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European Court of Human Rights


You are here: BAILII >> Databases >> European Court of Human Rights >> ATILLA TAS v. TURKEY - 72/17 (Judgment : Preliminary objection dismissed : Second Section) French Text [2021] ECHR 42 (19 January 2021)
URL: http://www.bailii.org/eu/cases/ECHR/2021/42.html
Cite as: CE:ECHR:2021:0119JUD000007217, [2021] ECHR 42, ECLI:CE:ECHR:2021:0119JUD000007217

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DEUXIÈME SECTION

AFFAIRE ATILLA TAŞ c. TURQUIE

(Requête no 72/17)

 

 

ARRÊT

Art 5 § 1 c) • Détention provisoire irrégulière et arbitraire d’un célèbre chanteur et chroniqueur sur la base de soupçons non plausibles de soutien à une organisation terroriste par le biais de ses articles dans un journal et ses messages sur Twitter

Art 5 § 4 • Contrôle de la légalité de la détention • Absence d’accès illimité aux éléments de preuve mais connaissance suffisante de la teneur de ceux revêtant une importance essentielle pour une contestation efficace de la légalité de la détention provisoire • Interrogatoire détaillé du requérant, assisté par ses avocats, sur ces éléments de preuve par les instances nationales et retranscription dans des procès-verbaux

Art 10 • Liberté d’expression • Irrégularité de la détention se répercutant sur la légalité de l’ingérence

 

STRASBOURG

19 janvier 2021

 

Cet arrêt deviendra définitif dans les conditions définies à l’article 44 § 2 de la Convention. Il peut subir des retouches de forme.


En l’affaire Atilla Taş c. Turquie,

La Cour européenne des droits de l’homme (deuxième section), siégeant en une Chambre composée de :

          Jon Fridrik Kjølbro, président,
          Marko Bošnjak,
          Aleš Pejchal,
          Valeriu Griţco,
          Carlo Ranzoni,
          Pauliine Koskelo,
          Saadet Yüksel, juges,
          et de Stanley Naismith, greffier de section.

Vu la requête (no 72/17) dirigée contre la République de Turquie et dont un ressortissant de cet État, M. Atilla Taş (« le requérant »), a saisi la Cour en vertu de l’article 34 de la Convention de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales (« la Convention ») le 21 décembre 2016,

Vu la décision de porter à la connaissance du gouvernement turc (« le Gouvernement ») les griefs concernant l’article 5 §§ 1, 3 et 4 et les articles 10 et 18 de la Convention et de déclarer la requête irrecevable pour le surplus,

Vu les observations communiquées par le Gouvernement et celles communiquées en réplique par le requérant,

Vu les observations écrites présentées par la Commissaire aux droits de l’homme du Conseil de l’Europe (« la Commissaire aux droits de l’homme »), qui a exercé son droit de prendre part à la procédure (article 36 § 3 de la Convention et article 44 § 2 du règlement de la Cour),

Vu les commentaires formulés par le Rapporteur spécial sur la promotion et la protection du droit à la liberté d’opinion et d’expression des Nations unies (« le Rapporteur spécial »), qui a été autorisé par le président de la section à se porter tiers intervenant en vertu de l’article 36 § 2 de la Convention et de l’article 44 § 3 du règlement de la Cour,

Vu les commentaires formulés par les organisations non gouvernementales suivantes, qui ont été autorisées par le président de la section à intervenir en vertu de l’article 36 § 2 de la Convention et de l’article 44 § 3 du règlement de la Cour et qui ont agi conjointement : Article 19, le Comité pour la protection des journalistes, le Centre européen pour la liberté de la presse et des médias, la Fédération européenne des journalistes, Human Rights Watch, Index on Censorship, la Fédération internationale des journalistes, International Press Institute, Media Legal Defense Initiative, PEN International et Reporters Sans Frontières (« les organisations non gouvernementales intervenantes »),

Après en avoir délibéré en chambre du conseil le 24 novembre 2020,

Rend l’arrêt que voici, adopté à cette date :

INTRODUCTION

1.  Le requérant est un célèbre chanteur. Avant la tentative de coup d’État du 15 juillet 2016, il était également chroniqueur au journal Meydan, un quotidien fermé à la suite de la promulgation, le 27 juillet 2016, dans le cadre de l’état d’urgence, du décret-loi no 668. Au cours des dernières années ayant précédé la tentative de coup d’État du 15 juillet 2016, il s’était fait connaître pour son point de vue critique concernant les politiques du gouvernement en place. Dans ce contexte, plusieurs tweets postés sur son compte Twitter « @AtillaTasNet » avaient attiré l’attention du grand public. La présente requête concerne plus particulièrement la détention provisoire du requérant, qui dénonce une violation de l’article 5 §§ 1, 3 et 4 et des articles 10 et 18 de la Convention.

EN FAIT

2.  Le requérant est né en 1971 et réside à Istanbul. Il a été représenté principalement par Me A.D. Ceylan et Me S. Kalan Güvercin, avocats à Istanbul.

3.  Le Gouvernement a été représenté par son agent.

A.    La tentative de coup d’État du 15 juillet 2016

4.  Dans la nuit du 15 au 16 juillet 2016, un groupe de personnes appartenant aux forces armées turques, dénommé « le Conseil de la paix dans le pays », fit une tentative de coup d’État militaire afin de renverser le parlement, le gouvernement et le président de la République démocratiquement élus.

5.  Durant la tentative de coup d’État, les soldats contrôlés par les putschistes bombardèrent plusieurs bâtiments stratégiques de l’État, y compris le Parlement et le complexe présidentiel, attaquèrent l’hôtel où se trouvait le président de la République, prirent en otage le chef d’état-major, assaillirent des stations de télévision et tirèrent sur des manifestants. Au cours de cette nuit marquée par des violences, plus de 300 personnes furent tuées et plus de 2 500 personnes furent blessées.

6.  Au lendemain de la tentative de coup d’État militaire, les autorités nationales accusèrent le réseau de Fetullah Gülen, un citoyen turc résidant aux États-Unis d’Amérique, considéré comme étant le chef présumé d’une organisation désignée par les autorités turques sous l’appellation FETÖ/PDY (« Organisation terroriste fetullahiste/Structure d’État parallèle »). Par la suite, plusieurs enquêtes pénales furent engagées par les parquets compétents contre des membres présumés de cette organisation.

7.  Le 20 juillet 2016, le Gouvernement déclara l’état d’urgence pour une période de trois mois à partir du 21 juillet 2016, état d’urgence qui fut ensuite prolongé de trois mois en trois mois par le Conseil des ministres, réuni sous la présidence du président de la République.

8.  Le 21 juillet 2016, les autorités turques notifièrent au Secrétaire Général du Conseil de l’Europe une dérogation à la Convention au titre de l’article 15, ainsi libellée (traduction fournie par les autorités turques) :

« Je communique la notification suivante du Gouvernement de la République de Turquie.

Le 15 juillet 2016, une tentative de coup d’État de grande envergure a été organisée dans la République de Turquie pour renverser le gouvernement démocratiquement élu et l’ordre constitutionnel. Cette tentative ignoble a été déjouée par l’État turc et des personnes agissant dans l’unité et la solidarité. La tentative de coup d’État et ses conséquences ainsi que d’autres actes terroristes ont posé de graves dangers pour la sécurité et l’ordre publics, constituant une menace pour la vie de la nation au sens de l’article 15 de la Convention de sauvegarde des Droits de l’Homme et des Libertés fondamentales.

La République de Turquie prend les mesures nécessaires prévues par la loi, conformément à la législation nationale et à ses obligations internationales. Dans ce contexte, le 20 juillet 2016, le Gouvernement de la République de Turquie a déclaré un état d’urgence pour une durée de trois mois, conformément à la Constitution (article 120) et la Loi no 2935 sur l’état d’urgence (article 3/1 b). (...)

La décision a été publiée au Journal officiel et approuvée par la Grande Assemblée nationale turque le 21 juillet 2016. Ainsi, l’état d’urgence prend effet à compter de cette date. Dans ce processus, les mesures prises peuvent impliquer une dérogation aux obligations découlant de la Convention de sauvegarde des Droits de l’Homme et des Libertés fondamentales, admissible à l’article 15 de la Convention.

Je voudrais donc souligner que cette lettre constitue une information aux fins de l’article 15 de la Convention. Le Gouvernement de la République de Turquie vous gardera, Monsieur le Secrétaire Général, pleinement informé des mesures prises à cet effet. Le Gouvernement vous informera lorsque les mesures auront cessé de s’appliquer.

(...) »

9.  Pendant la période d’état d’urgence, le Conseil des ministres, réuni sous la présidence du président de la République, adopta trente‑sept décrets-lois en application de l’article 121 de la Constitution. Ces textes apportaient d’importantes limitations aux garanties procédurales reconnues en droit interne aux personnes placées en garde à vue ou en détention provisoire (prolongation de la durée de la garde à vue, restrictions relatives à l’accès au dossier et à l’examen des oppositions formées contre les mesures de détention, etc.).

10.  Le 18 juillet 2018, l’état d’urgence fut levé.

B.     La détention provisoire du requérant et la procédure pénale engagée contre lui

11.  Le 29 août 2016, le 3e juge de paix d’Istanbul ordonna l’application d’une mesure de restriction d’accès au dossier de l’enquête envers les personnes soupçonnées d’être membres du FETÖ/PDY et leurs avocats, dont le requérant et ses représentants.

12.  Le 30 août 2016, alors qu’il se trouvait à Bursa, le requérant apprit par les médias qu’il était soupçonné dans le cadre d’une enquête pénale menée contre les membres présumés du FETÖ/PDY. Il publia alors plusieurs tweets sur son compte Twitter dans lesquels il indiquait qu’il retournerait à Istanbul afin de faire une déposition.

13.  Le 31 août 2016, le requérant fut arrêté à Bursa. Après son arrestation, il fut placé en garde à vue dans les locaux du département antiterroriste de la police d’Istanbul.

14.  Le même jour, le parquet d’Istanbul adressa une lettre à l’Agence de réglementation et de supervision des banques (« la BDDK »), lui demandant si le requérant détenait un compte dans les institutions financières qui avaient apporté un soutien au FETÖ/PDY. Il ressort de l’acte d’accusation déposé par le parquet d’Istanbul que l’intéressé ne disposait pas d’un tel compte (paragraphe 27 ci-dessous).

15.  Toujours le 31 août 2016, le parquet d’Istanbul envoya une lettre au Fonds de garantie des dépôts bancaires (« le TMSF ») pour savoir si le requérant avait un compte bancaire à la Bank Asya (une banque prétendument en lien avec le FETÖ/PDY). Il résulte des éléments de preuve présentés par le parquet d’Istanbul contre le requérant que ce dernier ne détenait pas de compte bancaire dans cet établissement (paragraphe 27 ci‑dessous).

16.  Le 1er septembre 2016, la police procéda à l’interrogatoire du requérant. À cette occasion, elle indiqua tout d’abord à l’intéressé qu’il était soupçonné d’avoir mené des activités dans la structure des médias du FETÖ/PDY et elle lui demanda de s’expliquer sur ses relations avec cette organisation. Le requérant déclara qu’il n’avait aucun lien avec ladite organisation et qu’il n’avait aucune information sur la structure et les membres de celle-ci. La police lui dit alors qu’il avait été établi qu’il avait posté des tweets sur son compte personnel dans lesquels il avait soutenu le FETÖ/PDY. Le requérant répliqua que, étant social-démocrate, il avait publié des tweets critiquant le gouvernement, et il nia avoir soutenu cette organisation. Il ajouta que, dans le passé, il avait critiqué les enquêtes pénales telles que celles menées dans les affaires Ergenekon et KPSS (dont la conduite était de la responsabilité des magistrats présumés appartenir au FETÖ/PDY). Selon lui, ses tweets étaient protégés par son droit à la liberté d’expression. Le requérant dit aussi que, après le 15 juillet 2016, il avait également posté plusieurs tweets dans lesquels il avait déclaré être contre les coups d’État militaires. Sur ce, la police lui montra trois tweets qu’il avait publiés en 2011, lesquels se lisaient ainsi :

 

– « @ahmethc il me semble qu’il y avait plus de démocratie même lors de la période de coup d’État ».

– « L’armée au devoir ».

Le requérant déclara qu’il s’agissait de tweets postés en 2011 et qu’il ne se souvenait plus dans quel contexte il les avait publiés. Il ajouta qu’il les considérait dorénavant comme ridicules. En outre, il indiqua que ces tweets n’avaient rien à voir avec l’enquête pénale menée contre lui. Ensuite, la police lui demanda des explications au sujet d’une photographie publiée dans les médias sur laquelle il apparaissait en compagnie de E.K., un joueur de basketball qui jouait aux États-Unis d’Amérique et qui était soupçonné d’appartenance au FETÖ/PDY. Le requérant indiqua que, environ un an auparavant, E.K., qui aurait déclaré apprécier ses articles, avait rendu visite au journal Meydan, qu’en conséquence il s’était lui-même rendu au journal pour le rencontrer, que la photographie en question avait été prise ce jour-là et que E.K. lui avait fait cadeau de son maillot de basketball. Le requérant ajouta qu’il était célèbre et qu’il avait été photographié avec plusieurs personnes autres que E.K. Enfin, la police lui demanda s’il avait soutenu le FETÖ/PDY, notamment sur le plan matériel. Le requérant répéta qu’il n’avait aucun lien avec cette organisation et qu’il ne l’avait jamais soutenue.

