, le juge ou le procureur [bénéficie du versement] des cotisations d’assurance médicale, conformément à la loi. »

Article 651 §§ 2 et 3

« [En cas d’exercice d’]une voie de recours contre la décision d’exclusion de la magistrature d’un juge ou d’un procureur, l’auteur du recours est suspendu de ses fonctions jusqu’au prononcé d’une décision définitive par la juridiction compétente.

Les dispositions de l’article 63 § 2 et celles de l’article 64 § 3 trouvent application. »

Article 99

« Constituent une faute disciplinaire :

(...)

b)  la méconnaissance des dispositions légales en matière d’incompatibilités et d’interdictions concernant les juges et les procureurs. »

Article 100

« Les sanctions disciplinaires susceptibles d’être infligées aux juges et aux procureurs, proportionnellement à la gravité des faits, sont :

(...)

e)  l’exclusion de la magistrature. »

III. LA LOI No 317/2004 SUR LE CONSEIL SUPÉRIEUR DE LA MAGISTRATURE

29.  Les articles pertinents en l’espèce de la loi no 317/2004, tels qu’ils étaient en vigueur à l’époque des faits, étaient libellés comme suit :

Article 29 §§ 5 et 7

« Les décisions de la formation plénière du Conseil supérieur de la magistrature portant sur la carrière et les droits des juges et des procureurs sont rédigées sous vingt jours et sont notifiées aussitôt.

(...)

Les décisions mentionnées au cinquième paragraphe peuvent faire l’objet d’une contestation par toute personne intéressée, dans un délai de quinze jours à compter de leur notification ou de leur publication, devant la section du contentieux administratif de la Haute Cour de cassation et de justice. Les contestations seront jugées par une formation de trois juges. »

Article 30 §§ 1 et 2

« Le Conseil supérieur de la magistrature a le droit et l’obligation de se saisir d’office pour défendre les juges et les procureurs contre tout acte susceptible de porter atteinte à leur indépendance et leur impartialité ou de créer des suspicions à cet égard. Le Conseil supérieur de la magistrature défend également la réputation professionnelle des juges et des procureurs.

Le juge et le procureur qui estiment avoir subi une atteinte à leur indépendance, à leur impartialité ou à leur réputation professionnelle peuvent saisir le Conseil supérieur de la magistrature, lequel, selon le cas, peut procéder à la vérification des allégations [et] publier les résultats de ses recherches, saisir l’institution compétente afin qu’elle décide des mesures à adopter, ou ordonner toute autre mesure en conformité avec la loi (...). »

Article 36 § 2

« La formation plénière du Conseil supérieur de la magistrature statue sur les contestations formées par les juges et les procureurs contre les décisions prononcées par les sections, à l’exception de celles prononcées en matière disciplinaire. »

Article 46 § 7

« L’action disciplinaire peut être exercée dans un délai de trente jours à compter de la fin de l’enquête disciplinaire, mais pas au-delà d’un délai de deux ans à partir de la date des faits. »

Article 52 § 1

« Pendant le déroulement de la procédure disciplinaire, la section compétente du Conseil supérieur de la magistrature peut ordonner, d’office ou sur demande de l’inspecteur judiciaire, la suspension des fonctions du magistrat jusqu’à la fin de la procédure disciplinaire si l’exercice de ces fonctions est susceptible de porter atteinte au déroulement de la procédure disciplinaire dans le respect du principe d’impartialité ou si la procédure disciplinaire est de nature à porter une grave atteinte au prestige de la justice. »

IV. LA PRATIQUE INTERNE PERTINENTE

A.    La décision no 774/2015 de la Cour constitutionnelle

30.  Par sa décision no 774/2015, prononcée le 10 novembre 2015 et publiée au Journal officiel le 6 janvier 2016, la Cour constitutionnelle, qui avait été saisie au sujet de la question de la compatibilité de l’article 52 § 1 de la loi no 317/2004 avec la Constitution roumaine, a conclu à l’inconstitutionnalité de ladite disposition. La partie pertinente en l’espèce de cette décision se lit comme suit :

« (...) La Cour [constitutionnelle] retient que le législateur ne peut pas exclure de la sphère infra-constitutionnelle le contrôle judiciaire que la Constitution prévoit en matière disciplinaire, en application du [principe du] libre accès à la justice. En fait, lorsque le législateur a créé (...) l’institution de la suspension provisoire des fonctions d’un juge ou d’un procureur pendant la procédure disciplinaire, il a oublié de mettre en place une voie de recours contre cette mesure. Aussi le droit d’accès à la justice de la personne visée a été nié, la suspension provisoire ordonnée par un organe extrajudiciaire étant ainsi exclue du contrôle judiciaire par un tribunal compétent. Le fait que cette mesure puisse être contestée une fois le fond de l’affaire examiné, par le biais d’un recours contre la décision du Conseil supérieur de la magistrature, ne change rien aux données du problème ; (...) une voie de recours a [ainsi] été configurée, qui, du point de vue de ses effets, est une voie tardive pour la défense des droits et intérêts légitimes d’une personne. En conséquence, une telle voie de recours [est] illusoire et manque d’effectivité, dès lors qu’elle ne peut représenter un remède qui réponde, avec célérité, concrètement et réellement à ce qui a été édicté par la mesure provisoire (...). »

B.     Les exemples de pratique interne

31.  En ce qui concerne l’exigence d’indépendance et d’impartialité des tribunaux, le Gouvernement a versé au dossier des exemples de jurisprudence de la Haute Cour relatifs à des griefs tirés d’un défaut d’indépendance et d’impartialité du CSM et de cette haute juridiction qui avaient été soulevés par des magistrats à l’occasion de procédures disciplinaires menées contre eux. Ainsi, dans les trois premiers exemples, la Haute Cour analysa les griefs des plaignants avant de les rejeter : dans un arrêt no 37, du 18 février 2019, la Haute Cour, saisie d’un grief dénonçant un défaut d’impartialité et d’indépendance du CSM, a analysé la situation exposée devant elle à la lumière de la jurisprudence de la Cour (Oleksandr Volkov, précité, §§ 109-130) ; dans un arrêt no 72, du 18 mars 2019, la Haute Cour, saisie d’un grief visant un défaut d’impartialité de ses juges compte tenu de l’engagement de procédures disciplinaires contre ceux-ci par l’Inspection judiciaire et par le CSM, a analysé la situation dénoncée à l’aune de la jurisprudence de la Cour et a répondu à tous les arguments du plaignant ; dans un arrêt no 266, du 9 octobre 2017, la Haute Cour a analysé un grief concernant, entre autres, la partialité alléguée de l’inspecteur en chef de l’Inspection judiciaire, en se référant à la jurisprudence de la Cour en matière d’impartialité et d’indépendance. Dans un dernier exemple (une décision avant dire droit datée du 17 janvier 2019), la Haute Cour a autorisé sa présidente, qui faisait elle-même l’objet d’une enquête disciplinaire menée par l’Inspection judiciaire, à ne pas siéger dans la formation amenée à statuer sur un recours disciplinaire concernant un autre magistrat.

32.  En matière de contestation de la mesure de suspension des fonctions (article 651 de la loi no 303/2004 - paragraphe 28 ci-dessus) le Gouvernement a soumis différents éléments. Il a ainsi versé au dossier une décision de la formation plénière du CSM (décision no 495, du 25 avril 2017, confirmée par la Haute Cour), par laquelle cette instance a refusé d’analyser les griefs de l’intéressé au motif que la décision de suspension n’était qu’une conséquence de la décision disciplinaire et que cette dernière décision ne pouvait être censurée que par la Haute Cour. Il a aussi versé au dossier une lettre du CSM datée du 9 octobre 2019 contenant un résumé d’autres exemples de pratique interne. Ces exemples ont trait : au rejet par la Haute Cour, pour irrecevabilité, d’une nouvelle contestation introduite par la requérante dans la présente affaire contre une autre mesure de suspension des fonctions prononcée en mai 2018 (arrêt no 3543, du 21 juin 2019) ; au rejet d’une contestation par la cour d’appel de Cluj, pour extinction de l’instance (décision no 187, du 24 avril 2010) ; au rejet par la Haute Cour d’une contestation, à la suite du désistement de l’auteur de celle-ci (arrêt no 49, du 7 janvier 2011) ; et au rejet par la Haute Cour d’une contestation (arrêt no 4128, du 15 décembre 2017), pour un motif non renseigné (aucune information n’ayant été fournie par le Gouvernement à cet égard).

33.  Quant à la requérante, elle a versé un arrêt de la Haute Cour du 13 octobre 2017 portant rejet de la contestation formée par un magistrat s’étant trouvé dans une situation similaire à la sienne. Dans cet arrêt, la Haute Cour a jugé que son rôle dans ce type de litige se limitait au seul contrôle de la légalité de l’acte critiqué, donc à la vérification du respect, par les autorités, des normes légales lors de l’adoption de cet acte, et que la suspension des fonctions en cas d’exercice d’un recours contre la décision d’exclusion de la magistrature était prévue par la loi.

V. LES TEXTES EUROPéENS

34.  Le rapport de la Commission européenne au Parlement européen et au Conseil (octobre 2019) sur les progrès réalisés par la Roumanie au titre du mécanisme de coopération et de vérification (« le MCV ») se lit comme suit en ses parties pertinentes en l’espèce :

« (...) Les rapports MCV successifs ont mis en évidence les pressions exercées sur les magistrats et les institutions judiciaires, découlant des attaques publiques de la part du monde politique et des médias. Depuis le début de l’année 2018, cette situation est aggravée par l’action des autorités responsables des enquêtes disciplinaires et pénales à l’encontre des magistrats (...). Ces éléments confirment l’analyse faite par la Commission dans le rapport de novembre 2018, selon laquelle le Conseil supérieur de la magistrature ne remplit pas son rôle consistant à maintenir des contre-pouvoirs efficaces pour défendre l’indépendance des institutions judiciaires mises sous pression (voir la recommandation nº 7). Le Conseil supérieur de la magistrature a réagi à un certain nombre de plaintes dont il a été saisi en ce qui concerne la défense de l’indépendance, de la réputation et de l’impartialité des magistrats, mais sa réaction semble plutôt modeste au regard de l’ampleur du problème. Dans les cas où le Conseil supérieur de la magistrature a fait état de la défense de l’indépendance du système judiciaire, il a parfois soulevé des problèmes de partialité politique potentielle. (...) »

EN DROIT

I. SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE L’ARTICLE 6 § 1 DE LA CONVENTION À RAISON D’UN NON-RESPECT DU PRINCIPE DE LA SÉCURITÉ DES RAPPORTS JURIDIQUES

35.  La requérante se plaint d’un non-respect du principe de la sécurité des rapports juridiques à raison de l’inexistence, alléguée par elle, dans la législation nationale d’un délai de prescription en matière de responsabilité disciplinaire des magistrats. Elle invoque l’article 6 § 1 de la Convention, qui est ainsi libellé en ses parties pertinentes en l’espèce :

« Toute personne a droit à ce que sa cause soit entendue équitablement (...) par un tribunal indépendant et impartial, établi par la loi, qui décidera (...) des contestations sur ses droits et obligations de caractère civil. (...) »

A.    Arguments des parties

36.  Le Gouvernement indique que le droit interne prévoit deux délais de prescription pour l’exercice d’une action disciplinaire contre les magistrats : l’un de trente jours à partir de la fin de l’enquête disciplinaire et l’autre de deux ans à compter de la commission des faits (voir l’article 46 § 7 de la loi no 317/2004, cité au paragraphe 29 ci-dessus). Il s’agirait là d’une particularité propre au domaine de la responsabilité des magistrats, qui aurait pour but d’assurer à ces derniers une procédure en plusieurs étapes, avec des recours devant les tribunaux internes. Le Gouvernement indique ensuite que l’affaire Oleksandr Volkov c. Ukraine (no 21722/11, CEDH 2013), évoquée par la requérante, concernait une sanction disciplinaire infligée plusieurs années après les faits, que le système juridique en cause dans cette affaire ne prévoyait aucun délai de prescription pour l’exclusion de la magistrature et qu’en conséquence l’intéressé avait été empêché d’organiser sa défense.