17.  Le 2 septembre 2016, le requérant fut traduit devant le parquet d’Istanbul. Soutenant qu’il n’avait aucun lien avec une quelconque organisation terroriste, il nia les accusations portées contre lui. Un procès‑verbal d’interrogatoire – que les parties ont fourni – fut établi, sans la mention des questions posées par le procureur de la République.

18.  Le 3 septembre 2016, le requérant, soupçonné d’avoir assisté une organisation terroriste sciemment et intentionnellement, comparut, avec sept autres suspects, devant le 1er juge de paix d’Istanbul. Il nia avoir un quelconque lien avec le FETÖ/PDY. Il déclara qu’il avait compris, après la tentative de coup d’État, que le réseau fetullahiste était effectivement une organisation terroriste. Il redit qu’il n’avait aucun lien avec cette organisation, et il affirma qu’il n’avait jamais utilisé d’outils de communication tels que ByLock et qu’il ne détenait pas de compte bancaire à la Bank Asya. Il indiqua également qu’il était contre les coups d’État militaires et qu’il était membre de l’assemblée du parti du CHP (Parti républicain du peuple (parti kémaliste - plus grand parti politique d’opposition en Turquie, fondé par Mustafa Kemal Atatürk)). Il argua que, s’il avait rédigé des articles pour le quotidien Meydan, c’était parce qu’il s’agissait d’un journal légal à l’époque des faits. Il ajouta que, si ce journal avait été un organe de publication appartenant à une organisation terroriste, les autorités auraient dû ordonner sa fermeture si elles avaient été au courant de la situation et lui-même se serait abstenu d’avoir affaire à ce journal s’il avait eu connaissance d’une telle circonstance.

19.  À l’issue de l’audience de comparution, le juge de paix ordonna la mise en détention provisoire du requérant eu égard : à l’existence de forts soupçons fondés sur des éléments de preuve concrets selon lesquels l’intéressé avait commis l’infraction d’assistance à une organisation terroriste apportée sciemment et intentionnellement ; à la nature de l’infraction en cause ; à l’état des preuves ; au fait que toutes les preuves n’avaient pas encore été recueillies ; à la proportionnalité de la mesure de détention à la lourdeur de la peine prévue par la loi pour l’infraction en question ; et au risque que des mesures alternatives à la détention fussent insuffisantes. L’ordonnance de placement en détention provisoire prise contre l’intéressé ne mentionnait aucun élément de preuve à charge.

20.  À la suite de la mise en détention provisoire du requérant, deux personnes connues dans l’industrie de la musique, M. Erol Köse et M. Nihat Doğan, affirmèrent lors d’une émission sur Beyaz TV, une chaîne de télévision pro-gouvernementale, que le requérant leur avait dit qu’il avait des liens avec le FETÖ/PDY et qu’il était notamment en communication avec un certain « Fuatavni » - détenteur éponyme d’un compte Twitter influent à l’époque des faits, qui diffusait des informations sensibles d’ordre politique, était prétendument contrôlé par l’un des dirigeants de l’organisation terroriste en question et était réputé avoir eu accès à l’entourage des plus hautes sphères du gouvernement.

21.  Le 6 septembre 2016, le requérant fut de nouveau interrogé par le procureur de la République d’Istanbul au sujet des allégations diffusées sur Beyaz TV. Il nia être affilié au FETÖ/PDY. Tout en réitérant ses dépositions précédentes, il déclara qu’il n’avait aucun lien avec le propriétaire du compte « Fuatavni ». Selon le requérant, les deux personnes à l’origine desdites allégations avaient tenu les propos en cause à la télévision car elles avaient un problème personnel avec lui.

22.  Le 7 septembre 2016, le requérant forma opposition contre l’ordonnance de mise en détention provisoire prise contre lui. Le 22 septembre 2016, le 2e juge de paix d’Istanbul, procédant à l’examen conjoint de l’opposition du requérant et de celles formées par quatre autres personnes détenues dans le cadre de la même enquête pénale, rendit une décision par laquelle il rejeta ces recours. Il tint le raisonnement suivant :

« Eu égard à leurs parcours professionnels [respectifs], à leurs publications sur les réseaux sociaux et à leurs rapports avec les institutions en lien avec l’organisation terroriste armée FETÖ/PDY, [et] compte tenu de la présence de preuves démontrant [l’existence] de forts soupçons de [commission d’une] infraction, [ainsi que] de la proportionnalité de la mesure de détention à la lourdeur de la peine prévue par la loi pour l’infraction en question, il est décidé de rejeter les oppositions [en cause] et de maintenir les suspects en détention provisoire. »

23.  Le 8 septembre 2016, le requérant forma un recours tendant à la levée de la mesure de restriction d’accès au dossier d’enquête. Par une décision du 20 septembre 2016, le 4e juge de paix d’Istanbul rejeta la demande de l’intéressé.

24.  Le 26 octobre 2016, le 9e juge de paix fit droit à une demande d’autorisation visant à l’obtention des relevés de communication concernant la ligne téléphonique du requérant.

25.  Le 9 novembre 2016, le requérant forma un nouveau recours, visant sa remise en liberté. Par une décision du 14 novembre 2016, le 8e juge de paix d’Istanbul rejeta ce recours. Pour ce faire, il prit en compte la nature et l’étendue de l’infraction en cause, l’état des preuves, le fait que les preuves n’avaient pas encore été recueillies, la peine prévue par la loi pour l’infraction en question, l’existence de forts soupçons fondés sur des éléments de preuve concrets selon lesquels l’intéressé avait commis cette infraction, la lourdeur et l’importance de celle-ci, le risque que des mesures alternatives à la détention fussent insuffisantes et la proportionnalité de la mesure de détention à la peine prévue par la loi pour l’infraction reprochée.

26.  Le 18 janvier 2017, le parquet d’Istanbul déposa devant la cour d’assises d’Istanbul un acte d’accusation contre vingt-neuf personnes, dont le requérant, auquel il reprochait d’appartenir à une organisation terroriste. Il requit, en particulier, la condamnation de l’intéressé, eu égard aux considérations suivantes : celui-ci avait apporté son soutien à une chaîne de télévision prétendument en lien avec le FETÖ/PDY, à la tête de laquelle un mandataire ad hoc avait été désigné par les autorités nationales ; il avait formulé des critiques envers les enquêtes menées contre des membres présumés du FETÖ/PDY afin de jeter le discrédit sur ces enquêtes ; et il avait émis des accusations dirigées contre le président de la République qui allaient dans le même sens que celles faites par les membres de ladite organisation terroriste.

27.  Les preuves présentées par le procureur de la République contre le requérant pouvaient se résumer comme suit :

i)  le requérant avait publié, entre autres, les tweets suivants sur son compte Twitter :

‑ le 14 février 2011 : « [Il me semble qu’]il y avait plus de démocratie même pendant le coup d’État (« Darbe zamanlarında bile daha fazla demokrasi vardı sanki ») » ;

‑ le 15 février 2011 : « Je voudrais bien qu’il y ait un coup d’État (« O kadar isterdim ki bir darbe olsun ») » ;

‑ le 15 février 2011 : « en Égypte, l’armée est arrivée au pouvoir ; y a-t-il eu des arrestations ? C’est un pays plus libre qu’ici, et pourtant [ils disent qu’]ils seront un exemple [pour l’Égypte], oh là là (« Mısır’da ordu geldi göreve bi tane tutuklama var mı ? Orası burdan daha özgür bi de örnek olacaklarmış pehh peh ») » ;

‑ le 28 février 2011 : « L’armée au devoir (« Ordu göreve ») » ;

‑ le 3 septembre 2013 : « @ Fgulencom Que cela vous plaise ou non, je soutiens de tout cœur le projet du Hodja Fetullah [Gülen] concernant les mosquées et les cemevis [les lieux de culte des alévis]. C’est un projet bien intentionné et nécessaire (« @ Fgulencom seversiniz sevmezsiniz ama Fethullah hocanın cami ve Cem evi projesini gönülden destekliyorum. İyi niyetli ve gerekli bir proje ») » ;

‑ le 12 septembre 2013 : « Qu’est-ce qui a changé depuis le 12 septembre [la date du coup d’État militaire perpétré en 1980] ? Avant, il y avait des soldats ; maintenant il y a des policiers. Notre État-père [peut nous] battre et [nous] aimer (« 12 Ey lül’den bugüne ne değişti? Eskiden asker vardı, şimdi polis var. Devlet babamız döver de sever de  ») » ;

ii)  le requérant avait également posté les tweets suivants, sur son compte Twitter, à la suite des enquêtes pénales dites des « 17 et 25 décembre 2013 [1] » :

‑ le 15 juillet 2014 : « En parlant de la volonté nationale, je vois que Assad a été réélu : Erdoğan qualifiait Assad de dictateur. [De quoi] va-t-il le qualifier maintenant ? Il paraît que les urnes ne sont pas suffisantes (« Milli irade deyince aklıma geldi de, Esad yeniden seçildi. Erdoğan Esad’a diktatör diyordu ya, şimdi ne diyecek? Demek ki sandık yetmiyormuş ») » ;

‑ le 3 novembre 2014 : « Je vous jure, si demain nous nous promenons dans la rue, nous serons arrêtés pour une tentative de coup d’État ! (« Yarın sokakta söyle gezsek, darbe girisiminden tutuklanırız yeminle! »» ;

‑ le 4 novembre 2014 : « Annonce au public ! Ensuite, vous ne pourrez pas dire que vous n’avez pas entendu ! Notre padishah sultan Recep arrive ! (« Halkımıza duyurulur! Sonra vay ben duymadım işitmedim demeyeceksiniz! Padişahımız sultan Recep han geliyoor! ») » ;

‑ le 5 février 2015 : « Ce qu’ils appellent loi de sécurité interne ne vise qu’à [assurer leur propre protection], et non [celle du] pays. Ils ont organisé un coup d’État avec un tas de mesures législatives mixtes ; dors ma Turquie, dors ! (« Bunların iç güvenlik yasası dediği ülkeyi değil, sadece kendilerini korumaya yönelik. Torba torba yasalarla darbe yaptılar, uyu Türkiyem uyu! ») » ;

‑ le 9 février 2015 : « Un jour, Erdoğan partira, d’une manière ou d’une autre. Bien sûr, en laissant derrière lui un pays polarisé, brisé [et] discrédité, avec une économie déprimée (« Erdoğan bir gün, o ya da bu şekilde gidecek. Tabii ki ardında kutuplaşmış, parçalanmış, itibarsızlaşmış, ekonomisi çökmüş bir ülke bırakarak ») » ;

‑ le 23 mars 2015 : « Un matin, on va se réveiller, [et il y aura] la marche mehter à la télé [et] à la radio [et] le sultanat sera déclaré. Que nous soyons décapités dans les cachots de Yedikule ! Sultan Recep le 1er ! (« Bir sabah kalkıcaz, tv de radyolarda mehter marşı, saltanat ilan edilmiş, Yedikule zindanlarında tiz kellemiz vurla! Sultan 1. Recep haan! ») » ;

‑ le 20 mai 2016 : « Soyons pire encore, touchons le fond. Qu’ils nous arrachent à nos foyers, qu’ils nous torturent sans poser de questions et qu’ils nous enferment en prison. Faisons le plein de fascisme, peut-être qu’[à partir de là] ça va aller mieux (« Beter olalım, iyice dibe vuralım. Evlerimizden alsınlar bizi, sorgu sualsiz işkence edip cezaevlerine tıksınlar. Faşizme doyalım, düzelir belki ») » ;

iii)  dans son article intitulé « La fin de la route est en vue », paru le 27 mai 2015 dans Meydan, le requérant avait écrit ce qui suit :

« Dis pouf à la lampe ! Il est clair que le processus d’élection est ennuyeux et que les gens en ont marre. Je vous ai fait une petite surprise en revenant à mes jours de chanteur, pour que vous vous amusiez un peu. J’ai chanté une chanson que Barış Manço avait chantée il y a des années et j’ai préparé un clip avec mes propres moyens à la maison en utilisant mon smartphone. Si vous voulez jouer un peu et vous éloigner de l’actualité ennuyeuse, vous pouvez aller voir sur YouTube en tapant « dis pouf à la lampe ; toi, n’aie pas [simplement] peur, mais tremble plutôt ». J’espère que cela va vous distraire. (« Lambaya püf de! Seçim süreci malum çok sıkıcı ve insanlarımız bunaldılar. Bir nebze olsun neşelenin diye şarkıcılık günlerime geri dönüp, sizlere küçük ve eğlenceli bir sürpriz yaptım. Barış Manço’nun yıllar önce söylediği bir şarkıyı okuyup, bir de evde kendi imkanlarını ve çok akıllı telefonumla bir klip hazırladım. Eğer biraz gidip oynamak sıkıcı gündemden uzaklaşmak isterseniz, YouTube’a girip, « Lambaya püf de, korkma titre » yazarsanız izleyebilirsiniz. Umarım eğlenirsiniz ») » ;

iv)  dans sa chronique parue dans Meydan le 1er juillet 2015, intitulée « Le Peuple ne t’a pas fait président », l’intéressé s’était exprimé comme suit :