37.  La requérante réplique que le droit interne ne prévoyait aucun délai de prescription pour la responsabilité disciplinaire des magistrats, mais seulement un délai pour la prescription du droit d’exercer une action disciplinaire, ce qui, selon elle, équivaut à reconnaître une responsabilité disciplinaire sine die et représente une approche illimitée qui menacerait gravement la sécurité des rapports juridiques.

B.     Appréciation de la Cour

38.  La Cour rappelle que les délais légaux de prescription, qui figurent parmi les restrictions légitimes au droit à un tribunal, ont plusieurs finalités importantes : garantir la sécurité juridique en fixant un terme aux actions, mettre les défendeurs potentiels à l’abri de plaintes tardives peut-être difficiles à contrer, et empêcher l’injustice qui pourrait se produire si les tribunaux étaient appelés à se prononcer sur des événements survenus dans un passé lointain à partir d’éléments de preuve auxquels on ne pourrait plus ajouter foi et qui seraient incomplets en raison du temps écoulé (voir, par exemple, Stubbings et autres c. Royaume-Uni, 22 octobre 1996, § 51, Recueil des arrêts et décisions 1996 IV ; Stagno c. Belgique, no 1062/07, § 26, 7 juillet 2009 ; et Howald Moor et autres c. Suisse, nos 52067/10 et 41072/11, §§ 71-72, 11 mars 2014).

39.  Sur la base de ce constat, la Cour a examiné, dans la jurisprudence citée par la requérante, la situation d’un juge qui avait été démis de ses fonctions à l’issue d’une procédure de révocation pour « rupture de serment » et qui se plaignait devant elle de l’absence en droit interne de délais de prescription dans ce type de procédure. Elle a observé que ce magistrat s’était trouvé placé dans une situation difficile, ayant dû monter un dossier pour sa défense à l’égard de faits dont certains étaient survenus dans un passé lointain. Après avoir relevé que le droit interne ne prévoyait pas de délais de prescription pour la révocation d’un juge pour « rupture de serment » et souligné qu’une approche aussi illimitée des affaires disciplinaires concernant des membres de l’ordre judiciaire menaçait gravement la sécurité juridique, elle a conclu qu’il y avait eu violation de l’article 6 § 1 de la Convention à raison de l’atteinte portée au principe de la sécurité juridique par l’absence de délai de prescription (Oleksandr Volkov, précité, §§ 138-140).

40.  La Cour rappelle également avoir souligné, à plusieurs reprises, que le principe de sécurité juridique, qui tend notamment à garantir une certaine stabilité des situations juridiques et à favoriser la confiance du public dans la justice, constitue l’un des éléments fondamentaux de l’État de droit (voir, par exemple, Paroisse gréco-catholique Lupeni et autres c. Roumanie [GC], no 76943/11, § 116 a), 29 novembre 2016).

41.  En l’occurrence, la Cour doit analyser la question de savoir si l’absence alléguée de délai de prescription pour l’imposition d’une sanction disciplinaire aux magistrats a porté atteinte à l’équité de la procédure et au principe de la sécurité juridique. Elle note que la législation nationale en la matière prévoyait deux délais de prescription (paragraphe 29 ci-dessus) et que la durée de l’enquête disciplinaire n’était pas limitée dans le temps.

42.  La Cour rappelle que, pour pouvoir introduire une requête en vertu de l’article 34 de la Convention, une personne physique, une organisation non gouvernementale ou un groupe de particuliers doit pouvoir se prétendre victime d’une violation des droits reconnus dans la Convention. Pour pouvoir se prétendre victime d’une violation, un individu doit avoir subi directement les effets de la mesure litigieuse. Ainsi, la Convention n’envisage pas la possibilité d’engager une actio popularis aux fins de l’interprétation des droits qui y sont reconnus ; elle n’autorise pas non plus les particuliers à se plaindre d’une disposition de droit interne simplement parce qu’il leur semble, sans qu’ils en aient directement subi les effets, qu’elle enfreint la Convention (Tănase c. Moldova [GC], no 7/08, § 104, CEDH 2010, et Burden c. Royaume-Uni [GC], no 13378/05, § 33, CEDH 2008).

43.  Sur ce dernier point, la Cour constate que, dans son grief, la requérante soutient que la simple absence, dans la législation nationale, d’un délai de prescription pour l’imposition d’une sanction disciplinaire aux magistrats est susceptible de mettre en danger le respect du principe de la sécurité des rapports juridiques au sens de l’article 6 § 1 de la Convention (paragraphe 35 ci-dessus). Elle relève que la requérante ne fait état d’aucune mesure individuelle directe dont elle aurait fait l’objet et aurait subi les effets à cause de l’absence des dispositions légales en cause (voir, a contrario, Tănase, précité, § 108). Enfin, elle constate que la requérante ne se trouve pas non plus dans la situation de victime potentielle (voir, a contrario, Klass et autres c. Allemagne, 6 septembre 1978, § 34, série A no 28, et Dudgeon c. Royaume-Uni, 22 octobre 1981, § 41, série A no 45), n’ayant produit aucun indice raisonnable et convaincant de la probabilité de réalisation d’une violation la concernant personnellement (voir, mutatis mutandis, Tauira et 18 autres c. France, no 28204/95, décision de la Commission du 4 décembre 1995, Décisions et rapports (DR) 83‑A, pp. 112-131).

44.  Cela étant, la Cour est d’avis, eu égard à la formulation du grief de la requérante, que celle-ci semble plutôt se plaindre in abstracto du fait que la législation nationale ne prévoit pas de délai de prescription pour l’imposition d’une sanction disciplinaire aux magistrats, ce qui selon elle constituerait une violation de l’article 6 § 1 de la Convention. Dans ces conditions, la requérante ne peut se prétendre victime, au sens de l’article 34 de la Convention, d’une violation de cette dernière.

45.  Au demeurant, à supposer même que la requérante puisse se prétendre victime au sens de l’article 34 de la Convention, ce grief est en tout état de cause irrecevable pour les raisons exposées ci-dessous.

46.  La Cour constate que le droit interne applicable en la matière prévoyait deux délais de prescription pour l’exercice, devant le CSM, d’une action disciplinaire contre un magistrat : un délai de deux ans à partir de la commission des faits et un délai de trente jours après la fin de l’enquête disciplinaire (voir l’article 46 § 7 de la loi no 317/2004, cité au paragraphe 29 ci-dessus). La Cour note que ces deux délais prévus par la législation nationale se rapportent à la prescription du droit d’exercer une action disciplinaire. En l’occurrence, lors de la procédure disciplinaire visant la requérante, les deux délais de prescription ont été respectés (paragraphes 46 ci-dessus). Ceci n’est d’ailleurs pas contesté par la requérante.

47.  En ce qui concerne les conséquences de l’absence d’un délai de prescription pour l’imposition d’une sanction disciplinaire en l’espèce, la Cour observe que la requérante n’a pas été empêchée de préparer sa défense. En l’occurrence, les faits examinés par le CSM en 2016‑2017 dataient de 2014 (paragraphes 4 et 6-9 ci‑dessus) et aucun élément du dossier (paragraphes 7-9 ci-dessus) ne permet de conclure que l’intéressée a pu rencontrer une quelconque difficulté pour préparer sa défense (voir, a contrario, Oleksandr Volkov, précité, §§ 138-140).

48.  À la lumière de ce qui précède, la Cour ne saurait déceler aucune apparence de violation du principe de la sécurité des rapports juridiques. Dès lors, elle conclut que ce grief est manifestement mal fondé et qu’il doit être rejeté, en application de l’article 35 §§ 3 a)et 4 de la Convention.

II. Sur LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE L’ARTICLE 6 § 1 DE LA CONVENTION À RAISON D’UN DÉFAUT d’INDÉPENDANCE ET D’IMPARTIALITÉ DU CSM et de la haute cour

49.  La requérante se plaint en substance de ne pas avoir été jugée par un tribunal « indépendant et impartial » lors de la procédure disciplinaire menée devant le CSM et la Haute Cour, et ce, selon elle, en méconnaissance de l’article 6 § 1 de la Convention.

A.    Arguments des parties

50.  Le Gouvernement excipe du non-épuisement des voies de recours internes, au motif que la requérante n’a jamais soulevé ce grief devant les tribunaux internes. Il ajoute que les seuls arguments concernant ce grief ont été avancés par la requérante devant le CSM au sujet des magistrats de l’Inspection judiciaire (paragraphe 7 ci-dessus). Quant à la référence à l’affaire Oleksandr Volkov, précitée, faite par la requérante devant les tribunaux internes, il dit que celle-ci visait uniquement le grief tiré de l’imprescriptibilité en matière de responsabilité disciplinaire des magistrats (paragraphe 11 ci-dessus). Le Gouvernement renvoie à des exemples de pratique interne qui, à ses yeux, démontrent que des griefs portant sur un manque d’impartialité soulevés par d’autres magistrats ont été analysés par les tribunaux internes (paragraphe 31 ci-dessus). Sur le fond du grief, il considère que la cause de la requérante a été jugée par un tribunal « indépendant et impartial » au sens de l’article 6 § 1 de la Convention, autant lors de la procédure menée devant le CSM, que lors de celle afférente au recours introduit devant la Haute Cour.