« La guerre est ton dernier espoir, mais n’oublie pas, ceux qui n’ont pas le cœur d’envoyer leurs propres fils faire le service militaire n’ont pas le droit de signer les arrêts de mort des fils des autres, et ça pour des raisons insignifiantes d’ailleurs ! J’espère que ce sont vos derniers jeux et vos derniers efforts ! Eh bien, si vous avez soif de guerre, vous pouvez prendre votre fils, votre beau-fils, vos pâtes, vos gardes du corps aux cheveux gélifiés, vos suaires, votre ministre, votre bienveillant Reza et vos hommes obéissants et vous pouvez y aller ! (« Son umudun savaş kaldı ama unutma, kendi evladını askere göndermeye kıyamayanların, başkalarının evlatlarının ölüm fermanın hem de hiç yoktan sebeplerle imzalamaya da hakları yoktur! Umarım bunlar son oyunlarınız ve son gayretlerinizdir. Ha çok da savaş istiyorsanız, yanınıza oğlunuzu, damadınızı, makarnalarınızı, jöleli fedailerinizi, kefenlilerinizi, bakanınızı, hayır sever Reza’nızı ve biatçılarınızı da alır gidersiniz! »» ;

v)  dans son article intitulé « Notre beau-frère bienveillant Reza », paru le 20 juillet 2015 dans Meydan, le requérant avait critiqué le gouvernement au sujet d’allégations de corruption. Dans une partie de son article, il avait écrit ce qui suit :

« Il y a certains hommes, qui sont des hommes d’action et [il y en a d’autres qui sont] des hommes d’argent. Il y a certains hommes qui deviennent plus grands [en s’exprimant d’une certaine façon] et [il y en a d’autres qui] deviennent indignes. Certains vendent leurs causes, deviennent célèbres et même riches. En revanche, il y en a d’autres qui supportent toutes sortes d’insultes et de cruautés et ils sont connus comme de vrais hommes ! Je le dis toujours, je ne connais ni la communauté [fetullahiste] ni le gouvernement. Je ne peux pourtant pas être humble lorsqu’il s’agit de la vérité car je suis véridique. [J’ai connu] un homme avec des péchés et des bonnes actions, nommé Ekrem Dumanlı, qui a récemment subi toutes sortes de persécutions. Un homme qui résiste fièrement sans être grossier, bien qu’il subisse des attaques injustes [et] continues (...) (« Bazı insanlar vardır dava adamıdırlar, bazılarıysa para adamı. Bazı adamlar vardır, bir sözleriyle vezir, bir sözleriyle rezil olurlar. Bazıları davalarını satar zengin, meşhur hatta ihya olurlar. Bazı adamlar da vardır, davaları uğruna her türlü hakaret ve eziyete katlanır, adam gibi adam diye anılırlar! Her zaman söylüyorum, cemaatti hükümetti bilmem, tanımam ben! Doğrular konusunda ise asla mütevazı olmam, çünkü doğrucuyumdur! Son zamanlarda sevabı ve günahıyla ama her türlü zulmün yapıldığı bir adam tamdan, adı Ekrem Dumanlı. Haksız bir şekilde sürekli üzerine gelinip durulduğu halde, hala terbiyesini bozmadan gururla direnen bir adam... ») » ;

vi)  dans son article intitulé « Le pouvoir usurpé », paru le 31 juillet 2015 dans Meydan, le requérant s’était exprimé de la manière suivante :

« Je ne sais pas si vous avez remarqué, mais ceux qui ne sont pas censés être au pouvoir continuent à diriger le pays comme s’ils étaient le [seul parti], ils prennent des décisions sérieuses, ils procèdent à des nominations, ils lancent des appels d’offres publiques, ils déclarent la guerre et ils font ce qu’ils veulent (« Farkında mısınız bilmiyorum ama şu anda iktidarda olmaması gerekenler ülkeyi tek partiymiş gibi yönetmeye devam ediyor, çok ciddi kararlar alıyor, atamalar yapıyor, ihale dağıtıyor, savaşa hükmediyor ve kafalarına göre takılıyorlar ») » ;

vii)  dans sa chronique parue dans Meydan le 7 août 2015, intitulée « Diviser et régner », l’intéressé avait écrit ce qui suit :

« Une partie [de la société] dit à propos des pressions exercées sur la communauté [fetullahiste], de la mise en détention de ses membres et des violations de la liberté de la presse « eh bien, c’est bien, j’espère qu’elles vont empirer ». Cependant, ils ne savent pas qu’ils cèdent aux pressions. Ils disent : « après tout, ce n’est pas moi qui le subis ; vive le serpent qui ne me touche pas ». Mais ils ne savent pas que le serpent leur rendra visite un jour aussi  (« Bir kesim, cemaate yönelik baskılara, tutuklamalara, basın özgürlüğü ihlallerine « aman bırakın oh olmuş, iyi olmuş, beter olsunlar » diyor! Bilmiyorlar ki baskıya yüz veriyorlar. Nasılsa başıma gelmedi, bana dokunmayan yılan bin yaşasın diyorlar! Bilmezler ki o yılan onlara da uğrayacak bir gün! ») » ;

viii)  dans son article intitulé « Ce sont des terroristes », paru le 21 août 2015 dans Meydan, le requérant avait tenu les propos suivants :

« Il y a des années, j’ai eu l’opportunité de connaître la famille Boydak. C’est une famille modeste, qui est aimée et respectée à Kayseri, et en Turquie, qui emploie des milliers de personnes et qui est également bien connue pour ses œuvres de bienfaisance. C’est d’ailleurs pareil pour la famille Koza İpek. J’ai été très surpris lorsque Memduh Boydak a été placé en garde à vue. C’est une bonne personne et un homme d’affaires accompli, un professionnel responsable, une personne fidèle et vraiment digne, qui aime son pays. Une autre bonne personne, Hidayet Karaca, est également détenue dans une prison depuis des mois pour une raison bidon. [Et] Akın İpek est accusé de nombreuses allégations infondées. J’espère que tout ira bientôt mieux pour ces personnes et leurs familles, et je vous prie de mettre fin aux persécutions dont ces bonnes gens sont victimes ! (« Yıllar önce bir vesileyle Boydak ailesini tanıma fırsatı bulmuştum. Kayseri’de ve Türkiye’de sevilip sayılan, binlerce insana istihdam sağlayan, hayır işleriyle de bilinen gayet mütevazı bir ailedir. Koza İpek ailesi de öyle. Memduh Boydak’ı gözaltına aldıklarında gerçekten çok şaşırdım. Ülkesini seven, işinde gücünde, inançlı, gerçekten düzgün, başarılı bir işadamı kendisi, iyi bir insan. Yine o iyi insanlardan Hidayet Karaca, aylardır sudan bir sebeple cezaevinde yatıyor. Akın İpek bir sürü mesnetsiz iddiayla suçlanıyor. Onlara ve ailelerine çok geçmis olsun, iyi insanlara yapılan bu zulümler de lütfen artık bir son bulsun! ») » ;

ix) dans sa chronique parue dans Meydan le 2 septembre 2015, intitulée « Vous ne pouvez pas étouffer la presse libre », le requérant avait écrit ce qui suit :

« Je voudrais commencer en condamnant les raids de police contre le journal Bugün et le groupe Ipek. Je serai bref. Il veut que tout le monde se taise ! Il veut qu’il n’y ait pas d’opposition ! Il veut diriger le pays comme si c’était la ferme de son père ! Écoutez, ce que je vais dire, ça ne marche pas comme ça ! Plus vous réprimez, plus les gens veulent crier ! Et de toute façon, nous ne cesserons pas de parler, même si l’on tente de nous enlever la vie (« Bugün gazetesi ve İpek Grubu’na yapılan baskıları kınayarak başlıyorum söze. Lafı uzatmayacağım. İstiyor ki herkes sussun! İstiyor ki muhalifler olmasın! İstiyor ki babasının çiftliği gibi yönetsin ülkeyi! Ama bak ne diyeceğim, o işler öyle olmuyor işte! Sen bastırdıkça bağırası geliyor insanların! Sen vurdukça sesleri daha gür çıkıyor! Ve ne olursa olsun, canımıza da kastedilse susmayacağız! ») » ;

x)  dans son article intitulé « Si j’étais un dictateur », paru le 30 septembre 2015 dans Meydan, l’intéressé s’était exprimé de la manière suivante :

« J’ai vécu des incidents semblables à ceux des films d’aventures lors de ma visite de soutien à Bugün TV. J’ai appelé mon ami, le distingué Erkan Akkuş, qui à ce moment‑là préparait un programme télévisé depuis la régie. Il a envoyé quelqu’un pour me chercher ; un policier a vu cet ami et il nous a empêchés, devant la porte, d’entrer dans le bâtiment ! Il a dit sévèrement « vous ne pouvez pas entrer » ; à ce moment-là, je lui ai répondu qu’il devrait alors m’arrêter ; nous nous sommes un peu bousculés mais il ne m’a pas arrêté ; cependant, cet ami, qui avait quitté le bâtiment pour venir me chercher, n’a pas pu y retourner. (« Destek için gittiğim Bugün TV’de macera filmlerindekine benzer olaylar yaşadım. Değerli dostum Erkan Akkuş’u aradım o anda reji odasından program yapıyorlardı. Beni alması için birini gönderdi, arkadaşı polis görmüş ve kapının önünde girmemize engel oluyordu! Giremezsiniz dedi sertçe, o zaman beni tutuklaması gerektiğini söyledim, biraz itekleştik ama tutuklamadı, yalnız içerden beni almaya çalışan arkadaş artık içeri giremiyordu ») » ;

xi)  dans sa chronique parue dans Meydan le 20 novembre 2015, intitulée « La République des mandataires ad hoc », le requérant avait tenu les propos suivants :

« Ils continuent à ne pas nous surprendre. Ils ont maintenant nommé un mandataire ad hoc à la holding Kaynak (...) Dans un pays qui est censé être un État de droit démocratique, notre gouvernement, qui est tenu de protéger les biens et la vie des gens, s’est transformé en un croque-mitaine qui saisit illégalement tout ce qu’il veut (« Bizi şaşırtmamaya devam ediyorlar. Şimdi de Kaynak Holding’e kayyum atadılar... Demokratik hukuk devleti olması gereken bir ülkede insanların malını canını korumakla yükümlü hükümetinmiz, istediği yere istediği gibi hukuksuzca çökebilen bir umacıya dönüştü ») » ;

xii)  également le 20 novembre 2015, l’intéressé avait publié un article intitulé « La Presse est libre, oh là là ! », dont les parties pertinentes en l’espèce se lisaient comme suit :

« Ils disent que la presse est libre, oh là là ! À une époque où les journalistes sont attaqués, et les médias d’opposition réduits au silence et intimidés un par un, après [l’incident de] Tivibu, le bureau du procureur a maintenant demandé que Samanyolu Haber, Samanyolu TV, Bugün TV et Kanaltürk cessent d’émettre sur la plateforme Turkcell TV plus, qui appartient à Super Online, afin d’ajouter une nouvelle interdiction concernant les plateformes numériques. Je dis sincèrement que nous sommes au-delà de la dictature ou des régimes fascistes (« Basın özgürmüş peh! Gazeteciler saldırıya uğrarken, muhalif basın susturulurken, bir bir iftirayla üzerlerine gidilirken, Tivibu’dan sonra şimdi de, dijital platformlarda yasaklara yenilerini eklemek için, savcılık tarafından Süper Online’na ait Turkcell TV plus: Samanyolu Haber, Samanyolu TV, Bugün TV ve Kanaltürk’ün yayından kaldırılması istenmiş. Samimi söylüyorüm diktatörlükleri ya da faşist yönetimleri de geçtik ») » ;

xiii) le 10 juin 2016, dans sa chronique parue dans Meydan, intitulée « Hé, vous étiez tous là », le requérant avait fait les commentaires suivants :

« Lorsque la justice reviendra et que le jour du jugement sera enfin arrivé, ils iront dans tous les sens et nieront ce qu’ils ont fait, et ils diront « nous n’étions au courant de rien ! », comme les nazis [l’ont dit], mais nous savons exactement qui a fait quoi et, lorsque ce jour viendra, nous crierons, avec toute notre force, « hé, vous étiez tous là ! » (« Adalet yeniden dönüp de hesap verme günü gelip çattığındaysa çil yavrusu gibi dağılacak ve inkar edecekler yaptıklarını, tıplı Nazi’ler gibi « hiçbir şeyden haberimiz yoktu! » diyecekler ama biliyoruz kimin ne yaptığını ve günü geldiğinde haykıracağız tüm gücümüzle « ulan hepiniz ordaydınız be! » diyerek hem de! ») .»

28.  Le 27 mars 2017, la 25e cour d’assises d’Istanbul tint sa première audience et le procès pénal du requérant débuta sous le numéro de dossier E. 2017/67. Le requérant fut entendu le même jour. Le 31 mars 2017, à l’issue d’une autre audience, le procureur de la République demanda l’élargissement de treize accusés, dont le requérant. Le même jour, la cour d’assises d’Istanbul, suivant l’avis du procureur de la République, ordonna la remise en liberté du requérant et de vingt autres accusés, compte tenu de la nature de l’infraction en cause, de l’état des preuves, d’une possible requalification juridique de l’infraction en faveur des intéressés et du fait que ces derniers avaient un domicile fixe.

29.  Aux dires du requérant, à la suite de l’adoption de la décision relative à sa remise en liberté, ainsi qu’à celle de ses coaccusés, une campagne fut lancée dans les médias pro-gouvernementaux, appelant le Haut Conseil des juges et des procureurs (« le HSYK ») à intervenir dans l’affaire.

30.  Également le 31 mars 2017, le procureur de la République d’Istanbul forma opposition contre la décision de remise en liberté de huit personnes accusées dans le cadre de la même procédure pénale. Il s’abstint de former opposition contre la décision de remise en liberté du requérant et de douze autres accusés, dans la mesure où c’était le parquet lui-même qui avait demandé l’élargissement des intéressés. Le 3 avril 2017, la 26e cour d’assises d’Istanbul accueillit la demande du procureur de la République et annula la décision du 31 mars 2017 pour autant qu’elle concernait les huit personnes accusées susmentionnées.