51.  La requérante allègue que son droit à un tribunal « indépendant et impartial » au sens de l’article 6 § 1 de la Convention a été méconnu dans son cas, et elle renvoie à quelques passages du rapport établi en octobre 2019 par la Commission européenne sur les progrès réalisés par la Roumanie au titre du mécanisme de coopération et de vérification (paragraphe 34.   ci-dessus). Ce rapport serait critique à l’égard du CSM, en raison des pressions que celui-ci aurait exercées, dans certaines affaires, sur les magistrats de la Haute Cour. En outre, la requérante se réfère à une contestation portant demande d’annulation d’une décision disciplinaire, dont elle a versé trois pages au dossier, qu’elle a formée devant la Haute Cour dans une autre affaire et fondée sur la partialité alléguée de deux magistrats.

B.     Appréciation de la Cour

52.  Les principes généraux en matière d’épuisement des voies de recours internes sont résumés dans Vučković et autres c. Serbie ([GC] (objection préliminaire), nos 17153/11 et 29 autres, §§ 69-77, 25 mars 2014). La Cour rappelle, en particulier, que la finalité de l’article 35 de la Convention est de ménager aux États contractants l’occasion de prévenir ou de redresser les violations alléguées contre eux avant que ces allégations ne lui soient soumises. Les États n’ont pas à répondre de leurs actes devant un organisme international avant d’avoir eu la possibilité de redresser la situation dans leur ordre juridique interne. Ainsi, le grief dont on entend saisir la Cour doit d’abord être soulevé, dans les formes et délais prescrits par le droit interne, devant les instances nationales appropriées (Scoppola c. Italie (no 2) [GC], no 10249/03, §§ 68-69, 17 septembre 2009). Enfin, il incombe au Gouvernement excipant du non-épuisement de convaincre la Cour que le recours était effectif et disponible tant en théorie qu’en pratique à l’époque des faits, c’est-à-dire qu’il était accessible, qu’il était susceptible d’offrir au requérant le redressement de ses griefs et qu’il présentait des perspectives raisonnables de succès (Sejdovic c. Italie [GC], no 56581/00, § 46, CEDH 2006‑II).

53.  Pour autant que la requérante entend critiquer le défaut allégué d’impartialité objective et d’indépendance des magistrats ayant statué lors de la procédure disciplinaire menée contre elle, y compris des juges de la Haute Cour, la Cour relève que l’intéressée a omis de porter ce grief à la connaissance de cette dernière juridiction, lors de son recours contre la décision disciplinaire du CSM, alors qu’il lui était loisible de le faire (paragraphes 11 et 16-17 ci-dessus).

54.  Sur ce point, la Cour note que les quelques exemples de jurisprudence fournis par le Gouvernement démontrent que la Haute Cour, saisie de griefs similaires à celui de la requérante, a analysé les arguments des intéressés à la lumière de la jurisprudence Oleksandr Volkov, précitée (paragraphe 31 ci-dessus).

55.  Dès lors, la Cour accueille l’exception de non-épuisement des voies de recours internes soulevée par le Gouvernement. Il s’ensuit que la requérante n’a pas fait ce que l’on pouvait raisonnablement attendre d’elle et que son grief doit être rejeté pour non-épuisement des voies de recours internes, en application de l’article 35 §§ 1 et 4 de la Convention.

III. SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE L’ARTICLE 6 § 1 DE LA CONVENTION CONCERNANT L’ACCÈS À UN TRIBUNAL

56.  La requérante se plaint d’avoir fait l’objet, le 21 mars 2017, d’une décision de suspension de ses fonctions (paragraphe 12 ci-dessus) qui ne pouvait pas être contestée devant les tribunaux internes. Elle invoque l’article 6 § 1 de la Convention.

A.    Sur la recevabilité

57.  Le Gouvernement estime que la requérante aurait dû former une contestation contre la décision de suspension de ses fonctions devant la formation plénière du CSM et ensuite, selon l’issue de cette action, introduire un recours devant la Haute Cour (voir l’article 29 § 7 de la loi no 317/2004, cité au paragraphe 29 ci-dessus). Il renvoie à un exemple de pratique interne qui confirmerait le caractère administratif de la procédure, relevant de la compétence du CSM, dont il est question (paragraphe 32 ci‑dessus). Il renvoie également à une décision de la Cour constitutionnelle qui souligne l’importance de l’accès à un tribunal, notamment lors de l’application de mesures provisoires (paragraphe 30 ci-dessus). Il affirme qu’en 2018 la législation en cause a été abrogée et que la nouvelle législation nationale prévoit désormais la possibilité de contester les décisions de suspension de fonctions.

58.  Le Gouvernement renvoie aussi, dans ses observations complémentaires, à une lettre du CSM du 9 octobre 2019, résumant quelques exemples de jurisprudence interne en matière de contestation de la mesure de suspension des fonctions (paragraphe 32 ci-dessus). En outre, il dit que, la suspension de fonctions revêtant un caractère ex lege, la position de principe du CSM était de rejeter ce type de contestation.

59.  La requérante réplique qu’il n’y avait pas, à l’époque des faits, de voie de recours effective lui permettant de contester la décision du 21 mars 2017 portant suspension de ses fonctions. Quant à la voie de recours évoquée par le Gouvernement, elle soutient que seuls les motifs concernant la légalité invoqués au regard d’une décision de suspension pouvaient faire l’objet d’une contestation devant la Haute Cour, et non ceux visant la proportionnalité de la mesure en cause. Elle verse en ce sens un exemple de pratique interne (paragraphe 33 ci-dessus).

60.  En l’espèce, la Cour considère que l’exception du Gouvernement tirée du non-exercice d’une contestation contre la décision de suspension des fonctions est étroitement liée à la substance du grief tiré d’une méconnaissance du droit d’accès à un tribunal, et elle décide de la joindre au fond.

61.  Constatant que ce grief n’est pas manifestement mal fondé au sens de l’article 35 § 3 de la Convention et qu’il ne se heurte par ailleurs à aucun autre motif d’irrecevabilité, la Cour le déclare recevable.

B.     Sur le fond

1.    Thèses des parties

62.  La requérante se plaint d’une violation de son droit d’accès à un tribunal à raison d’une absence de garanties d’accès à la justice pour contester la décision portant suspension de ses fonctions (elle se réfère, notamment, aux arrêts Paluda c. Slovaquie, no 33392/12, 23 mai 2017, et Baka c. Hongrie ([GC], no 20261/12, 23 juin 2016). Elle dit que, s’il est dorénavant loisible aux magistrats de contester ce type de décision depuis des modifications législatives intervenues entre-temps, cela n’était pas le cas à l’époque des faits (voir l’article 651 § 2 de la loi no 3003/2004, cité au paragraphe 28 ci-dessus). Elle ajoute avoir été privée de ses salaires et d’assurance médicale pendant toute la durée de sa suspension de fonctions, et s’être trouvée dans l’impossibilité de travailler pendant la période en cause, de neuf mois environ, par crainte de l’infliction d’une nouvelle mesure disciplinaire pour non-respect du régime d’incompatibilités et d’interdictions applicable aux magistrats.

63.  Le Gouvernement confirme que la législation nationale prévoyait expressément la suspension des fonctions en cas d’exercice du droit de recours contre la décision disciplinaire concernant un magistrat et que cette mesure entraînait, entre autres, la perte de salaires jusqu’à la fin de la procédure judiciaire. Il précise toutefois que le magistrat suspendu ne faisait l’objet d’aucune des interdictions et incompatibilités prévues par le régime applicable aux juges et aux procureurs. Selon lui, la requérante se plaint de l’impossibilité de former une contestation contre la mesure litigieuse, et pas nécessairement d’une absence d’issue favorable à une telle contestation. Enfin, le Gouvernement ajoute que la suspension de la requérante de ses fonctions a été déterminée non par le déclenchement de la procédure disciplinaire, mais par l’exercice par l’intéressée du droit de recours. Cela différencierait la présente affaire de l’arrêt Paluda, précité.

2.    Appréciation de la Cour

64.  La Cour observe que la requérante s’est abstenue de contester la décision du CSM du 21 mars 2017 portant suspension de ses fonctions (paragraphe 12 ci-dessus) au motif qu’il n’y avait aucun recours effectif pour ce faire (paragraphe 33 ci-dessus). En effet, d’après la requérante, aucune voie de recours effective n’était disponible en droit interne (paragraphe 59 ci-dessus), alors que, selon le Gouvernement, qui se réfère à des exemples de jurisprudence pour étayer sa position (paragraphe 32 ci‑dessus), l’intéressée aurait dû contester la décision litigieuse d’abord devant la formation plénière du CSM et ensuite, si nécessaire, devant la Haute Cour (paragraphe 57 ci-dessus).

65.  La Cour constate d’emblée que la législation nationale prévoyait la suspension des fonctions d’un magistrat en cas d’exercice du droit de recours contre la décision disciplinaire d’exclusion de la magistrature (voir l’article 65§ 2 de la loi no 303/2004, cité au paragraphe 28 ci-dessus). Elle s’accorde avec le Gouvernement pour relever qu’il s’agissait d’une mesure temporaire qui produisait ses effets ex lege entre la date d’exercice du droit de recours et la fin de la procédure judiciaire, comme d’ailleurs cela a été le cas en l’espèce (paragraphes 12-14 ci-dessus).

66.  Pour ce qui est de l’existence en droit interne de voies de recours contre une telle mesure, la Cour observe qu’il ne ressort pas de la législation pertinente en vigueur à l’époque des faits que la requérante avait à sa disposition une quelconque voie de droit qui lui aurait permis de contester la mesure litigieuse. D’après les informations fournies par les parties, la législation nationale a été modifiée après les faits de l’espèce, et elle prévoit désormais la possibilité de contester la suspension des fonctions (paragraphes 57 in fine et 62 ci-dessus).

67.  Pour ce qui est ensuite des exemples de jurisprudence soumis par le Gouvernement, la Cour note qu’ils ne sont pas à même de confirmer l’existence d’une pratique interne qui aurait permis à la requérante d’avoir accès à un tribunal aux fins du contrôle de la décision de suspension de ses fonctions. S’agissant de la décision no 495 du 25 avril 2017 de la formation plénière du CSM, la Cour constate que cette instance, bien qu’ayant formellement reconnu sa compétence en la matière, a refusé d’analyser les griefs d’un magistrat placé dans une situation similaire à celle de la requérante et que sa position a été entérinée par la Haute Cour (paragraphe 32 ci-dessus). Qui plus est, aux dires mêmes du Gouvernement, la pratique de principe du CSM était de rejeter toute contestation de la mesure litigieuse (paragraphe 58 in fine ci-dessus).