31.  Toujours le 31 mars 2017, quelques heures après l’adoption de la décision relative à la remise en liberté du requérant, le parquet d’Istanbul engagea une nouvelle enquête contre celui-ci et certains de ses coaccusés. En conséquence, avant même qu’il ne fût libéré de l’établissement pénitentiaire, le requérant fut à nouveau placé en garde à vue et conduit au poste de police, étant soupçonné cette fois-ci d’avoir tenté de renverser par la force et la violence tant l’ordre constitutionnel que le gouvernement.

32.  Le 3 avril 2017, le HSYK démit de leurs fonctions, pour une durée de trois mois, les juges de la 25e cour d’assises d’Istanbul qui avaient ordonné la remise en liberté du requérant, ainsi que celle de ses coaccusés, et le procureur de la République qui l’avait demandée. Selon les informations publiées par l’Agence Anadolu, une agence de presse étatique, la décision litigieuse relative à la remise en liberté des intéressés pourrait, d’après le HSYK, porter atteinte à la dignité et la bonne réputation des magistrats et du pouvoir judiciaire.

33.  Le 14 avril 2017, le requérant et douze autres accusés furent traduits devant le 2e juge de paix d’Istanbul. Ce dernier ordonna la remise en détention provisoire de l’intéressé, ainsi que celle de onze autres personnes. Il tint le raisonnement suivant, concernant le requérant :

« (...) Atilla Taş est un chanteur de musique populaire, il était chroniqueur au journal [M]eydan et pour le site Internet [H]aberdar, appartenant à l’organisation [FETÖ/PDY], qui ont été fermés ; en particulier, le site Internet [H]aberdar publiait des nouvelles concernant les tweets postés par Fuatavni afin de manipuler l’opinion publique dans le cadre des activités de l’organisation [FETÖ/PDY] ; l’accusé [Atilla Taş] postait des tweets dans le cadre des activités de [cette] organisation ; de même, il existe des enregistrements téléphoniques entre cet accusé et [E.D.], [E.Ş.], [S.S.], [qui sont] de hauts responsables du [FETÖ/PDY] ; il existe des enregistrements téléphoniques entre cet accusé et [R.B.T.], [C.K.], [E.G.A.] et [K.G.], [qui étaient] des utilisateurs de ByLock ; cet accusé avait également été partie aux opérations de manipulation de l’opinion publique en ligne sous les ordres de l’organisation [FETÖ/PDY] ; tous les accusés menaient des activités au sein de la structure de presse/publication de l’organisation terroriste armée [FETÖ/PDY] ; dans ce contexte, il existait un consensus entre eux ; ils ont mené des activités pour influencer [le public en faveur] de la tentative de coup d’État ; il a été constaté qu’il y a[vait] de forts soupçons [selon lesquels les intéressés avaient commis] les infractions [visées] aux articles 309/1 et 312/1 du [code pénal] [et] que ces infractions figurent parmi les infractions [dites] « cataloguées » ; [il a été jugé que] les mesures alternatives à la détention étaient insuffisantes compte tenu de la limite inférieure de la peine [prévue par la loi pour ces infractions; il est décidé de mettre [les suspects] en détention provisoire sur le fondement des articles 100 et suivants du [code de procédure pénale]. »

34.  Le 20 avril 2017, le requérant forma un recours contre la décision relative à sa remise en détention provisoire. Par une décision du 28 avril 2017, le 3e juge de paix d’Istanbul rejeta ce recours au motif que le placement en détention provisoire de l’intéressé était conforme à la loi et à la procédure.

35.  Le 5 juin 2017, le parquet d’Istanbul déposa un nouvel acte d’accusation contre le requérant, dont il requit par deux fois la condamnation à la réclusion à perpétuité aggravée, ainsi que contre plusieurs autres personnes, cette fois‑ci pour tentative de renversement par la force et la violence tant de l’ordre constitutionnel que du gouvernement. Dans l’acte d’accusation, le parquet soutenait que le FETÖ/PDY avait dans le passé essayé à maintes reprises de manipuler l’opinion publique en utilisant ses organes de presse et que le requérant avait également été partie à des opérations de manipulation de l’opinion publique en ligne sous les ordres de cette organisation terroriste. À cet égard, il soulignait que le requérant était chroniqueur au journal Meydan et pour le site Internet Haberdar, qu’il était parti à l’étranger du 25 février au 1er mars 2016 et qu’il était en lien avec des personnes qui étaient elles-mêmes en lien avec des membres du FETÖ/PDY. En outre, le parquet insistait sur le fait que, lors de protestations organisées par les membres présumés du FETÖ/PDY, le téléphone portable du requérant avait émis des signaux depuis des antennes‑relais situées à proximité du journal Bugün, à la tête duquel un mandataire ad hoc avait été nommé. Selon le parquet, ces éléments démontraient que le requérant avait participé aux activités du FETÖ/PDY et qu’il avait donc tenté de renverser l’ordre constitutionnel et le gouvernement de la République de Turquie.           

36.  Le 16 juin 2017, la 25e cour d’assises d’Istanbul autorisa la mise en accusation, à la suite de quoi le procès pénal du requérant débuta devant cette juridiction sous le numéro de dossier E. 2017/223.

37.  Lors de l’audience du 18 août 2017, la 25e cour d’assises d’Istanbul, estimant qu’il y avait des liens juridiques et factuels entre ce procès et le précédent, décida de joindre les deux affaires sous le numéro E. 2017/67.

38.  À l’issue de l’audience du 24 octobre 2017, tenant compte de la durée de la détention provisoire du requérant et de la possibilité d’une requalification juridique des faits en cause, la 25e cour d’assises d’Istanbul ordonna la remise en liberté de l’intéressé, en l’assortissant d’une interdiction de sortie du territoire et d’une obligation de se présenter au commissariat deux fois par mois.

39.  Le 6 février 2018, le procureur de la République remit son avis sur le fond de l’affaire. Il déposa également un rapport d’expertise établi à l’issue d’une analyse effectuée sur le téléphone portable du requérant. Il ressortait de ce rapport que l’intéressé avait téléchargé puis effacé l’outil de messagerie ByLock, qui, selon le procureur de la République, était utilisé par les membres de l’organisation terroriste FETÖ/PDY.

40.  Le 20 février 2018, le requérant déposa un rapport de contre‑expertise pour contester le rapport présenté par le parquet. Dans son rapport, l’expert mandaté par le requérant indiquait que des traces de l’application ByLock avaient été détectées sur le téléphone portable de celui-ci, dans la base de données « cloudcashi.db » d’une application dénommée « Apus », et que cette dernière avait été téléchargée par l’intéressé le 27 novembre 2014. Il ajoutait que l’application Apus pouvait toujours être téléchargée sur Google Play. Dans son analyse technique, il précisait que le requérant n’avait pas eu l’intention de télécharger l’application ByLock et qu’il ne l’avait certainement pas utilisée. Il concluait que les traces de l’application ByLock provenaient d’un téléchargement fait involontairement via l’application Apus, en même temps que celui de 287 autres applications.

41.  Par un jugement du 8 mars 2018, la 25e cour d’assises d’Istanbul condamna le requérant à une peine d’emprisonnement de trois ans, un mois et quinze jours pour avoir apporté assistance à une organisation terroriste sans pour autant appartenir à la structure hiérarchique de cette dernière. Les parties pertinentes en l’espèce de ce jugement se lisaient comme suit :

« L’accusé Atilla TAŞ est, en réalité, un chanteur de musique populaire turc (...), il était également chroniqueur au journal Meydan, fermé dans le cadre de l’enquête [menée contre le] FETÖ/PDY. Le journal Meydan a été fermé en raison de son appartenance à l’organisation terroriste FETÖ/PDY par le décret-loi no 668.

(...)

Eu égard aux rapports d’analyse HTS (rapports sur les signaux des antennes-relais), il a été établi que [l’accusé] était en lien avec plusieurs personnes soupçonnées et accusées d’avoir des liens avec le FETÖ/PDY, notamment avec les accusés S.S. et A.M. et avec E.D., qui ne fait pas l’objet du présent procès.

L’accusé a soutenu les manifestations contre la nomination des mandataires ad hoc à la tête des institutions, lesquelles ont par la suite été fermées en raison de leur appartenance à l’organisation terroriste.

Dans ses articles et tweets, dont une partie manque de sérieux (...), l’accusé a fait l’apologie de l’organisation terroriste armée FETÖ/PDY, il a sévèrement critiqué le gouvernement et le président de la République, [et] il a soutenu cette organisation en ligne avec [les thèses] et l’idéologie de cette dernière.

À l’issue de l’analyse effectuée par un expert sur le téléphone portable de l’accusé, (...), [il a été établi que l’intéressé] a[vait] téléchargé l’application de messagerie de ByLock, mais il n’est pas établi qu’il l’a utilisée.

L’accusé n’a pas de compte bancaire à la Bank Asya, laquelle constitue la source de financement du FETÖ/PDY.

[Certes] l’accusé Atilla TAŞ a travaillé au journal Meydan, fermé par le décret-loi n668 en raison de son appartenance à l’organisation terroriste armée FETÖ/PDY, a fait la propagande, par le biais de ses articles et tweets, de celle-ci en ligne avec son objectif et son idéologie, a mené des activités en vue de discréditer le président de la République, a pris place aux côtés de l’organisation [terroriste], [et] a donné une image en lien avec les membres de l’organisation [terroriste][; cela étant, pour la commission de] l’infraction d’appartenance à une organisation terroriste armée, [l’existence d’]un lien organique avec l’organisation est nécessaire et par principe il doit y avoir des actes et activités qui requièrent une certaine continuité, diversité et intensité. Or il n’a pas été établi que l’accusé avait adopté l’objectif de l’organisation [terroriste], qu’il faisait partie de la structure hiérarchique de l’organisation (...) ; il n’y a pas suffisamment de preuves démontrant l’existence d’un lien organique [entre l’organisation et l’accusé], les conditions de continuité, de diversité et d’intensité requises pour l’infraction d’appartenance à une organisation terroriste ne coexistent pas, l’accusé n’a pas un lien ou un parcours organisationnel avec l’organisation [terroriste] en question, ses actes établis étaient destinés à reconstituer, sciemment et intentionnellement, l’image de cette organisation comme une communauté religieuse aux yeux du peuple, lequel avait compris à cette époque qu’il s’agissait en fait d’une organisation ayant pour objectif le renversement de l’État et de son ordre constitutionnel, et [ses actes établis] constituent l’infraction d’assistance à une organisation terroriste sans appartenance toutefois à la structure hiérarchique de cette dernière, [infraction] réprimée par l’article 314/2 combiné avec l’article 220/7 du [code pénal]. »

42.  À une date non précisée, le requérant interjeta appel devant la cour d’appel d’Istanbul.

43.  Par un arrêt rendu le 22 octobre 2018, cette juridiction confirma la condamnation du requérant.

44.  À une date non spécifiée, le requérant se pourvut en cassation.

45.  Par un arrêt du 13 mars 2020, la Cour de cassation infirma la condamnation du requérant. Pour décider ainsi, elle considéra qu’il fallait examiner si les tweets du requérant constituaient les infractions réprimées par les articles 299 (dénigrement du président de la République) et 301 (dénigrement des institutions de l’État) du code pénal (CP).

46.  La procédure pénale engagée contre le requérant est actuellement toujours pendante devant les juridictions nationales.

C.    La saisine de la Cour constitutionnelle par le requérant

47.  Les 26 octobre 2016, 29 novembre 2016 et 23 mai 2017, le requérant forma trois recours individuels (nos 2016/30220, 2016/54368 et 2017/24546, respectivement) devant la Cour constitutionnelle. Cette haute juridiction jugea opportun d’examiner ensemble ces recours dans le dossier référencé sous le numéro 2016/30220, compte tenu de leur similitude quant à leur objet, et elle rendit son arrêt le 29 mai 2019. Pour des raisons d’ordre pratique, la Cour se référera à ces trois recours individuels comme « le recours individuel », dans la mesure où la haute juridiction constitutionnelle a rendu un seul arrêt à cet égard.

48.  En premier lieu, la Cour constitutionnelle se pencha sur l’allégation du requérant selon laquelle celui-ci avait été privé de la possibilité de bénéficier d’un accès au dossier d’enquête, lequel accès aurait pu lui permettre de contester sa mise en détention provisoire. À ce sujet, elle considéra, eu égard notamment au contenu des questions détaillées qui avaient été posées à l’intéressé lors de ses interrogatoires par les autorités d’investigation, que celui-ci avait disposé de suffisamment de moyens pour préparer sa défense quant aux accusations portées contre lui et pour contester son placement en détention provisoire. En conséquence, elle déclara ce grief irrecevable pour défaut manifeste de fondement.