68.  Quant aux décisions internes résumées dans la lettre du CSM du 9 octobre 2019, elles ne permettent pas à la Cour d’identifier une situation susceptible de confirmer l’existence d’une pratique des tribunaux internes autorisant l’examen de la mesure en cause par le biais de la voie de recours évoquée par le Gouvernement (paragraphe 58 ci-dessus). Ce constat est renforcé d’ailleurs par l’exemple de jurisprudence versé par la requérante. En effet, dans cet exemple, l’examen opéré par la Haute Cour ne se limitait qu’à un contrôle de légalité et ne visait donc pas la nécessité et la proportionnalité de la mesure de suspension des fonctions (paragraphe 33 ci‑dessus).

69.  Compte tenu des principes énoncés au paragraphe 52 ci-dessus, la Cour estime que, dans ces circonstances, l’on ne saurait tenir rigueur à la requérante d’avoir omis de saisir la formation plénière du CSM d’une contestation, telle que suggérée par le Gouvernement. Il y a donc lieu de rejeter l’exception préliminaire de non-épuisement des voies de recours internes soulevée par ce dernier (paragraphe 57 ci-dessus).

70.  Dès lors, la Cour est d’avis que la requérante n’a pas eu la possibilité de bénéficier d’une forme de protection judiciaire par rapport à la décision de suspension des fonctions. La Cour rappelle que la question d’applicabilité de la garantie d’accès à un tribunal est déterminée par les critères énoncés dans l’arrêt Vilho Eskelinen et autres c. Finlande ([GC], no 63235/00, § 62, CEDH 2007-II) tel qu’appliqués à tous les types de litiges concernant des magistrats (Baka, précité, §§ 105-106). Étant donné que la suspension de la requérante a été une mesure temporaire adoptée dans le cadre de la procédure disciplinaire principale, la Cour considère que l’applicabilité desdites garanties en l’espèce doit être analysée aussi à la lumière des critères énoncés par la Cour dans l’affaire Micallef c. Malte ([GC], no 17056/06, § 87, CEDH 2009). En outre, en matière d’applicabilité, la Cour rappelle que les critères Eskelinen sont tout aussi pertinents pour les affaires portant sur le droit d’accès à un tribunal qu’ils le sont pour celles concernant les autres garanties consacrées par cette disposition. Dans ces conditions, la Cour considère que les garanties de l’article 6 § 1 de la Convention applicables à la procédure disciplinaire principale trouvent également application à la suspension temporaire des fonctions de la requérante (voir Paluda, précité, §§ 33-34). Il reste à rechercher si la situation dénoncée par la requérante s’analyse en une violation de l’article 6 § 1 de la Convention.

71.  La Cour rappelle que le droit d’accès à un tribunal n’est pas absolu. Ce droit peut être soumis à des limitations pour autant que celles-ci ne restreignent ni ne réduisent l’accès des justiciables au juge d’une manière ou à un point tels qu’il s’en trouve atteint dans sa substance même. En outre, ces limitations ne se concilient avec l’article 6 § 1 que si elles poursuivent un but légitime et s’il existe un rapport raisonnable de proportionnalité entre les moyens employés et le but visé (Baka, précité, § 120, et la jurisprudence qui y est citée).

72.  En l’espèce, la Cour observe d’abord que ni la législation nationale ni la pratique interne ne prévoyaient, à l’époque des faits, la possibilité de soumettre au contrôle du juge une décision de suspension des fonctions infligée à un magistrat en application de l’article 651 de la loi no 303/2004 (paragraphe 28 ci-dessus).

73.  Elle note, de surcroît, que la décision de la Cour constitutionnelle, invoquée par le Gouvernement à l’appui de ses arguments (paragraphe 57 ci‑dessus), ne fait que confirmer cette conclusion, car, tout en soulignant l’importance de l’accès à un tribunal lors de l’application de mesures provisoires, la juridiction constitutionnelle a critiqué l’absence de contrôle judiciaire des décisions de suspension adoptées sur demande des inspecteurs judiciaires (paragraphe 30 ci-dessus).

74.  En l’occurrence, la Cour ne peut manquer de constater que la décision du CSM du 21 mars 2017 (paragraphe 12 ci-dessus) n’a pas été examinée par un tribunal ordinaire ou par un autre organe exerçant des fonctions judiciaires, et qu’elle ne pouvait pas l’être (voir, mutatis mutandis, Baka, précité, § 121).

75.  Plus précisément, la Cour relève que la requérante a été privée du droit d’accès à un tribunal au sens de l’article 6 § 1 de la Convention en ce qui concerne la mesure de suspension de ses fonctions, laquelle l’a placée pendant environ neuf mois dans une situation d’impossibilité d’exercer ses fonctions de magistrat et de percevoir ses salaires (voir, mutatis mutandis, Paluda, précité, §§ 52-53).

76.  En outre, la Cour note que le Gouvernement n’a pas fourni d’arguments convaincants pour justifier le défaut de protection judiciaire dont la requérante a fait l’objet en l’espèce. Le simple fait que la suspension des fonctions de l’intéressée était due à l’exercice par celle-ci de son droit de recours (paragraphe 63 ci-dessus) ne saurait justifier le défaut de contrôle judiciaire de la mesure litigieuse (voir, mutatis mutandis, Paluda, précité, § 54).

77.  La Cour rappelle enfin que le Gouvernement n’a pas réussi à prouver l’effectivité d’une quelconque voie de recours qui aurait pu permettre à la requérante de faire contrôler, par la voie judiciaire, la décision de suspension de ses fonctions (paragraphe 70 ci-dessus).

78.  Dans ces conditions, la Cour considère que l’État défendeur a porté atteinte à la substance même du droit pour la requérante d’accéder à un tribunal.

79.  Partant, il y a eu violation de l’article 6 § 1 de la Convention.

IV. SUR LES VIOLATIONS ALLÉGUÉES DE L’ARTICLE 8 DE LA CONVENTION

80.  La requérante se plaint d’avoir été suspendue de ses fonctions tout au long de la procédure disciplinaire dirigée contre elle et d’avoir été privée, pendant toute la durée de cette instance, de ses salaires et de ses cotisations de sécurité sociale, ainsi que de la possibilité d’occuper un autre emploi rémunéré. Elle se plaint également que des informations confidentielles du dossier d’enquête disciplinaire aient été communiquées à la presse et que la formation plénière du CSM ait refusé, le 11 janvier 2018, d’assurer la protection de sa réputation professionnelle face à la campagne de presse qui aurait été menée contre elle (paragraphe 24 ci-dessus).

La requérante invoque l’article 8 de la Convention, ainsi libellé en sa partie pertinente en l’espèce :

« 1.  Toute personne a droit au respect de sa vie privée (...)

2.  Il ne peut y avoir ingérence d’une autorité publique dans l’exercice de ce droit que pour autant que cette ingérence est prévue par la loi et qu’elle constitue une mesure qui, dans une société démocratique, est nécessaire à la sécurité nationale, à la sûreté publique, au bien-être économique du pays, à la défense de l’ordre et à la prévention des infractions pénales, à la protection de la santé ou de la morale, ou à la protection des droits et libertés d’autrui. ».

A.    Sur l’atteinte alléguée au droit à la vie privée à raison de la suspension des fonctions

1.    Arguments des parties

81.  Le Gouvernement expose que la mesure de suspension infligée à la requérante le 21 mars 2017 a pris fin le 13 décembre 2017, une fois la procédure judiciaire terminée (paragraphes 12-14 ci-dessus), et que l’intéressée a alors bénéficié du versement de l’intégralité de ses droits salariaux (cotisations sociales y comprises) par son employeur (paragraphe 15 ci-dessus). Il indique que, contrairement à ce qu’affirme la requérante, les éventuelles incompatibilités et interdictions découlant du régime spécifique applicable aux magistrats étaient sans incidence pendant la suspension des fonctions et que l’intéressée pouvait occuper tout autre poste dans les fonctions publique ou privée et exercer toute autre activité rémunérée. Ceci différencierait la présente affaire de l’arrêt D.M.T. et D.K.I. c. Bulgarie (no 29476/06, § 63, 24 juillet 2012). Enfin, pour le cas où la Cour conclurait à l’existence d’une ingérence dans le droit à la vie privée de la requérante, le Gouvernement argue que cette ingérence était prévue par la loi, poursuivait un but légitime et était proportionnée au but poursuivi.

82.  La requérante considère que l’ingérence litigieuse a eu de graves conséquences sur sa situation, non limitées à ses seuls droits salariaux. Elle renvoie à cet égard à la jurisprudence où la Cour a qualifié d’ingérences dans le droit au respect de la vie privée l’impossibilité, pour les individus placés dans des situations similaires à la sienne, d’occuper des emplois dans le secteur privé. La requérante cite notamment les arrêts Sidabras et Džiautas c. Lituanie (nos 55480/00 et 59330/00, § 48, CEDH 2004‑VIII), Albanese c. Italie (no 77924/01, § 54, 23 mars 2006), et Karov c. Bulgarie (no 45964/99, § 88, 16 novembre 2006), ainsi que, a contrario, l’arrêt Calmanovici c. Roumanie (no 42250/02, §§ 137-139, 1er juillet 2008). Elle soutient que la mesure de suspension litigieuse a été assortie d’une interdiction générale d’exercer toute autre activité rémunérée dans les secteurs public et privé, et qu’elle a ainsi été également empêchée de développer des relations avec ses pairs dans un cadre professionnel. Elle affirme que, selon le droit interne en vigueur à l’époque des faits, en plus d’être soumis à des incompatibilités d’ordre judiciaire, les magistrats étaient assujettis à des incompatibilités d’ordre extrajudiciaire et que ces dernières étaient susceptibles de faire l’objet d’un contrôle par l’ANI.

2.    Appréciation de la Cour

83.  La Cour rappelle que les litiges professionnels ne sont pas par nature exclus du champ d’application de la notion de « vie privée » au sens de l’article 8 de la Convention et qu’ils peuvent avoir des répercussions sur certains aspects typiques de la vie privée. Parmi ces aspects figurent i) le « cercle intime » du requérant, ii) la possibilité pour lui de nouer et de développer des relations avec autrui, et iii) sa réputation sociale et professionnelle. Un problème se pose généralement au regard de la vie privée de deux manières dans le cadre de litiges de ce type : soit du fait des motifs à l’origine de la mesure en cause (auquel cas la Cour retient l’approche fondée sur les motifs), soit - dans certains cas - du fait des conséquences sur la vie privée (auquel cas la Cour retient l’approche fondée sur les conséquences). Si l’approche fondée sur les conséquences est suivie, le seuil de gravité à atteindre pour chacun des aspects susmentionnés revêt une importance cruciale. C’est au requérant qu’il incombe d’établir de manière convaincante que ce seuil a été atteint dans son cas. C’est à lui qu’il revient de produire des éléments prouvant les conséquences de la mesure en cause. La Cour ne reconnaîtra l’applicabilité de l’article 8 de la Convention que si ces conséquences sont très graves et touchent la vie privée de l’intéressé de manière particulièrement notable (Denisov c. Ukraine [GC], no 76639/11, §§ 115-116, 25 septembre 2018).

84.  Elle rappelle avoir énoncé des critères permettant d’apprécier le sérieux ou la gravité des violations alléguées dans le cadre de différents régimes. Le préjudice subi par le requérant s’apprécie par rapport à sa vie avant et après la mesure en question. La Cour estime en outre que, pour déterminer la gravité des conséquences dans un litige professionnel, il convient d’analyser au regard des circonstances objectives de l’espèce la perception subjective que le requérant dit être la sienne. Pareille analyse englobe les conséquences tant matérielles que non matérielles de la mesure en cause. Il reste toutefois que c’est au requérant de définir et de préciser la nature et l’étendue de son préjudice, lequel doit avoir un lien de causalité avec la mesure incriminée (Denisov, précité, § 117).

85.  En l’espèce, la Cour note qu’à la base de la décision de suspension des fonctions critiquée se trouvait un texte de loi qui prévoyait l’application ex lege d’une telle mesure dès lors qu’un recours contre la décision du CSM portant exclusion de la magistrature était formé par l’intéressé - en l’occurrence la requérante (voir l’article 651 § 2 de la loi no 3003/2004, cité au paragraphe 28 ci-dessus). De ce fait, comme aucun élément relatif à la vie privée de la requérante ne figurait dans les motifs de la décision de suspension (paragraphe 12 ci-dessus), la Cour va rechercher s’il y a eu des conséquences très graves qui touchaient la vie privée de la requérante de manière particulièrement notable (voir paragraphe 83 ci-dessus).

86.  Tout d’abord, la Cour se penche sur la question de savoir si la suspension de la requérante de ses fonctions et, par conséquent, le non‑versement des salaires et des cotisations de sécurité sociale y afférentes pendant la période allant du 21 mars au 13 décembre 2017 ont eu des répercussions sur le « cercle intime » de sa vie privée. À ce titre, elle rappelle que l’élément pécuniaire du litige ne rend pas l’article 8 de la Convention automatiquement applicable (Denisov, précité, § 122). La Cour admet, comme l’a suggéré le Gouvernement (paragraphe 81 ci-dessus), que la mesure litigieuse était une mesure provisoire, car la requérante a pu bénéficier du versement de l’intégralité de ses salaires et des cotisations sociales après la fin de la procédure judiciaire (paragraphe 15 ci-dessus).

87.  Ensuite, étant donné que la requérante a fait l’objet d’une suspension de fonctions en raison de la contestation de la sanction disciplinaire, il apparaît que l’application de la mesure en cause était étroitement liée à la durée de la procédure contentieuse engagée par l’intéressée : en conséquence, tout retard injustifié de cette dernière procédure avait pour résultat de prolonger l’application de la mesure de suspension. Cependant, en ce qui concerne la procédure contentieuse, la Cour n’identifie pas d’éléments pouvant mettre en doute la diligence et la célérité avec lesquelles les autorités nationales ont jugé l’affaire (paragraphes 9-16 ci-dessus).

88.  La Cour note de surcroît que la question de la perte de revenus pendant l’application de la mesure litigieuse est également liée à l’impossibilité alléguée par l’intéressée d’occuper un autre emploi dans les domaines public et privé (paragraphe 82 ci-dessus). Or, tel qu’il ressort de la législation nationale en la matière (paragraphe 28 ci-dessus), les incompatibilités et les interdictions découlant du régime spécifique applicable aux magistrats étaient sans incidence pendant la suspension des fonctions. À cet égard, le cas d’espèce diffère en substance des cas examinés dans la jurisprudence citée par la requérante (paragraphe 82 ci‑dessus), car aucune décision interne ni aucun texte de loi n’empêchaient l’intéressée d’occuper un autre emploi dans les secteurs public ou privé (voir, mutatis mutandis, Calmanovici, précité, §§ 30 et 50-51 ; voir également, a contrario, Sidabras et Džiautas, précité, §§ 47 et 50 ; Albanese, précité, § 54 ; et Karov, précité, § 42).

89.  Quant aux possibilités de nouer et de maintenir des relations avec autrui, la Cour relève que la requérante a été réintégrée dans ses fonctions de juge une fois la procédure contentieuse terminée (paragraphe 14 ci‑dessus) et que, même si sa situation parmi ses pairs a été atteinte dans une certaine mesure, il n’existe aucun élément qui indiquerait que les conséquences dénoncées par l’intéressée étaient importantes au point de constituer une ingérence dans son droit au respect de la vie privée (voir, mutatis mutandis, J.B. et autres c. Hongrie (déc.), nos 45434/12 et 2 autres, § 133, 27 novembre 2018). Dans ce contexte, la requérante a omis de définir et préciser la nature et l’étendue de son préjudice présumé.

90.  Enfin, s’agissant de la réputation professionnelle de la requérante, la Cour note que cette dernière n’a apporté aucun argument qui puisse lui permettre de conclure que la mesure de suspension des fonctions aurait atteint le degré élevé de gravité requis par l’article 8 de la Convention, évoqué aux paragraphes 83-84 ci-dessus. Les seuls arguments de l’intéressée concernant le prétendu non-respect de sa réputation professionnelle sont formulés dans le contexte de la médiatisation de son affaire et du refus allégué du CSM d’assurer la protection de sa vie privée (paragraphe 101 ci-dessous).

91.  La Cour en conclut que la mesure litigieuse a eu des répercussions négatives limitées sur la vie privée de l’intéressée et n’a pas atteint le niveau de gravité requis pour qu’une question se pose sur le terrain de l’article 8 de la Convention (voir, mutatis mutandis, Denisov, précité, §§ 122-134).

92.  Étant donné que la durée de la suspension de fonctions de la requérante n’est pas en mesure d’entrainer l’applicabilité de l’article 8 et que les motifs de cette mesure n’ont pas porté atteinte à la « vie privée » de la requérante au sens du même article, la Cour estime que cette disposition n’est pas applicable en l’espèce et que ce grief doit être déclaré irrecevable pour incompatibilité ratione materiae avec les dispositions de la Convention, en application de l’article 35 §§ 3 a) et 4.

B.     Sur l’atteinte alléguée au droit à la vie privée à raison de la communication à la presse d’informations provenant du dossier d’enquête disciplinaire et de la position adoptée en l’espèce par le CSM quant à la protection de la réputation professionnelle

1.    Sur la communication d’informations à la presse

a)      Arguments des parties

93.  Le Gouvernement excipe du non-épuisement des voies de recours internes. Il soutient que la requérante aurait pu former une action civile délictuelle aux fins de l’engagement de la responsabilité des personnes ayant communiqué les informations qu’elle considérait être confidentielles. Il s’appuie, à cet égard, sur la décision Aghenitei c. Roumanie ([Comité] (déc.), no 64850/13, § 40-43, 4 juin 2019).

94.  La requérante réplique que les autorités disciplinaires ont communiqué à la presse des informations confidentielles et non conformes à la réalité concernant l’enquête disciplinaire dirigée contre elle, pour certaines d’entre elles avant même la notification à son égard de l’ouverture de la procédure disciplinaire, ce qui, à ses yeux, constitue une ingérence dans son droit à la vie privée au sens de l’article 8 de la Convention.

b)      Appréciation de la Cour

95.  La Cour renvoie tout d’abord aux principes applicables en matière d’épuisement des voies de recours internes (paragraphe 52 ci-dessus). Elle rappelle avoir déjà été saisie de griefs similaires dans plusieurs affaires roumaines et avoir attaché une importance particulière à l’impossibilité dans laquelle les intéressés s’étaient trouvés d’identifier les personnes ou les autorités responsables des « fuites » en cause.

96.  Ainsi, dans une série d’affaires, la Cour a considéré qu’une action civile en responsabilité délictuelle s’était révélée ineffective pour des doléances similaires à celle de la requérante au motif, principalement, que les personnes ou les autorités responsables des « fuites » ne pouvaient pas être identifiées (Cășuneanu c. Roumanie, no 22018/10, § 71, 16 avril 2013 ; Voicu c. Roumanie, no 22015/10, §§ 81-82, 10 juin 2014 ; et Apostu c. Roumanie, no 22765/12, § 110, 3 février 2015).

97.  En l’espèce, la Cour constate que les informations publiées dans la presse, que la requérante qualifie de confidentielles, provenaient de communications officielles faites par le bureau de presse de la cour d’appel de Bucarest sur demande expresse de journalistes (paragraphes 1820 ci‑dessus). Ainsi, elle estime que l’affaire de la requérante se distingue des affaires citées au paragraphe 96 ci-dessus. Elle renvoie également aux exemples de jurisprudence interne mentionnés dans l’affaire Cășuneanu (précité, § 41) contenant des références à des décisions des juridictions internes ayant procédé à un examen sur le fond ou ayant octroyé un dédommagement à des justiciables s’étant plaint d’une violation de leurs droits conventionnels dans des circonstances similaires à celles de la présente affaire.

98.  Dans ces conditions, la Cour ne distingue aucune raison pour douter de l’efficacité, en l’espèce, de l’action en responsabilité civile délictuelle au sens de l’article 1349 du nouveau code civil (paragraphe 27 ci-dessus), indiquée par le Gouvernement à l’appui de son exception préliminaire.

99.  Partant, la Cour accueille l’exception de non-épuisement des voies de recours internes soulevée par le Gouvernement, et elle considère que ce grief doit être rejeté, en application de l’article 35 § 4 de la Convention.

2.    Sur la position du CSM quant à la protection de la réputation professionnelle de la requérante

a)      Arguments des parties

100.  Le Gouvernement indique que le grief tiré du refus allégué du CSM d’assurer la protection de la réputation professionnelle de la requérante est prématuré et précise que les contestations formées par l’intéressée contre les décisions du CSM du 11 janvier 2018 ont été rejetées en 2019 (paragraphes 24 et 25 ci-dessus), soit après l’introduction de la requête. Il indique également que la voie de la responsabilité civile délictuelle contre les représentants des médias représentait, en droit interne, une voie de recours effective pour réparer le préjudice causé par les atteintes au droit à la réputation. Sur le fond du grief, le Gouvernement est d’avis que les autorités internes ont procédé à une mise en balance entre le droit des journalistes à la liberté d’expression et le droit de la requérante au respect de sa vie privée. Il ajoute que les informations publiées dans les médias concernaient toutes une question d’intérêt général pour le public et que le niveau de gravité des propos litigieux n’atteignait pas le seuil requis pour entraîner l’application de l’article 8 de la Convention.