49.  En deuxième lieu, la Cour constitutionnelle porta son examen sur les griefs du requérant tirés de la légalité et de l’opportunité de son placement en détention provisoire. Devant cette haute juridiction, l’intéressé soutenait qu’il n’y avait aucun élément de preuve attestant l’existence de raisons plausibles de le soupçonner d’avoir commis une infraction pénale, nécessitant donc son placement en détention provisoire. Il se plaignait aussi d’une insuffisance des motifs présentés par les juridictions internes pour justifier son placement en détention. Il arguait qu’il avait été privé de sa liberté pour ses différents articles et tweets publiés dans la presse écrite et numérique. Il critiquait en outre la non-application d’une mesure alternative à la détention provisoire et l’absence, alléguée par lui, de motifs concrets propres à justifier cette détention. Par ailleurs, le requérant dénonçait la procédure à l’issue de laquelle il avait été remis en détention provisoire. À cet égard, il exposait ce qui suit : par une décision du 31 mars 2017, la 25e cour d’assises d’Istanbul avait ordonné sa remise en liberté ; peu après le prononcé de cette décision, le procureur de la République d’Istanbul avait déclenché une nouvelle enquête pénale aux seules fins de voir ses coaccusés ayant été remis en liberté et lui-même être replacés en détention provisoire ; de plus, le HSYK avait démis de leurs fonctions les juges de la 25e cour d’assises d’Istanbul et le procureur de la République en charge de l’affaire ; en conséquence, le 14 avril 2017, onze de ses coaccusés et lui-même avaient été remis en détention provisoire. Le requérant arguait que cette détention ne poursuivait pas un but légitime prévu par la Constitution. Il ajoutait qu’il ne ressortait pas clairement de la décision rendue le 14 avril 2017 pour quelle raison il avait été replacé en détention. Il alléguait à cet égard que, contrairement à ce qui avait été indiqué dans la décision, il n’avait jamais été chroniqueur pour le site Haberdar. Selon lui, cette décision ne faisait état d’aucun élément de preuve étayant l’existence de raisons plausibles de le soupçonner d’avoir commis une infraction pénale, et elle n’expliquait pas pour quel motif l’application d’une mesure alternative à la détention provisoire aurait été insuffisante.

50.  Pour répondre à ces griefs, la Cour constitutionnelle estima qu’il convenait de les examiner uniquement au regard de la légalité de la détention provisoire de l’intéressé, telle que protégée par l’article 19 § 3 de la Constitution. S’agissant des principes généraux applicables en l’occurrence, elle renvoya aux principes découlant de son arrêt Şahin Alpay (no 2016/16092, §§ 77-91). Considérant que le requérant avait été placé en détention provisoire deux fois, elle décida de se pencher d’abord sur la légalité de sa détention initiale. Elle constata ainsi que cette détention avait une base légale, à savoir l’article 100 du code de procédure pénale (CPP) et l’article 220 du CP. Elle vérifia ensuite s’il existait de forts soupçons quant à la commission par l’intéressé de l’infraction reprochée. À cet égard, elle releva que : l’instance à l’origine de la décision relative au placement en détention provisoire en cause avait évalué l’existence de tels soupçons collectivement pour tous les suspects, dont le requérant ; cette décision ne spécifiait donc pas quels articles ou tweets de l’intéressé pouvaient être considérés comme une assistance à une organisation terroriste ; c’était le procureur de la République d’Istanbul qui avait explicité les faits et les preuves ayant donné naissance aux soupçons ; le procureur de la République avait aussi précisé dans son acte d’accusation que l’intéressé avait participé à la protestation organisée pour manifester contre la nomination d’un mandataire ad hoc à la tête du journal Bugün et qu’il avait des liens avec « Fuatavni ». La Cour constitutionnelle nota en outre que, comme il avait été établi que le requérant n’avait pas utilisé l’outil ByLock, il n’y avait pas lieu d’évaluer l’élément de preuve y afférent présenté par le parquet. Dans la motivation de son arrêt, la Cour constitutionnelle observa que le requérant avait été placé en détention provisoire en raison de ses articles parus dans les journaux et de ses tweets. Elle rappela que l’intéressé avait publié ceux‑ci à une période où les autorités publiques prenaient des mesures contre le FETÖ/PDY. Selon la Cour constitutionnelle, compte tenu du contenu de ces articles et tweets, il n’était pas arbitraire de dire que le requérant avait fait l’apologie de l’organisation en question et qu’il avait également essayé de la légitimer et de jeter le discrédit sur les enquêtes menées contre celle-ci. Toujours selon la haute juridiction, l’ensemble de ces éléments pouvait raisonnablement démontrer qu’il y avait un lien entre le requérant et l’organisation FETÖ/PDY. La Cour constitutionnelle nota à cet égard que l’intéressé n’avait pas cessé de publier ses écrits litigieux jusqu’à la tentative de coup d’État du 15 juillet 2016. En conséquence, elle conclut que ces éléments étaient suffisants pour démontrer l’existence de forts soupçons de commission d’une infraction par le requérant.

51.  Ensuite, la Cour constitutionnelle examina si la détention provisoire de l’intéressé poursuivait un but légitime. À cet égard, elle estima que les circonstances apparues au lendemain de la tentative de coup d’État pouvaient nécessiter que des suspects fussent mis en détention provisoire en vue d’empêcher notamment leur évasion ou de prévenir la destruction ou l’altération des preuves. Elle releva en outre que l’infraction d’assistance à une organisation terroriste figurait parmi celles énumérées à l’article 100 § 3 du CPP et que la peine prévue par la loi était lourde. En conséquence, elle jugea que la mise en détention provisoire du requérant poursuivait un but légitime.

52.  La Cour constitutionnelle rechercha après si la détention provisoire du requérant était proportionnée ou non au but poursuivi. À ce sujet, elle estima qu’il n’était pas possible de parvenir à la conclusion que la détention provisoire du requérant était disproportionnée et arbitraire, eu égard notamment à la sévérité de la peine prévue pour les infractions reprochées. Pour ces raisons, elle conclut qu’il n’y avait pas eu violation de l’article 19 § 3 de la Constitution.

53.  Concernant le grief relatif à la détention provisoire subie par le requérant à partir du 14 avril 2017, la Cour constitutionnelle considéra qu’il convenait également d’examiner la base légale de cette mesure privative de liberté. Elle releva ainsi que, d’après l’article 91 § 6 du CPP, si la garde à vue d’une personne arrêtée avait pris fin, soit par l’écoulement du délai légal prévu par la loi, soit sur décision du juge de paix, cette personne ne pouvait pas être de nouveau arrêtée, sauf s’il y avait de nouveaux éléments de preuve contre elle et uniquement sur décision du procureur de la République. Elle estima que le même principe était également applicable en cas de détention provisoire. En l’occurrence, la Cour constitutionnelle releva que : le requérant avait été initialement placé en détention provisoire en raison de ses articles et tweets par lesquels il avait, prétendument, assisté l’organisation FETÖ/PDY ; par la suite, la 25e cour d’assises d’Istanbul avait ordonné sa remise en liberté ; cependant, avant d’être remis en liberté, l’intéressé avait de nouveau été arrêté et finalement mis en détention provisoire, cette fois-ci pour tentative de renversement de l’ordre constitutionnel. Bien que la qualification juridique fût différente, la Cour constitutionnelle estima que les deux décisions relatives à la détention provisoire étaient fondées sur les mêmes faits sans qu’il y eût de nouveaux éléments de preuve. En conséquence, elle conclut que le deuxième placement en détention provisoire de l’intéressé n’avait aucune base légale.

54.  Ensuite, la Cour constitutionnelle examina s’il y avait eu violation du droit à la liberté et à la sûreté au regard de l’article 15 de la Constitution, qui prévoyait la suspension de l’exercice des droits et libertés fondamentaux en cas de guerre, de mobilisation générale, d’état de siège ou d’état d’urgence. Elle estima que, même en cas de mise en œuvre de l’article 15 de la Constitution, il n’était pas possible d’accepter que des personnes pussent être mises en détention provisoire sans qu’il y eût une base légale. Elle jugea donc que la détention provisoire subie par le requérant à partir du 14 avril 2017 était hors de proportion avec les strictes exigences de la situation et que le droit à la liberté et à la sûreté de l’intéressé, tel que protégé par l’article 19 § 3 de la Constitution, avait été violé.

55.  En troisième lieu, la Cour constitutionnelle se pencha sur les allégations du requérant portant sur la motivation des décisions relatives à sa détention provisoire et la durée de cette dernière. Devant cette haute juridiction, l’intéressé considérait que lesdites décisions n’étaient pas suffisamment motivées et qu’elles étaient libellées en des termes stéréotypés. Il indiquait à cet égard qu’il n’y avait pas de risque de fuite ou d’altération des preuves de sa part. Il affirmait également que ces décisions n’expliquaient pas en quoi l’application de mesures alternatives à la détention aurait été insuffisante. Il se plaignait aussi de la durée de sa détention provisoire. La Cour constitutionnelle estima que les griefs du requérant concernaient uniquement la durée de la détention provisoire subie par l’intéressé, que celui-ci qualifiait d’excessive. Elle décida donc de les examiner à l’aune de l’article 19 § 7 de la Constitution. Elle nota ainsi que l’article 141 § 1 du CPP prévoyait l’octroi d’indemnités aux personnes ayant été illégalement arrêtées ou injustement détenues et à celles se plaignant de la durée de la détention provisoire. Elle jugea qu’en l’occurrence, dans la mesure où la détention provisoire du requérant avait pris fin avec sa condamnation prononcée le 8 mars 2018, l’intéressé pouvait, et aurait dû, introduire une action en indemnisation sur le fondement de cette disposition. En conséquence, elle déclara ces griefs irrecevables pour non-épuisement des voies de recours.

56.  En quatrième lieu, la Cour constitutionnelle porta son examen sur le grief du requérant par lequel celui-ci se plaignait d’avoir été mis en détention provisoire pour ses articles et tweets et dénonçait à cet égard une violation de son droit à la liberté d’expression et de la presse. Tenant compte de sa conclusion quant au grief relatif à la légalité de la détention provisoire initiale du requérant, elle considéra qu’il n’y avait pas eu violation des articles 26 et 28 de la Constitution. Concernant la détention provisoire subie par l’intéressé à partir du 14 avril 2017, elle décida qu’il n’y avait pas lieu de l’examiner séparément dans la mesure où les deux détentions étaient fondées sur les mêmes faits.

57.  Eu égard à son constat de violation, la Cour constitutionnelle estima qu’il y avait lieu d’octroyer au requérant 25 000 livres turques (TRY) (soit environ 3 725 euros (EUR)) au titre du dommage moral subi et 3 211,50 TRY (soit environ 480 EUR) au titre des frais et dépens engagés.

LE CADRE JURIDIQUE ET LA PRATIQUE INTERNES PERTINENTS

A.  Les dispositions pertinentes de la Constitution turque

58.  Les dispositions pertinentes en l’espèce de la Constitution turque sont exposées dans l’arrêt de la Cour dans l’affaire Mehmet Hasan Altan c. Turquie (no 13237/17, §§ 57-60, 20 mars 2018).

B.  Les dispositions pertinentes du code pénal (CP)

59.  L’article 309 § 1 du CP est ainsi libellé :

« Quiconque tente de renverser l’ordre constitutionnel prévu par la Constitution de la République de Turquie par la force et la violence ou de mettre en place un autre ordre en lieu de celui-ci ou d’empêcher partiellement ou totalement de facto la mise en place de cet ordre sera condamné à la réclusion à perpétuité aggravée. »

60.  L’article 312 § 1 du CP est ainsi rédigé :

« Quiconque tente de renverser le gouvernement de la République de Turquie par la force et la violence ou de l’empêcher partiellement ou totalement d’exercer ses fonctions sera condamné à la réclusion à perpétuité aggravée. »

61.  Quant à l’article 314 §§ 1 et 2 du CP, qui prévoit le délit d’appartenance à une organisation illégale, il se lit comme suit :

« 1.  Est passible d’une peine de dix à quinze ans d’emprisonnement quiconque constitue ou dirige une organisation armée en vue de commettre les infractions visées aux sections quatre et cinq du présent chapitre.

2.  Est passible d’une peine de cinq à dix ans d’emprisonnement quiconque adhère à une organisation visée au premier paragraphe du présent article. »

62.  Enfin, l’article 220 § 7 du CP dispose que quiconque ayant apporté sciemment et intentionnellement aide et assistance à une organisation criminelle sera puni au même titre que toute personne faisant partie de ladite organisation.

C.  Les dispositions pertinentes du code de procédure pénale (CPP)

63.  La détention provisoire est régie par les articles 100 et suivants du CPP. D’après l’article 100 § 1 de ce code, une personne peut être placée en détention provisoire lorsqu’il existe des éléments factuels permettant de la soupçonner fortement d’avoir commis une infraction et lorsque son placement en détention est justifié par l’un des motifs énumérés dans cette disposition.

64.  L’article 100 § 2 du CPP se lit comme suit :

« 2.  Dans les cas énumérés ci-dessous, il peut être considéré qu’il existe un motif de détention :

a)  s’il existe des faits concrets qui font naître un soupçon de [risque de] fuite (...),

b)  si les comportements du suspect ou de l’accusé font naître le soupçon

1.  d’un risque de destruction, de dissimulation ou d’altération des preuves,

2.  d’une tentative d’exercice de pressions sur les témoins, les victimes ou d’autres personnes (...) »

65.  Pour certaines infractions énumérées à l’article 100 § 3 du CPP (parmi lesquelles celles reprochées au requérant), une présomption légale est établie quant à l’existence de motifs de détention lorsque des faits démontrent l’existence de forts soupçons quant à la commission d’infractions.

66.  L’article 101 du CPP dispose que la détention provisoire est ordonnée au stade de l’instruction par un juge de paix à la demande du procureur de la République et au stade du procès par le tribunal compétent, d’office ou à la demande du procureur. Les décisions concernant le placement et le maintien en détention provisoire peuvent faire l’objet d’une opposition devant un autre juge de paix ou devant un autre tribunal. Les décisions y relatives doivent être motivées en droit et en fait.