101.  La requérante indique que l’arrêt de la Haute Cour portant rejet de sa contestation contre la décision no 26 du CSM n’avait pas encore été rédigé au moment du dépôt des observations sur la recevabilité de la requête et que le délai légal de mise au net n’avait pas été respecté en l’espèce. Elle ajoute que la position du CSM, consistant selon elle en un refus d’assurer la protection de sa réputation, était contradictoire puisque, à ses dires, il existait des éléments qui prouvaient que sa hiérarchie avait connaissance de sa participation à la formation en cause. À ses yeux, la position de cette instance s’analyse en une ingérence d’une gravité exceptionnelle, qui n’était ni prévue par la loi ni nécessaire dans une société démocratique et qui appelait une mise en balance avec le droit à la liberté d’expression des journalistes.

b)      Appréciation de la Cour

102.  La Cour estime qu’il ne s’impose pas de se pencher sur la question de savoir si le grief de la requérante est prématuré ou si, en l’espèce, l’intéressée a fait l’objet d’atteintes à sa réputation ayant dépassé le seuil de gravité requis pour que l’article 8 de la Convention trouve à s’appliquer, car ce grief est en tout état de cause irrecevable, pour les raisons exposées ci‑dessous.

103.  Renvoyant aux principes énoncés au paragraphe 52 ci-dessus, la Cour rappelle que, aux fins de l’application de la règle de l’épuisement des voies de recours internes, elle doit tenir compte de manière réaliste non seulement des recours prévus en théorie dans le système juridique de l’État contractant concerné, mais également du contexte dans lequel ils se situent ainsi que de la situation personnelle du requérant. Il lui faut dès lors examiner si, compte tenu de l’ensemble des circonstances de la cause, le requérant a fait tout ce que l’on pouvait raisonnablement attendre de lui pour épuiser les voies de recours internes (D.H. et autres c. République tchèque [GC], no 57325/00, § 116, CEDH 2007‑IV).

104.  En l’espèce, la Cour note que la requérante, estimant que les propos parus dans la presse étaient diffamatoires à son égard, a formulé plusieurs demandes visant à la protection de sa réputation devant le CSM (paragraphes 22-23 ci-dessus), qui ont au final été définitivement rejetées (paragraphes 24-25 ci-dessus).

105.  S’agissant de la procédure prévue en matière de défense de la réputation des magistrats, la Cour note que cette procédure administrative permettait au CSM de se saisir d’office ou d’être saisi au sujet d’atteintes à l’impartialité, à l’indépendance et à la réputation professionnelle des magistrats. De plus, il ressort de cette procédure que le CSM pouvait effectuer des vérifications en matière de réputation et en publier les résultats (voir l’article 30 §§ 1 et 2 de la loi no 317/2004, cité au paragraphe 29 ci‑dessus).

106.  Compte tenu des éléments dont elle dispose, la Cour relève que la voie utilisée par la requérante permettait d’obtenir, en cas de décision favorable, la publication des résultats de la vérification effectuée par le CSM en cas de découverte d’une atteinte à la réputation professionnelle. Ni la forme qu’auraient pu prendre les mesures de redressement appropriées pour pallier les conséquences d’atteintes au droit à la réputation d’un magistrat, d’une part, ni la réponse à la question de savoir si les personnes à l’origine de telles atteintes pouvaient défendre leur cause lors de la procédure administrative, d’autre part, ne se dégagent de la législation régissant cette procédure. Or, sur ce deuxième aspect, la Cour rappelle qu’il est indispensable que les auteurs d’assertions litigieuses se voient offrir une chance concrète et effective de pouvoir démontrer que leurs allégations reposaient sur une base factuelle suffisante (voir, mutatis mutandis et dans le cadre de l’article 10 de la Convention, Morice c. France [GC], no 29369/10, § 155, CEDH 2015, et les références qui y sont citées).

107.  Cela étant, la Cour observe que le droit roumain prévoit pour les personnes se plaignant d’une diffamation par voie de presse, y compris pour les magistrats, la possibilité de former une action devant les tribunaux civils afin d’obtenir une réparation du dommage subi sur la base de l’article 1349 du nouveau code civil (paragraphe 27 ci-dessus). Cette voie de recours permet aux intéressés de voir engager la responsabilité civile des auteurs des propos diffamatoires et réparer les préjudices ainsi subis. Ensuite, la Cour rappelle avoir été déjà saisie de plusieurs affaires roumaines, sur le terrain des articles 8 ou 10 de la Convention, dans lesquelles les intéressés avaient obtenu réparation de leurs préjudices causés par voie de presse, par le biais de l’action civile en responsabilité délictuelle (voir, parmi beaucoup d’autres, Aurelian Oprea c. Roumanie, no 12138/08, §§ 24-28, 19 janvier 2016 ; Rusu c. Roumanie, no 25721/04, §§ 12-13, 8 mars 2016 ; Ghiulfer Predescu c. Roumanie, no 29751/09, §§ 9-23, 27 juin 2017 ; et Prunea c. Roumanie, no 47881/11, §§ 7-16, 8 janvier 2019).

108.  Eu égard à ce qui précède, la Cour estime qu’en l’espèce, avant de lui soumettre son grief relatif à la protection de sa réputation, la requérante aurait dû faire usage de la voie civile par l’introduction d’une action en dommages et intérêts devant les tribunaux civils.

109.  Partant, la Cour accueille l’exception de non-épuisement des voies de recours internes soulevée par le Gouvernement, et elle considère que ce grief doit être rejeté, en application de l’article 35 § 4 de la Convention.

V. SUR L’APPLICATION DE L’ARTICLE 41 DE LA CONVENTION

110.  Aux termes de l’article 41 de la Convention :

« Si la Cour déclare qu’il y a eu violation de la Convention ou de ses Protocoles, et si le droit interne de la Haute Partie contractante ne permet d’effacer qu’imparfaitement les conséquences de cette violation, la Cour accorde à la partie lésée, s’il y a lieu, une satisfaction équitable. »

A.    Dommage

111.  La requérante demande 100 000 euros (EUR) au titre du dommage moral qu’elle dit avoir subi à raison de l’ensemble des manquements dénoncés par elle dans la présente affaire, qui selon elle ont entaché la procédure disciplinaire menée contre elle et lui ont causé un grave préjudice quant à sa probité morale et à sa carrière professionnelle ainsi que des sentiments d’humiliation et une profonde souffrance. Elle demande aussi une indemnisation au titre du dommage matériel qu’elle estime avoir subi, dont elle chiffre le montant à 698 EUR pour le retard de six mois que la cour d’appel de Bucarest aurait mis pour lui verser ses salaires et à 5 596 EUR pour les jours de congés dont elle aurait été privée.

112.  Le Gouvernement considère que le montant sollicité par la requérante au titre du préjudice moral est excessif et estime qu’un éventuel constat de violation représenterait une réparation suffisante en l’espèce. Pour ce qui est du préjudice matériel, il invite la Cour à rejeter les prétentions de la requérante au motif, d’une part, que l’intéressée a pu recouvrer l’intégralité des salaires dus et, d’autre part, que le droit interne et le droit européen ne prévoient une compensation financière pour les congés non pris qu’en cas de rupture du contrat de travail.

113.  La Cour rappelle avoir conclu uniquement à la violation de l’article 6 § 1 de la Convention en raison du défaut d’accès à un tribunal pour contester la décision de suspension infligée à la requérante le 21 mars 2017. Elle ne distingue aucun lien de causalité entre la violation constatée et le dommage matériel allégué. La Cour rejette donc la demande formulée à ce titre. En revanche, elle estime que le simple constat de violation ne constitue pas en l’espèce une réparation suffisante du préjudice moral subi par l’intéressée. Statuant en équité comme le veut l’article 41 de la Convention, elle accorde à la requérante la somme de 6 000 EUR pour dommage moral.

B.     Frais et dépens

114.  La requérante réclame 6 560 EUR au titre des frais et dépens engagés dans le cadre de la procédure menée devant la Cour et elle demande le versement direct de cette somme sur le compte bancaire de son avocate.

115.  Le Gouvernement ne s’oppose pas, sur le principe, au remboursement des frais et dépens. Il signale toutefois que la demande de la requérante n’est accompagnée que d’une convention conclue entre celle-ci et son avocate, et estime qu’il ne s’agit pas d’un document justificatif suffisant.

116.  Selon la jurisprudence de la Cour, un requérant ne peut obtenir le remboursement de ses frais et dépens que dans la mesure où se trouvent établis leur réalité, leur nécessité et le caractère raisonnable de leur taux. En outre, les frais de justice ne sont recouvrables que dans la mesure où ils se rapportent à la violation constatée. À cet égard, la Cour note que la requérante n’a obtenu gain de cause devant elle que pour une partie seulement de ses griefs et qu’une bonne partie de ses observations étaient consacrées à un volet de la requête déclaré irrecevable. En de telles circonstances, elle peut juger approprié de réduire le montant à octroyer au titre des frais et dépens (Denisov, précité, § 146).

117.  Au vu de ce qui précède, et compte tenu des documents dont elle dispose et des critères énoncés ci-dessus, la Cour estime raisonnable d’accorder 2 000 EUR, tous frais confondus pour la procédure menée devant elle. Ainsi qu’il a été demandé, le montant alloué devra être directement versé sur le compte bancaire indiqué par la représentante de la requérante (voir, par exemple, Khlaifia et autres c. Italie [GC], no 16483/12, § 288, 15 décembre 2016).

C.    Intérêts moratoires

118.  La Cour juge approprié de calquer le taux des intérêts moratoires sur le taux d’intérêt de la facilité de prêt marginal de la Banque centrale européenne majoré de trois points de pourcentage.