67.  L’article 141 § 1 a) et d) du CPP dispose ce qui suit :

« 1)  Dans le cadre d’une enquête ou d’un procès relatifs à une infraction, toute personne :

a)  qui a été arrêtée, placée ou maintenue en détention dans des conditions et circonstances non conformes aux lois ;

(...)

d)  qui, même régulièrement placée en détention provisoire au cours de l’enquête ou du procès, n’a pas été traduite dans un délai raisonnable devant l’autorité de jugement et concernant laquelle aucune décision sur le fond n’a été rendue dans ce même délai,

(...)

peut demander à l’État l’indemnisation de tous ses préjudices matériels et moraux. »

68.  L’article 142 § 1 du même code se lit comme suit :

« La demande d’indemnisation peut être présentée dans les trois mois suivant la notification à l’intéressé du caractère définitif de la décision ou du jugement et, dans tous les cas, dans l’année suivant la date à laquelle la décision ou le jugement sont devenus définitifs. »

69.  Selon la jurisprudence de la Cour de cassation, il n’est pas nécessaire d’attendre une décision définitive sur le fond de l’affaire pour se prononcer sur une demande d’indemnisation introduite en application de l’article 141 du CPP à raison de la durée excessive d’une détention provisoire (décisions du 16 juin 2015 E. 2014/21585 - K. 2015/10868 et E. 2014/6167 - K. 2015/10867).

70.  Dans ses passages pertinents, l’article 153 du CPP dispose :

« (1) L’avocat de la défense peut examiner le contenu intégral du dossier relatif à la phase d’enquête et peut prendre une copie des documents de son choix, et n’est pas tenu de payer des frais pour cela.

(2) Le pouvoir de l’avocat de la défense peut être limité, sur demande du procureur de la République, par décision du juge de paix, si un examen du contenu du dossier, ou des copies prises, entrave l’objectif de l’enquête en cours. (...)

(3) Les dispositions du deuxième alinéa ne sont pas applicables aux procès-verbaux d’interrogatoire de la personne arrêtée ou du suspect, aux rapports d’expertise et aux procès-verbaux d’autres actes judiciaires, au cours desquels les personnes susmentionnées ont le droit d’être présentes.

(4) L’avocat de la défense peut examiner le contenu intégral du dossier et tous les éléments de preuve confidentiels, à partir de la date d’approbation de l’acte d’accusation par le tribunal ; il peut prendre copie de tous les dossiers et documents sans aucun frais.

(...) »

EN DROIT

I.       OBSERVATIONS PRÉLIMINAIRES

71.  Le Gouvernement expose que le requérant a fait l’objet de deux enquêtes pénales distinctes et qu’il a donc été privé de sa liberté dans le cadre de deux détentions différentes. En conséquence, selon le Gouvernement, la présente requête ne concerne que la détention du requérant qui a pris fin le 31 mars 2017 par la décision de la 25cour d’assises d’Istanbul relative à la remise en liberté de l’intéressé, dès lors que, au moment de la communication de la requête, la Cour n’a pas posé de questions spécifiques au sujet de la deuxième détention du requérant. Le Gouvernement soutient ainsi que, même si la Cour a communiqué les griefs du requérant concernant la détention ordonnée dans le cadre de la deuxième enquête pénale, ceux-ci ne sont aucunement liés à la présente requête. En conséquence, il invite la Cour à se prononcer uniquement sur la première détention subie par l’intéressé.

72.  Le requérant réplique qu’un examen séparé de sa détention provisoire conduirait à perdre de vue la réalité du caractère arbitraire, allégué par lui, de sa privation de liberté. Il plaide que, même s’il existe, d’un point de vue formel, deux détentions provisoires ordonnées dans le cadre de deux enquêtes pénales différentes, cela n’est que le résultat d’une violation arbitraire et flagrante de son droit à la liberté et à la sûreté. Sa détention provisoire devrait donc être appréciée dans son ensemble. Le requérant dit ainsi que la deuxième enquête pénale a été déclenchée par le parquet d’Istanbul uniquement afin d’empêcher la mise en application de la décision de la 25e cour d’assises d’Istanbul ayant ordonné sa remise en liberté. À cet égard, il argue que le seul moyen juridique envisageable aux fins de son maintien en détention était le déclenchement d’une nouvelle enquête pénale couplé à un nouveau placement en détention provisoire. Il poursuit en indiquant que le jour même de son élargissement, au lieu d’être effectivement remis en liberté, il a dû subir une deuxième garde à vue et a finalement été replacé en détention provisoire quelques jours plus tard. En outre, le requérant expose que l’intégralité du contenu du premier dossier d’enquête a été transférée dans le second dossier et que de nouvelles accusations ont été portées contre lui uniquement sur le fondement de ce dernier dossier. Il dit par ailleurs que, lors de l’audience tenue le 18 août 2017, la 25e cour d’assises d’Istanbul a estimé qu’il y avait des liens juridiques et factuels entre les deux procès et a décidé de joindre les deux affaires. En conséquence, il invite la Cour à rejeter l’argument du Gouvernement.

73.  La Cour observe d’emblée qu’elle a communiqué la présente requête au gouvernement défendeur le 13 juin 2017. Par une lettre datée du même jour, le requérant a fait part d’éléments d’information et de documents par lesquels il s’est essentiellement plaint d’événements ayant trait à son élargissement décidé le 31 mars 2017 et à sa nouvelle privation de liberté imposée immédiatement après. Cette lettre et ses annexes ont été versées au dossier de la présente requête et portées à la connaissance du Gouvernement, avant la réception des observations de celui-ci. Autrement dit, le Gouvernement a eu l’opportunité de répondre aux arguments du requérant et de réfuter, s’il l’estimait nécessaire, les faits tels que décrits par l’intéressé.

74.  En l’occurrence, la Cour observe que la question juridique se pose de savoir si la présente requête concerne uniquement la détention provisoire, qui a formellement pris fin le 31 mars 2017. Pour répondre à cette question, la Cour va examiner si le requérant a subi deux détentions provisoires distinctes ou bien si la détention provisoire subie par l’intéressé doit être examinée comme une seule détention de facto.

75.  La Cour rappelle que, s’agissant d’une détention provisoire, la période à prendre en considération commence lorsque l’individu est arrêté (Tomasi c. France, 27 août 1992, § 83, série A no 241‑A) ou privé de sa liberté (Letellier c. France, 26 juin 1991, § 34, série A no 207) et qu’elle prend fin lorsque l’intéressé est libéré et/ou qu’il est statué, même par une juridiction de première instance, sur les accusations dirigées contre lui (voir, entre autres, Wemhoff c. Allemagne, 27 juin 1968, p. 23, § 9, série A no 7, et Buzadji c. République de Moldova [GC], no 23755/07, § 85, 5 juillet 2016).

76.  La Cour note qu’en l’espèce, le 31 août 2016, le requérant a été placé en garde à vue, étant soupçonné d’avoir mené des activités au sein de la structure des médias du FETÖ/PDY. Le 3 septembre 2016, l’intéressé a été mis en détention provisoire pour avoir assisté une organisation terroriste sciemment et intentionnellement. Le 18 janvier 2017, le parquet d’Istanbul a déposé devant la cour d’assises d’Istanbul un acte d’accusation contre vingt‑neuf personnes, dont le requérant, auquel il reprochait d’appartenir à une organisation terroriste. Le 31 mars 2017, à l’issue d’une audience tenue devant elle, la 25e cour d’assises d’Istanbul a ordonné la remise en liberté du requérant. Pourtant, avant l’élargissement de l’intéressé, le parquet d’Istanbul a déclenché une nouvelle enquête pénale contre celui-ci sur le fondement des mêmes faits, en changeant uniquement la qualification juridique des infractions reprochées. En conséquence, le requérant est demeuré privé de sa liberté, sans possibilité d’être effectivement élargi. Par la suite, le 14 avril 2017, le requérant et onze autres accusés ont été replacés en détention provisoire. Par ailleurs, par un acte d’accusation du 5 juin 2017, le parquet d’Istanbul a requis la condamnation de ceux-ci pour tentative de renversement par la force et la violence tant de l’ordre constitutionnel que du gouvernement. Ensuite, le 18 août 2017, la cour d’assises d’Istanbul, estimant qu’il y avait des liens juridiques et factuels entre les deux procès, a décidé de joindre les deux procédures pénales sous le numéro de dossier E. 2017/67. Enfin, le 24 octobre 2017, elle a ordonné la remise en liberté du requérant, qui a été libéré le même jour.

77.  En l’occurrence, la Cour relève que, formellement, la privation de liberté du requérant se décompose donc en deux périodes distinctes : la première du 31 août 2016 au 31 mars 2017 et la seconde du 31 mars 2017 au 24 octobre 2017. Cependant, elle estime qu’il serait contraire à l’objet et au but de l’article 5 de la Convention, lequel consiste essentiellement à protéger l’individu contre une privation de liberté arbitraire ou injustifiée (Ilaşcu et autres c. Moldova et Russie [GC], no 48787/99, § 461, CEDH 2004-VII), d’interpréter la détention subie par le requérant comme deux détentions provisoires différentes. En effet, la Cour ne peut pas ignorer le fait que, en l’espèce, l’intéressé n’a pas été mis en liberté malgré la décision de la cour d’assises d’Istanbul rendue le 31 mars 2017. Accepter que la détention provisoire du requérant ait pris fin par cette décision sans qu’une remise en liberté de l’intéressé fût possible équivaudrait à permettre un contournement du droit. En effet, en pareil cas, les autorités judiciaires pourraient continuer à priver les personnes de leur liberté simplement en déclenchant de nouvelles enquêtes pénales pour les mêmes faits.

78.  En l’espèce, au vu des circonstances de la cause et des arguments avancés par les parties, la Cour juge établi que c’est pour empêcher la mise en application de la décision du 31 mars 2017 de la cour d’assises d’Istanbul ayant ordonné la remise en liberté du requérant que ce dernier a été replacé en garde à vue. Cela est encore plus évident compte tenu du fait que les éléments de preuve sur le fondement desquels le requérant a été placé en détention provisoire étaient les mêmes dans les deux procédures.

79.  Au vu de ce qui précède, la Cour conclut que la période à prendre en considération a débuté le 31 août 2016, date du placement en garde à vue du requérant, et qu’elle s’est terminée le 24 octobre 2017, date de sa remise en liberté. La détention provisoire subie par le requérant a donc duré un an, un mois et vingt-cinq jours, et la Cour est compétente pour se prononcer sur l’ensemble des griefs de l’intéressé concernant cette période.

II.    QUESTION PRÉLIMINAIRE SUR LA DÉROGATION DE LA TURQUIE

80.  Le Gouvernement indique qu’il convient d’examiner tous les griefs du requérant en ayant à l’esprit la dérogation notifiée le 21 juillet 2016 au Secrétaire Général du Conseil de l’Europe au titre de l’article 15 de la Convention. Il estime à cet égard que, ayant usé de son droit de dérogation à la Convention, la Turquie n’a pas enfreint les dispositions de cette dernière. Dans ce contexte, il argue qu’il existait un danger public menaçant la vie de la nation en raison des risques engendrés par la tentative de coup d’État militaire et que les mesures prises par les autorités nationales en réponse à ce danger étaient strictement exigées par la situation.

81.  Le requérant conteste la thèse du Gouvernement. Il plaide à cet égard que l’article 15 de la Convention ne peut pas être interprété comme une disposition habilitant un État à détenir arbitrairement les journalistes critiques envers les instances gouvernantes et les personnes exprimant des opinions dissidentes.

82.  La Cour observe que la détention provisoire du requérant a eu lieu pendant la période d’état d’urgence. Elle note également que les poursuites pénales engagées contre l’intéressé au cours de cette période se sont prolongées au-delà de celle-ci.

83.  À ce stade, la Cour rappelle que, dans son arrêt rendu dans l’affaire Mehmet Hasan Altan (précité, § 93), elle a estimé que la tentative de coup d’État militaire avait révélé l’existence d’un « danger public menaçant la vie de la nation » au sens de la Convention. En ce qui concerne le point de savoir si les mesures prises en l’espèce l’ont été dans la stricte mesure que la situation exigeait et en conformité avec les autres obligations découlant du droit international, la Cour considère qu’un examen sur le fond des griefs du requérant – auquel elle se livrera ci‑dessous – est nécessaire (voir également Şahin Alpay c. Turquie, no 16538/17, § 78, 20 mars 2018).

III. SUR LES EXCEPTIONS PRÉLIMINAIRES SOULEVÉES PAR LE GOUVERNEMENT

A.    Sur l’exception tirée du non-exercice du recours en indemnisation

84.  Exposant que l’article 141 § 1 a) et d) du CPP permet aux personnes illégalement arrêtées ou injustement détenues d’obtenir une indemnisation, le Gouvernement soutient que, le requérant ayant été remis en liberté à l’issue de sa détention provisoire, il aurait pu, et dû, introduire une action en indemnisation sur le fondement de cette disposition au titre de ses griefs tirés de l’article 5 §§ 1, 3 et 4 de la Convention. À cet égard, il indique que, selon la jurisprudence bien établie de la Cour de cassation, il n’est pas nécessaire d’attendre une décision définitive sur le fond de l’affaire pour introduire en vertu de l’article 141 du CPP une demande d’indemnisation pour détention provisoire d’une durée excessive et obtenir une décision sur cette demande.

85.  Le requérant réplique que son grief formulé sous l’angle de l’article 5 ne concerne pas uniquement la durée de la détention provisoire. Selon lui, une action fondée sur l’article 141 du CPP ne peut pas constituer un remède pour ses griefs présentés devant la Cour.

86.  Pour ce qui est d’abord de l’exception relative au grief tiré de l’article 5 § 4 de la Convention, la Cour rappelle qu’elle s’est déjà prononcée sur un grief similaire à celui du requérant et qu’elle a alors constaté que l’article 141 du CPP ne permettait pas de demander réparation d’un préjudice causé par des défaillances procédurales afférentes au recours en opposition (Altınok c. Turquie, no 31610/08, § 67, 29 novembre 2011, et Ceviz c. Turquie, n8140/08, § 59, 17 juillet 2012). Par ailleurs, le Gouvernement n’a fourni aucune décision interne indiquant que, dans des circonstances similaires à celles de la présente affaire, le recours prévu à l’article 141 § 1 d) du CPP a pu aboutir pour un tel grief. La Cour ne voit donc pas de raisons de s’écarter de sa jurisprudence en l’espèce.