PAR CES MOTIFS, LA COUR

1.      Joint au fond, à la majorité, l’exception préliminaire du Gouvernement tirée du non-épuisement des voies de recours internes, et la rejette ;

2.      Déclare, à la majorité, le grief concernant le droit d’accès à un tribunal recevable ;

3.      Déclare, à l’unanimité, le surplus de la requête irrecevable ;

4.      Dit, par six voix contre une, qu’il y a eu violation de l’article 6 § 1 de la Convention ;

5.      Dit, par six voix contre une,

a)     que l’État défendeur doit verser, dans un délai de trois mois à compter de la date à laquelle l’arrêt sera devenu définitif conformément à l’article 44 § 2 de la Convention, les sommes suivantes, à convertir dans la monnaie de l’État défendeur au taux applicable à la date du règlement :

i. 6 000 EUR (six mille euros) sur le compte bancaire de la requérante, plus tout montant pouvant être dû sur cette somme à titre d’impôt, pour dommage moral,

ii. 2 000 EUR (deux mille euros) sur le compte bancaire de la représentante de la requérante, plus tout montant pouvant être dû sur cette somme par la requérante à titre d’impôt, pour frais et dépens ;

b)     qu’à compter de l’expiration dudit délai et jusqu’au versement, ces montants seront à majorer d’un intérêt simple à un taux égal à celui de la facilité de prêt marginal de la Banque centrale européenne applicable pendant cette période, augmenté de trois points de pourcentage ;

6.      Rejette, à l’unanimité, la demande de satisfaction équitable pour le surplus.

Fait en français, puis communiqué par écrit le 20 octobre 2020, en application de l’article 77 §§ 2 et 3 du règlement.

Andrea Tamietti                                                                    Yonko Grozev
        Greffier                                                                               Président

Au présent arrêt se trouve joint, conformément aux articles 45 § 2 de la Convention et 74 § 2 du règlement, l’exposé de l’opinion séparée du juge Wojtyczek.

YG
ANT


OPINION PARTIELLEMENT DISSIDENTE DU
JUGE WOJTYCZEK

1.  Avec tout le respect dû à la majorité, je ne peux souscrire à la déclaration de recevabilité du grief concernant l’accès à un tribunal, ni au constat de violation de l’article 6 § 1 de la Convention.

2.  À mon avis, dans la présente affaire, le problème principal concernant l’accès à un tribunal se pose en des termes différents de ceux examinés par la Cour. En droit roumain, un magistrat qui introduit un recours pour contester une mesure disciplinaire est suspendu de ses fonctions (« le simple fait que la suspension des fonctions de l’intéressée était due à l’exercice par celle-ci de son droit de recours » (paragraphe 76)). Cette suspension automatique constitue ainsi une entrave à l’accès à un tribunal de deuxième degré qui doit statuer sur le fond de l’affaire disciplinaire, et peut décourager l’introduction de tels recours par les intéressés. Le problème principal concerne donc le recours contre la décision disciplinaire elle‑même (c’est ce recours qui est entravé par la suspension) plus que le recours contre la mesure temporaire de suspension. Toutefois, le grief concernant l’accès au juge qui statue sur le fond de l’affaire disciplinaire n’ayant pas été soulevé par la requérante, il n’a pas été communiqué et a fortiori n’a pas pu être examiné par la Cour.

3.  Le Gouvernement roumain a soulevé l’exception de non-épuisement des voies de recours internes et la majorité a décidé de joindre cette question au fond de la requête. Dans ce contexte, il convient de rappeler brièvement les principes dégagés par la jurisprudence de la Cour, tels que résumés dans l’arrêt Vučković et autres c. Serbie (exception préliminaire [GC], nos 17153/11 et 29 autres, §§ 70-71, 74, 77, 25 mars 2014) :

« 70.  Les États n’ont pas à répondre de leurs actes devant un organisme international avant d’avoir eu la possibilité de redresser la situation dans leur ordre juridique interne. Les personnes désireuses de se prévaloir de la compétence de contrôle de la Cour relativement à des griefs dirigés contre un État ont donc l’obligation d’utiliser auparavant les recours qu’offre le système juridique de celui-ci (voir, parmi beaucoup d’autres, Akdivar et autres c. Turquie, 16 septembre 1996, § 65, Recueil 1996IV). La Cour ne saurait trop souligner qu’elle n’est pas une juridiction de première instance ; elle n’a pas la capacité, et il ne sied pas à sa fonction de juridiction internationale, de se prononcer sur un grand nombre d’affaires qui supposent d’établir les faits de base ou de calculer une compensation financière - deux tâches qui, par principe et dans un souci d’effectivité, incombent aux juridictions internes (voir la décision Demopoulos et autres c. Turquie (déc.) [GC], nos 46113/99, 3843/02, 13751/02, 13466/03, 10200/04, 14163/04, 19993/04 et 21819/04, § 69, CEDH 2010, dans laquelle la Cour a cité les principes exposés de manière détaillée aux paragraphes 66 à 69 de l’arrêt Akdivar et autres, dont les éléments pertinents en l’espèce sont rappelés ciaprès).

71.  L’obligation d’épuiser les recours internes impose aux requérants de faire un usage normal des recours disponibles et suffisants pour leur permettre d’obtenir réparation des violations qu’ils allèguent. Ces recours doivent exister à un degré suffisant de certitude, en pratique comme en théorie, sans quoi leur manquent l’effectivité et l’accessibilité voulues (Akdivar et autres, précité, § 66).

(...)

74.  Pour pouvoir être jugé effectif, un recours doit être susceptible de remédier directement à la situation incriminée et présenter des perspectives raisonnables de succès (Balogh c. Hongrie, no 47940/99, § 30, 20 juillet 2004, et Sejdovic c. Italie [GC], no 56581/00, § 46, CEDH 2006II). Cependant, le simple fait de nourrir des doutes quant aux perspectives de succès d’un recours donné qui n’est pas de toute évidence voué à l’échec ne constitue pas une raison propre à justifier la non-utilisation du recours en question (Akdivar et autres, précité, § 71, et Scoppola c. Italie (n2) [GC], no 10249/03, § 70, 17 septembre 2009).

(...)

77.  En ce qui concerne la charge de la preuve, il incombe au Gouvernement excipant du non-épuisement de convaincre la Cour que le recours était effectif et disponible tant en théorie qu’en pratique à l’époque des faits. Une fois cela démontré, c’est au requérant qu’il revient d’établir que le recours évoqué par le Gouvernement a en fait été employé ou bien que, pour une raison quelconque, il n’était ni adéquat ni effectif compte tenu des faits de la cause, ou encore que certaines circonstances particulières dispensaient l’intéressé de l’exercer (Akdivar et autres, précité, § 68, Demopoulos et autres, décision précitée, § 69, et McFarlane c. Irlande [GC], no 31333/06, § 107, 10 septembre 2010). »

4.  Dans la présente affaire, le Gouvernement roumain, pour plaider le non‑épuisement des voies de recours internes, se réfère notamment à la décision no 774/2015 de la Cour constitutionnelle roumaine en date du 10 novembre 2015. La motivation de l’arrêt de la Cour européenne des droits de l’homme mentionne cette décision et cite un passage de sa motivation.

Ladite décision mériterait une présentation et un examen plus approfondis. Elle statue sur une question soulevée à l’occasion d’une affaire introduite devant la Haute de Cassation et de Justice par deux magistrats qui avaient été suspendus de leurs fonctions sur le fondement de l’article 52 § 1 de la loi no 317/2004 sur le Conseil supérieur de la magistrature. Lors de l’examen de cette affaire, la Haute Cour de Cassation et de Justice avait décidé de saisir la Cour constitutionnelle d’une question concernant la constitutionnalité de la disposition législative en cause, estimant que celle-ci limitait le droit d’accès au juge. La Cour constitutionnelle a constaté la non‑conformité à la Constitution de la disposition législative contestée. De plus, elle a affirmé que les carences de la législation devaient être corrigées par des modifications de la législation en vigueur. Elle a enjoint à la Haute de Cassation et de Justice d’appliquer directement la Constitution en attendant l’adoption de la nouvelle législation, et d’admettre donc l’accès à cette juridiction. La Cour constitutionnelle a ainsi imposé l’application directe de l’article 21 de la Constitution roumaine, qui garantit le droit d’accès à la justice, et de l’article 134 § 3, qui prévoit que les décisions du Conseil supérieur de la magistrature en matière disciplinaire peuvent être contestées devant la Haute Cour de Cassation et de Justice.

Cette affaire montre que dans une situation où l’accès au juge n’était pas ouvert aux personnes intéressées, celles-ci ont néanmoins disposé d’un mécanisme judiciaire efficace leur permettant d’obtenir gain de cause et de faire examiner le fond de leur grief par un juge. Les voies de recours existant en droit roumain ont donc permis de débloquer de façon efficace - et sans attendre des réformes législatives - l’accès au juge malgré l’existence d’une législation jugée inconstitutionnelle car n’ouvrant pas cet accès. Dans ces conditions, il est difficile de suivre la majorité lorsqu’elle affirme qu’il n’existait pas de recours judiciaire efficace, alors que la décision présentée ci-dessus prouve clairement le contraire dans le cas de certaines dispositions de la même loi, autres que celle applicable dans la présente affaire. On a l’impression que la majorité cite la décision de la Cour constitutionnelle sans prendre en considération le fond et les enseignements de cette décision.

Bien que le Gouvernement roumain ait présenté la décision susnommée de façon très succincte, il faudrait à mon avis admettre qu’il a satisfait aux exigences de la charge de la preuve qui lui incombait, car le contenu de cette décision parle de lui-même.

5.  On peut objecter que la jurisprudence de la Cour, concernant d’autres pays qui connaissent le contrôle concret de constitutionnalité des lois (le contrôle par voie d’exception), considère que la demande d’un tel contrôle n’est pas une voie de recours à épuiser avant d’introduire une requête devant la Cour européenne des droits de l’homme. Dans le contexte italien, la Cour a en effet exprimé l’opinion suivante (Spadea et Scalabrino c. Italie, 28 septembre 1995, § 24, série A no 315‑B) :

« (...) la Cour rappelle que dans le système juridique italien un individu ne jouit pas d’un accès direct à la Cour constitutionnelle pour l’inviter à vérifier la constitutionnalité d’une loi : seule a la faculté de la saisir, à la requête d’un plaideur ou d’office, une juridiction qui connaît du fond d’une affaire. Dès lors, pareille demande ne saurait s’analyser en un recours dont l’article 26 exige l’épuisement (voir, mutatis mutandis, les arrêts Brozicek c. Italie du 19 décembre 1989, série A n167, p. 17, par. 34, et Padovani c. Italie du 26 février 1993, série A no 257-B, p. 19, par. 20). »

Cette possible objection soulève plusieurs observations. Premièrement, depuis l’adoption de cette approche la Cour a développé très fortement le principe de subsidiarité. Parallèlement, les attitudes des juridictions nationales ont aussi complètement changé. Celles-ci sont beaucoup plus sensibles aujourd’hui aux questions de mise en œuvre de la Convention de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales.

Deuxièmement, les réserves formulées dans le contexte italien doivent être réexaminées dans le contexte roumain. Les approches des juridictions peuvent varier d’un État à un autre.

Troisièmement, comme cela a été expliqué, l’exemple d’arrêt cité confirme l’efficacité de l’exception d’inconstitutionnalité soulevée dans le contexte roumain.

Quatrièmement, si un particulier ne peut pas saisir directement la Cour constitutionnelle, il peut néanmoins solliciter avec succès devant le juge du fond le renvoi d’une question de constitutionnalité à la Cour constitutionnelle. De plus, « la Cour n’exclut pas que, lorsqu’un mécanisme de renvoi préjudiciel existe, le refus d’un juge interne de poser une question préjudicielle puisse, dans certaines circonstances, affecter l’équité de la procédure - même si ledit juge n’est pas appelé à se prononcer en dernière instance (...) –, que la juridiction compétente pour statuer à titre préjudiciel soit interne (voir les arrêts Coëme et autres [c. Belgique, nos 32492/96, 32547/96, 32548/96, 33209/96 et 33210/96, § 114, CEDH 2000-VII], Wynen [c. Belgique, no 32576/96, §§ 41-43, CEDH 2002-VIII,] et Ernst et autres [c. Belgique, no 33400/96, § 74, 15 juillet 2003]) ou communautaire (...) » (Ullens de Schooten et Rezabek c. Belgique, nos 3989/07 et 38353/07, § 59, 20 septembre 2011). Selon la logique de la jurisprudence concernant l’Italie, on devrait aussi écarter tous les recours soumis à un filtrage préalable, comme le pourvoi en cassation (ou un recours similaire) dans certains États, car dans ces cas le justiciable n’a pas un accès direct au juge du fond, c’est un autre juge qui décide de transmettre ou non à ce dernier le recours introduit.

6.  Quelle que soit l’appréciation portée sur la nécessité de renvoyer à la Cour constitutionnelle une question de constitutionnalité comme condition de l’épuisement des voies de recours internes, elle n’est pas décisive dans la présente affaire. Le présent arrêt, se fondant sur les observations des parties, cite un certain nombre de décisions judiciaires roumaines qui admettent l’accès au juge pour contester la suspension d’un magistrat, en attendant l’examen sur le fond des recours concernant les sanctions disciplinaires (paragraphes 31, 32, 33, 67 et 68). En particulier, l’arrêt donne l’information suivante :

« 33.  Quant à la requérante, elle a versé un arrêt de la Haute Cour du 13 octobre 2017 portant rejet de la contestation formée par un magistrat s’étant trouvé dans une situation similaire à la sienne. Dans cet arrêt, la Haute Cour a jugé que son rôle dans ce type de litige se limitait au seul contrôle de la légalité de l’acte critiqué, donc à la vérification du respect, par les autorités, des normes légales lors de l’adoption de cet acte, et que la suspension des fonctions en cas d’exercice d’un recours contre la décision d’exclusion de la magistrature était prévue par la loi. »

La jurisprudence présentée montre donc clairement que la requérante pouvait introduire un recours devant une juridiction nationale.

7.  Toutefois, la majorité estime que le contrôle exercé par les juridictions nationales est insuffisant et formule l’opinion suivante :

« 68.  Quant aux décisions internes résumées dans la lettre du CSM du 9 octobre 2019, elles ne permettent pas à la Cour d’identifier une situation susceptible de confirmer l’existence d’une pratique des tribunaux internes autorisant l’examen de la mesure en cause par le biais de la voie de recours évoquée par le Gouvernement (paragraphe 58 ci-dessus). Ce constat est renforcé d’ailleurs par l’exemple de jurisprudence versé par la requérante. En effet, dans cet exemple, l’examen opéré par la Haute Cour ne se limitait qu’à un contrôle de légalité et ne visait donc pas la nécessité et la proportionnalité de la mesure de suspension des fonctions (paragraphe 33 ci‑dessus). »

Je note que la nature et l’intensité du contrôle du juge sur les actes de puissance publique varient en fonction de la nature des compétences exercées et, en particulier, en fonction de la liberté d’action laissée aux organes de l’État. Le principe de proportionnalité est un principe de droit qui circonscrit l’exercice des compétences au cas où la loi laisse une marge d’appréciation ou un pouvoir au moins partiellement discrétionnaire aux organes de l’État. Ubi discretionalis potestas (i.e. libertas decidendi), ibi proportionalitas. Ubi proportionalitas, ibi discretionalis potestas.

La demande de contrôler la proportionnalité d’une mesure d’application de la loi n’a de sens que si l’organe qui a pris la décision attaquée disposait d’une certaine marge d’appréciation ou d’un minimum de pouvoir discrétionnaire. Si une mesure doit être appliquée « automatiquement » à chaque fois que certaines conditions légales sont réunies, le contrôle de proportionnalité de la décision d’application est exclu. Le grief tiré du non-respect du principe de proportionnalité par un organe chargé d’appliquer la loi et exerçant une compétence liée est tout simplement indéfendable en droit national (comparer avec Károly Nagy c. Hongrie [GC], no 56665/09, §§ 60-63, 14 septembre 2017). En revanche, dans de tels cas, le grief tiré du non-respect du principe de proportionnalité a un sens et peut être défendable s’il est dirigé contre le législateur, ce qui présuppose l’existence d’un mécanisme juridictionnel de contrôle de la loi (sur les mesures générales imposées par la loi, comparer avec les considérations exprimées par Sir Nicolas Bratza au paragraphe 4 de son opinion concordante jointe à l’arrêt Animal Defenders International c. Royaume-Uni [GC], no 48876/08, CEDH 2013). Dans ces conditions, exiger un contrôle juridictionnel de proportionnalité portant sur des décisions d’application de la loi quand l’autorité d’application exerce une compétence liée sans remettre au préalable en cause cette compétence elle‑même ne me semble pas rationnel.

8.  L’exigence de contrôler la proportionnalité, posée par la majorité au paragraphe 68, touche donc au fond de la législation applicable et remet en question le choix du législateur d’établir certaines mesures comme une conséquence « automatique » de certaines conditions légales. Si le juge doit contrôler la nécessité et la proportionnalité de la mesure de suspension, alors l’autorité compétente doit disposer des pouvoirs qui lui permettent de choisir les mesures à prendre et d’apprécier leur nécessité et leur proportionnalité. Ainsi la motivation du présent arrêt exige - implicitement - de remplacer le pourvoir lié, conféré à un organe de l’État, par un pouvoir au moins partiellement discrétionnaire. En d’autres termes, la législation applicable est déclarée implicitement - on pourrait dire par ricochet - contraire à la Convention pour déficit de pouvoir discrétionnaire.

Cette approche soulève plusieurs objections. Premièrement, elle semble en contradiction avec la conclusion à laquelle parvient la Cour sur le terrain de l’article 8. Celle-ci adopte à cet égard - à juste titre - la position suivante (paragraphe 92) :

« Étant donné que la durée de la suspension de fonctions de la requérante a été relativement courte pour entraîner l’applicabilité de l’article 8 et que les motifs de cette mesure n’ont pas porté atteinte à la « vie privée » de la requérante au sens du même article, la Cour estime que cette disposition n’est pas applicable en l’espèce et que ce grief doit être déclaré irrecevable pour incompatibilité ratione materiae avec les dispositions de la Convention, en application de l’article 35 §§ 3 a) et 4. »

Pour la Cour, le contenu de la législation roumaine concernant la suspension des magistrats pendant la procédure disciplinaire ne pose pas de problème au regard des droits matériels garantis par la Convention.

Deuxièmement, si on souhaite remettre en question le contenu des règles législatives instaurant certaines mesures touchant les particuliers, il faudrait le faire de façon explicite, après une réflexion approfondie et avec une motivation détaillée et persuasive, fondée sur les droits substantiels et non sur des droits formels tels que ceux garantis aux articles 6 ou 13. Je note, en passant, que dans certaines affaires, la Cour estime que la marge de liberté décisionnelle accordée aux autorités chargées d’appliquer la loi est trop faible et de ce fait incompatible avec la Convention (voir, par exemple, Calmanovici c. Roumanie, no 42250/02, § 153, 1er juillet 2008), alors que dans de nombreuses autres, elle constate des violations de la Convention à cause d’un pouvoir discrétionnaire trop large (voir par exemple De Tommaso c. Italie [GC], no 43395/09, § 124, 23 février 2017, et Shalimov c. Ukraine, no 20808/02, § 88, 4 mars 2010).

Troisièmement, l’article 6 de la Convention ne régit pas l’étendue du pouvoir discrétionnaire ou lié à conférer aux organes de l’État. Cet article accorde le droit d’accéder à un juge qui statue sur des griefs défendables et non pas à un juge qui applique dans chaque affaire le principe de proportionnalité pour contrôler les mesures contestées. Comme l’a rappelé très pertinemment la Cour dans l’arrêt Karoly Nagy c. Hongrie (précité, § 61), « l’article 6 § 1 n’assure aux « droits et obligations » de caractère civil aucun contenu matériel déterminé dans l’ordre juridique des États contractants : la Cour ne saurait créer, par voie d’interprétation de l’article 6 § 1, un droit matériel n’ayant aucune base légale dans l’État concerné ». Or, l’approche adoptée par la majorité aboutit à déclarer contraire à l’article 6 des situations dans lesquelles la loi accorde aux organes de l’État une compétence liée, imposant par conséquent la création de droits inexistants en droit national.

9.  Je note aussi que le fait que des recours introduits dans d’autres cas n’aient pas abouti à des décisions favorables ne prouve pas en soi leur inefficacité, surtout si les questions soulevées étaient nouvelles. Cette efficacité doit être appréciée en tenant compte du champ possible des griefs défendables et des effets d’une décision qui accueille un recours, tels que prévus par le droit national. Ces derniers peuvent être prévus dans la législation nationale ou mis exergue par la jurisprudence dans d’autres types d’affaires tant que le droit national n’exclut pas d’effets similaires pour les affaires du type de celles portées devant la Cour.

10.  En conclusion, il faut souligner que la jurisprudence citée dans la motivation du présent arrêt prouve l’existence de voies de recours efficaces. Le contrôle exercé par le juge roumain semble s’étendre à l’ensemble des griefs défendables en droit national. Le grief de la requérante concernant le droit d’accès à un tribunal semble donc manifestement mal fondé.

11.  L’approche adoptée par la majorité remet implicitement en cause la législation accordant aux organes de l’État une compétence liée sans se pencher en profondeur sur la question de la compatibilité de telles compétences avec la Convention. Elle remet aussi en cause le principe de subsidiarité qui exige notamment l’épuisement des voies de recours internes.


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