87.  S’agissant du grief tiré de l’article 5 §§ 1 et 3 de la Convention, la Cour rappelle qu’elle a examiné une exception similaire dans le cadre de l’affaire Lütfiye Zengin et autres c. Turquie (no 36443/06, §§ 6168, 14 avril 2015) et qu’elle l’a rejetée. Pour se prononcer ainsi, elle a tenu compte du fait que, dans cette affaire, les autorités nationales n’avaient reconnu à aucun moment de la procédure que la privation de liberté en cause était irrégulière ou illégale. Elle a relevé, d’une part, que la voie de recours visée à l’article 141 § 1 d) du CPP permettait uniquement de contester la durée d’une privation de liberté, alors que les requérantes, qui invoquaient l’article 5 § 3 de la Convention, ne se plaignaient pas seulement de la durée de leur détention provisoire, et, d’autre part, que le Gouvernement n’avait pas été en mesure de produire de décisions internes permettant de conclure qu’une action en indemnisation fondée sur l’article 141 § 1 d) du CPP aurait pu aboutir dans des circonstances telles que celles de l’affaire en question. Elle ne distingue en l’espèce aucune raison de s’écarter de cette jurisprudence.

88.  Il s’ensuit que l’exception de non-épuisement des voies de recours internes soulevée par le Gouvernement ne saurait être retenue.

B.     Sur l’exercice du recours individuel devant la Cour constitutionnelle

89.  Dans ses observations du 7 novembre 2017, le Gouvernement reproche au requérant de ne pas avoir exercé de recours individuel devant la Cour constitutionnelle.

90.  Le requérant conteste l’argument du Gouvernement.

 

92.  En l’occurrence, la Cour observe que, à trois reprises, les 26 octobre 2016, 29 novembre 2016 et 23 mai 2017, le requérant a saisi la Cour constitutionnelle d’un recours individuel, laquelle a rendu son arrêt joint sur le fond le 29 mai 2019 (paragraphes 47-57 ci-dessus). Par conséquent, elle estime que l’exception de non-épuisement des voies de recours internes a perdu toute pertinence.

93.  Il convient donc de rejeter également cette exception soulevée par le Gouvernement.

C.    Sur la qualité de victime du requérant

94.  Dans ses observations additionnelles, reçues le 2 août 2019, le Gouvernement expose que l’arrêt du 29 mai 2019 de la Cour constitutionnelle a reconnu que le requérant avait subi une violation de son droit à la liberté et à la sûreté. Il ajoute que l’intéressé a obtenu une indemnisation appropriée et suffisante. En conséquence, il invite la Cour à rejeter la requête, estimant que le requérant ne peut plus se prétendre victime d’une violation de la Convention.

95.  Le requérant conteste l’argument du Gouvernement. À cet égard, il indique tout d’abord que la Cour constitutionnelle a estimé qu’il n’y avait pas eu violation de son droit à la liberté et à la sécurité concernant la période allant du 31 août 2016 au 31 mars 2017 et que la violation constatée ne visait que sa remise en détention provisoire. Il indique aussi que la Cour constitutionnelle a déclaré qu’il n’y avait pas eu violation de son droit à la liberté d’expression et de la presse. En outre, il expose que la haute juridiction constitutionnelle a déclaré irrecevables ses griefs tirés de l’article 5 §§ 3 et 4 de la Convention. Il ajoute qu’elle n’a pas examiné le bien-fondé de son grief tiré de l’article 18 de la Convention. Enfin, il déclare qu’il a soulevé certains griefs seulement devant la Cour. En conséquence, il estime avoir toujours la qualité de victime, nonobstant l’arrêt de la Cour constitutionnelle.

96.  La Cour rappelle qu’il appartient en premier lieu aux autorités nationales de redresser les violations de la Convention et que, pour déterminer si un requérant peut se prétendre réellement victime d’une violation alléguée, il convient de tenir compte non seulement de la situation officielle au moment de l’introduction de la requête, mais aussi de l’ensemble des circonstances de l’affaire, notamment de tout fait nouveau antérieur à la date de l’examen de l’affaire par elle (Tănase c. Moldova [GC], no 7/08, § 105, CEDH 2010).

97.  La Cour rappelle ensuite qu’une décision ou mesure favorable au requérant ne suffit pas en principe à le priver de la qualité de « victime » aux fins de l’article 34 de la Convention, sauf si les autorités nationales reconnaissent, explicitement ou en substance, puis réparent, la violation de la Convention (Scordino c. Italie (no 1) [GC], no 36813/97, §§ 179-180, CEDH 2006‑V, Gäfgen c. Allemagne [GC], no 22978/05, § 115, CEDH 2010, Kurić et autres c. Slovénie [GC], no 26828/06, § 259, CEDH 2012 (extraits), et Cristea c. République de Moldova, no 35098/12, § 25, 12 février 2019). Ce n’est que lorsqu’il est satisfait à ces deux conditions que la nature subsidiaire du mécanisme de protection de la Convention s’oppose à un examen de la requête (Rooman c. Belgique [GC], no 18052/11, § 129, 31 janvier 2019).

98.  La Cour rappelle aussi qu’un recours visant la légalité d’une privation de liberté doit, pour être effectif, offrir à son auteur une perspective de cessation de la privation de liberté contestée (Mustafa Avci c. Turquie, n39322/12, § 60, 23 mai 2017). Cependant, lorsque la privation de liberté a déjà pris fin, il convient de vérifier si l’intéressé disposait d’un recours pouvant conduire, d’une part, à la reconnaissance du caractère déraisonnable de celle-ci et, d’autre part, à l’allocation d’une indemnité liée à ce constat.

99.  En l’espèce, la Cour observe que, le 24 octobre 2017, le requérant a été remis en liberté. En conséquence, elle doit tout d’abord vérifier s’il y a eu reconnaissance par les autorités nationales, au moins en substance, d’une violation d’un droit protégé par la Convention et, d’autre part, si le redressement offert peut être considéré comme ayant été approprié et suffisant (voir, notamment, Vedat Doğru c. Turquie, no 2469/10, § 37, 5 avril 2016).

100.  En ce qui concerne la question de la « reconnaissance », la Cour note tout d’abord que la Cour constitutionnelle n’a pas trouvé de violation, même en substance, dans le chef du requérant des droits garantis par l’article 5 §§ 3 et 4 et les articles 10 et 18 de la Convention. Par conséquent, elle estime que l’intéressé peut toujours se prétendre victime d’une violation de ces dispositions.

101.  S’agissant ensuite du grief tiré de l’article 5 § 1, la Cour observe que le requérant dénonce devant elle sa mise en détention provisoire en ce qu’elle aurait été arbitraire au motif qu’il n’y avait aucun élément de preuve quant à l’existence de raisons plausibles de le soupçonner d’avoir commis une infraction pénale rendant nécessaire son placement en détention provisoire. À ce sujet, la Cour constate que la Cour constitutionnelle a conclu qu’il y avait suffisamment d’éléments démontrant l’existence de forts soupçons de commission d’une infraction par le requérant (paragraphe 50 ci-dessus). En effet, cette haute juridiction a estimé qu’il n’y avait pas eu violation de l’article 19 § 3 de la Constitution à raison du placement initial du requérant en détention provisoire (paragraphe 52 ci‑dessus). La violation constatée par la Cour constitutionnelle sous l’angle de cette disposition ne concerne que la base légale de la détention provisoire subie par le requérant à partir du 14 avril 2017. À cet égard, la haute juridiction constitutionnelle a relevé que, conformément à l’article 91 § 6 du CPP, une personne ne pouvait être replacée en garde à vue qu’en cas d’existence de nouveaux éléments de preuve contre elle. Selon la Cour constitutionnelle, ce principe s’appliquait également en cas de détention provisoire. Constatant que les deux décisions relatives à la détention provisoire du requérant étaient fondées sur les mêmes faits sans qu’il y eût de nouveaux éléments de preuve, la Cour constitutionnelle a jugé que le deuxième placement en détention provisoire de l’intéressé n’avait aucune base légale (paragraphe 53 ci-dessus).

102.  Au vu de ce qui précède, la Cour estime que le requérant peut également se prétendre victime d’une violation de l’article 5 § 1 de la Convention, nonobstant l’arrêt de la Cour constitutionnelle, puisqu’il soutient devant elle qu’il n’y avait aucun élément de preuve quant à l’existence de raisons plausibles de le soupçonner d’avoir commis une infraction pénale rendant nécessaire son placement en détention provisoire.

IV. SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE L’ARTICLE 5 §§ 1 et 3 DE LA CONVENTION

103.  Le requérant se plaint que sa détention provisoire ait été arbitraire. Il allègue notamment que les décisions judiciaires concernant sa détention provisoire n’étaient fondées sur aucun élément de preuve concret indiquant l’existence de raisons plausibles de le soupçonner d’avoir commis une infraction pénale. Il soutient que les faits cités comme étant à l’origine des soupçons pesant sur lui ne s’apparentaient qu’à des actes relevant de sa liberté d’expression. Il avance également que les autorités nationales n’ont pas suffisamment motivé les décisions relatives à sa détention provisoire.

104.  Le requérant se plaint à ces égards d’une violation de l’article 5 §§ 1 et 3 de la Convention, ainsi libellé en ses parties pertinentes en l’espèce :

« 1.  Toute personne a droit à la liberté et à la sûreté. Nul ne peut être privé de sa liberté, sauf dans les cas suivants et selon les voies légales :

(...)                                                                     

c)  s’il a été arrêté et détenu en vue d’être conduit devant l’autorité judiciaire compétente, lorsqu’il y a des raisons plausibles de soupçonner qu’il a commis une infraction ou qu’il y a des motifs raisonnables de croire à la nécessité de l’empêcher de commettre une infraction ou de s’enfuir après l’accomplissement de celle-ci ;

(...)

3.  Toute personne arrêtée ou détenue, dans les conditions prévues au paragraphe 1 c) du présent article (...) a le droit d’être jugée dans un délai raisonnable, ou libérée pendant la procédure. La mise en liberté peut être subordonnée à une garantie assurant la comparution de l’intéressé à l’audience. »

A.    Sur la recevabilité

105.  Constatant que ces griefs ne sont pas manifestement mal fondés au sens de l’article 35 § 3 de la Convention et qu’ils ne se heurtent à aucun autre motif d’irrecevabilité, la Cour les déclare recevables.

B.     Sur le fond

1.    Arguments des parties

a)      Le requérant

106.  Le requérant soutient qu’il n’existait aucun fait ni aucune information susceptibles de persuader un observateur objectif qu’il avait commis les infractions qui lui étaient reprochées. Il ajoute que les faits à l’origine des soupçons pesant sur lui s’apparentaient pour partie à des actes relevant de sa liberté d’expression.

107.  Le requérant reproche au Gouvernement, ainsi qu’aux autorités judiciaires nationales, d’avoir affirmé de manière abstraite qu’il s’était rendu coupable d’incitation à la violence et avait appelé au coup d’État, et ce sans avoir démontré comment il avait pu commettre les faits en cause. À cet égard, il expose ce qui suit : le FETÖ/PDY a eu recours à la violence pour la première fois le 15 juillet 2016, soit la nuit de la tentative de coup d’État ; or toutes les preuves fournies par le Gouvernement datent d’avant cette tentative et ne concernent pas des actes de violence ; ainsi, certains tweets mentionnés par le Gouvernement ont été publiés en 2011, soit plus de cinq ans avant ladite tentative ; à la même époque, les responsables du gouvernement turc actuel avaient de très bonnes relations avec le réseau de Fetullah Gülen, puisque le Premier ministre alors en place, M. Recep Tayyip Erdoğan, et les membres de son cabinet avaient assisté aux activités organisées par les « fetullahistes » et avaient publiquement félicité ces derniers. Le requérant soutient en résumé que les éléments de preuve fournis par le Gouvernement ne sont pas propres à persuader un observateur objectif qu’il a commis une infraction.

108.  Le requérant conteste aussi les motifs retenus par les instances judiciaires pour le maintenir en détention provisoire. Selon lui, de tels motifs ne peuvent pas être considérés comme pertinents et suffisants pour priver une personne de sa liberté.

b)      Le Gouvernement

109.  Le Gouvernement, se référant aux principes tirés de la jurisprudence de la Cour en la matière (Klass et autres c. Allemagne, 6 septembre 1978, §§ 58-68, série A no 28, Fox, Campbell et Hartley c. Royaume‑Uni, 30 août 1990, § 32, série A no 182, Murray c. Royaume‑Uni, 28 octobre 1994, § 55, série A no 300‑A, et İpek et autres c. Turquie, nos 17019/02 et 30070/02, 3 février 2009), déclare tout d’abord que le requérant a été arrêté et placé en détention provisoire lors d’une enquête pénale engagée dans le cadre de la lutte menée contre des organisations terroristes.

110.  Le Gouvernement tient à préciser que l’organisation FETÖ/PDY est une organisation terroriste atypique d’un genre assurément nouveau. Cette organisation aurait d’abord placé ses membres dans toutes les organisations et institutions publiques, à savoir l’appareil judiciaire, les forces de sécurité et les forces armées, et ce de façon apparemment légale. De plus, elle aurait créé une structure parallèle en mettant en place sa propre organisation dans tous les domaines, dont les médias de masse, les syndicats, le secteur financier et l’enseignement. Par ailleurs, le FETÖ/PDY, en plaçant insidieusement ses membres dans les organes de presse non rattachés à sa propre organisation, aurait essayé de guider les publications de ces organes dans le but de faire passer des messages « subliminaux » auprès de l’opinion publique et de manipuler ainsi cette dernière pour atteindre ses propres objectifs.

111.  Le Gouvernement plaide ensuite que le parquet a déclenché une enquête pénale contre plusieurs personnes, dont le requérant, visé par des soupçons de liens avec le FETÖ/PDY, et que le 3 septembre 2016, l’intéressé a été placé en détention provisoire pour avoir assisté une organisation terroriste sciemment et intentionnellement.

112.  Le Gouvernement argue que les articles et tweets du requérant avaient servi de base à la tentative de coup d’État et s’entendaient comme une incitation à la violence contre le gouvernement démocratiquement élu. Il affirme à cet égard que le requérant a tenté de créer une certaine perception, conformément aux objectifs de l’organisation terroriste FETÖ/PDY, par le biais de ses articles et tweets suivants :

« La guerre est ton dernier espoir (...) J’espère que ce sont vos derniers jeux et vos derniers efforts » ;

« Je ne sais pas si vous avez remarqué, mais ceux qui ne sont pas censés être au pouvoir continuent à diriger le pays comme s’ils étaient le [seul parti], ils prennent des décisions sérieuses, ils procèdent à des nominations, ils lancent des appels d’offres publiques, ils déclarent la guerre et ils font ce qu’ils veulent » ;

« Il veut diriger le pays comme si c’était la ferme de son père ! Écoutez, ce que je vais dire, ça ne marche pas comme ça ! Plus vous réprimez, plus les gens veulent crier ! Et de toute façon, nous ne cesserons pas de parler, même si l’on tente de nous enlever la vie » ;

« (...) notre gouvernement, qui est tenu de protéger les biens et la vie des gens, s’est transformé en un croque-mitaine qui saisit illégalement tout ce qu’il veut » ;

« Je dis sincèrement que nous sommes au-delà de la dictature ou des régimes fascistes » ;

« Lorsque la justice reviendra et que le jour du jugement sera enfin arrivé, ils iront dans tous les sens et nieront ce qu’ils ont fait, et ils diront « nous n’étions au courant de rien ! », comme les nazis [l’ont dit], mais nous savons exactement qui a fait quoi et, lorsque ce jour viendra, nous crierons, avec toute notre force, « hé, vous étiez tous là ! ». »

113.  Le Gouvernement soutient par ailleurs que le requérant a rédigé des articles dans lesquels il a défendu des médias qui auraient été contrôlés par le FETÖ/PDY. De plus, il indique que l’intéressé a publié un tweet dans lequel il a dit « que cela vous plaise ou non, je soutiens de tout cœur le projet du Hodja Fetullah [Gülen] concernant les mosquées et les cemevis ». Le Gouvernement estime que, eu égard aux éléments de preuve recueillis dans le cadre de l’enquête pénale menée en l’espèce, il était objectivement possible de parvenir à la conviction qu’il existait des raisons plausibles de soupçonner le requérant d’avoir commis les infractions qui lui étaient reprochées. Il ajoute que, compte tenu de ces éléments, des procédures pénales ont été engagées contre l’intéressé et que ces instances sont actuellement en cours devant les juridictions nationales.

114.  Le Gouvernement est d’avis que les juridictions nationales ont rempli leur obligation de fournir des motifs pertinents et suffisants propres à justifier la détention provisoire du requérant. En outre, il considère que la détention provisoire subie par l’intéressé n’a pas excédé une durée raisonnable.

2.    Position des tiers intervenants

a)      La Commissaire aux droits de l’homme

115.  La Commissaire aux droits de l’homme souligne que le recours excessif à la mesure de détention est un problème de longue date en Turquie. Elle indique à cet égard que deux cent dix journalistes ont été mis en détention provisoire durant l’état d’urgence, sans compter ceux qui ont été arrêtés et remis en liberté après avoir été interrogés. Elle affirme que le nombre élevé de journalistes détenus s’explique entre autres par la pratique des juges, ceux‑ci tendant souvent à ignorer le caractère exceptionnel de la mesure de détention, et elle précise à ce sujet qu’il s’agit d’une mesure de dernier recours qui ne devrait être appliquée que lorsque toutes les autres options sont jugées insuffisantes.

116.  La Commissaire aux droits de l’homme ajoute que, dans la majorité des affaires relatives à la détention provisoire des journalistes, les intéressés sont accusés d’infractions liées au terrorisme sans qu’il n’y ait de preuves établissant leur participation à des activités terroristes. À cet égard, elle déclare être frappée par la faiblesse des accusations et le contenu politique des décisions relatives à la mise et au maintien en détention provisoire des intéressés.

b)      Le Rapporteur spécial

117.  Le Rapporteur spécial signale que, depuis la déclaration d’état d’urgence, un grand nombre de journalistes ont été mis en détention provisoire sur le fondement d’accusations vagues et non étayées par des preuves suffisantes.

118.  Le Rapporteur spécial dit que les faits cumulatifs relatifs aux poursuites des journalistes laissent à penser que, sous prétexte de combattre le terrorisme, les autorités nationales procèdent à des interprétations larges et imprévisibles de la loi pénale et des éléments des dossiers d’enquête et, ainsi, répriment amplement et arbitrairement la liberté d’expression par des procédures pénales et des mesures de détention.

c)       Les organisations non gouvernementales intervenantes

119.  Les organisations non gouvernementales intervenantes indiquent que, depuis la tentative de coup d’État militaire, plus de cent cinquante journalistes ont été mis en détention provisoire. Insistant sur le rôle crucial joué par les médias dans une société démocratique, elles critiquent l’usage des mesures entraînant une privation de liberté des journalistes.

3.    Appréciation de la Cour

a)      Principes pertinents

120.  La Cour rappelle que toute privation de liberté doit être conforme au but poursuivi par l’article 5 de la Convention : protéger l’individu contre l’arbitraire. Il existe un principe fondamental selon lequel nulle détention arbitraire ne peut être compatible avec l’article 5 § 1, et la notion d’« arbitraire » que contient l’article 5 § 1 va au-delà du défaut de conformité avec le droit national, de sorte qu’une privation de liberté peut être régulière selon la législation interne tout en étant arbitraire et donc contraire à la Convention (voir, entre autres, A. et autres c. Royaume‑Uni [GC], no 3455/05, §§ 162-164, CEDH 2009, et Creangă c. Roumanie [GC], no 29226/03, § 84, 23 février 2012).

121.  La Cour rappelle ensuite que l’article 5 § 1 c) de la Convention ne permet de placer une personne en détention que dans le cadre d’une procédure pénale, en vue de la traduire devant l’autorité judiciaire compétente, lorsqu’il y a des raisons plausibles de soupçonner qu’elle a commis une infraction (Mehmet Hasan Altan, précité, § 124).

122.  Pour qu’une arrestation puisse être considérée comme fondée sur des soupçons plausibles au sens de l’article 5 § 1 c), il n’est pas indispensable que les autorités d’enquête aient rassemblé des preuves suffisantes pour porter des accusations, au moment de l’arrestation ou pendant la garde à vue (Brogan et autres c. Royaume-Uni, 29 novembre 1988, § 53, série A nº 145‑B). Il n’est pas impératif non plus que le détenu ait été inculpé ou renvoyé en jugement. Un placement en détention ordonné en vue d’un interrogatoire vise à compléter l’enquête pénale en confirmant ou en dissipant les soupçons qui ont été à l’origine de l’arrestation. Ainsi, les faits qui peuvent donner naissance à des soupçons ne sont pas du même niveau que ceux qui sont nécessaires pour justifier une condamnation ou même pour porter une accusation, ce qui intervient dans la phase suivante de la procédure de l’enquête pénale (Murray, précité, § 55).

 

124.  Le terme « plausibilité » désigne aussi le seuil que doit atteindre le soupçon pour convaincre l’observateur objectif de la vraisemblance des accusations. En règle générale, les problèmes en la matière se posent au niveau des faits. Il faut alors se demander si l’arrestation et la détention se fondaient sur des éléments objectifs suffisants pour constituer des « raisons plausibles » de croire à la réalité des faits en cause (Włoch c. Pologne, no 27785/95, §§ 108‑109, CEDH 2000‑XI). Outre l’aspect factuel, l’existence de « raisons plausibles de soupçonner » au sens de l’article 5 § 1 c) de la Convention signifie que les faits incriminés doivent pouvoir raisonnablement passer pour relever de l’une des dispositions de la législation pénale traitant du comportement délictueux visé. Ainsi, il ne peut à l’évidence pas y avoir de soupçons raisonnables si les actes ou faits retenus contre un détenu ne constituaient pas une infraction au moment où ils se sont produits (Kandjov c. Bulgarie, no 68294/01, § 57, 6 novembre 2008, et Mammadli c. Azerbaïdjan, no 47145/14, § 52, 19 avril 2018).

125.  En outre, les faits reprochés eux-mêmes ne doivent pas pouvoir être reliés à l’exercice par le requérant de droits garantis par la Convention (voir, mutatis mutandis, Merabishvili c. Géorgie [GC], no 72508/13, § 187, 28 novembre 2017).

126.  La Cour tient également à rappeler que les soupçons pesant sur une personne au moment de son arrestation doivent être « plausibles » (Fox, Campbell et Hartley, précité, § 33). Il en va a fortiori de même lorsqu’un suspect est placé en détention : les soupçons plausibles doivent exister au moment de l’arrestation et de la détention initiale (Ilgar Mammadov, précité, § 90). Par ailleurs, l’obligation pour les juridictions nationales d’avancer des motifs pertinents et suffisants à l’appui de la privation de liberté – outre la persistance de raisons plausibles de soupçonner la personne arrêtée d’avoir commis une infraction – s’applique dès la première décision ordonnant le placement en détention provisoire, c’est-à-dire « aussitôt » après l’arrestation (Buzadji, précité, § 102).

127.  Enfin, la Cour rappelle que sa tâche consiste à déterminer si les conditions énoncées à l’alinéa c) de l’article 5 § 1 de la Convention, y compris la poursuite d’un but légitime, étaient remplies dans l’affaire soumise à son examen. Dans ce contexte, il ne lui appartient pas, en principe, de substituer sa propre appréciation des faits à celle des juridictions internes : celles-ci sont en effet mieux placées pour évaluer les preuves produites devant elles (Ersöz c. Turquie (déc.), no 45746/11, § 50, 17 février 2015, Mergen et autres c. Turquie, nos 44062/09 et 4 autres, § 48, 31 mai 2016, Yüksel et autres c. Turquie, nos 55835/09 et 2 autres, § 53, 31 mai 2016, Mehmet Hasan Altan, précité, § 126, Şahin Alpay, précité, § 105, et Alparslan Altan c. Turquie, no 12778/17, § 128, 16 avril 2019).

b)      Application de ces principes au cas d’espèce

128.  La Cour est d’avis que le contexte très spécifique entourant la présente affaire impose d’examiner les faits avec la plus grande attention. À cet égard, elle est prête à tenir compte des difficultés auxquelles la Turquie devait faire face au lendemain de la tentative de coup d’État militaire du 15 juillet 2016 (Mehmet Hasan Altan, précité, § 210).

129.  En l’occurrence, la Cour observe que, le 31 août 2016, le requérant a été arrêté et placé en garde à vue dans les locaux du département antiterroriste de la police d’Istanbul. Le 3 septembre 2016, l’intéressé a été traduit devant le 1er juge de paix d’Istanbul, qui a ordonné sa mise en détention provisoire eu égard : à l’existence de forts soupçons fondés sur des éléments de preuve concrets selon lesquels l’intéressé avait commis l’infraction d’assistance à une organisation terroriste apportée sciemment et intentionnellement ; à la nature de l’infraction en cause ; à l’état des preuves ; au fait que toutes les preuves n’avaient pas encore été recueillies ; à la proportionnalité de la mesure de détention à la lourdeur de la peine prévue par la loi pour l’infraction en question ; et au risque que des mesures alternatives à la détention fussent insuffisantes. La Cour note à cet égard que la décision prise par le juge de paix ne mentionnait aucun élément de preuve contre l’intéressé.

130.  La Cour relève que, appelée à examiner la légalité de la détention provisoire du requérant, la Cour constitutionnelle a estimé qu’il y avait des éléments suffisants pour démontrer l’existence de forts soupçons de commission d’une infraction par le requérant. Pour ce faire, la haute juridiction constitutionnelle a d’abord indiqué que l’instance à l’origine de la décision relative au placement initial en détention provisoire du requérant n’avait pas procédé à une appréciation individualisée quant à l’existence de soupçons plausibles et qu’elle n’avait pas spécifié quels articles ou tweets de l’intéressé pouvaient être considérés comme une assistance à une organisation terroriste. Néanmoins, elle a constaté que le procureur de la République d’Istanbul avait explicité les faits et les preuves ayant donné naissance aux soupçons. Elle a aussi noté que c’était également le procureur qui avait précisé dans son acte d’accusation que l’intéressé avait participé à la protestation organisée pour manifester contre la nomination d’un mandataire ad hoc à la tête d’un journal prétendument contrôlé par le FETÖ/PDY et qu’il avait des liens avec un certain « Fuatavni ». S’agissant des articles et tweets de l’intéressé, la haute juridiction constitutionnelle a relevé que ceux-ci avaient été publiés à une période où les autorités publiques prenaient des mesures contre le FETÖ/PDY. Elle a estimé que, eu égard à leur contenu, il n’était pas arbitraire de dire que le requérant avait fait l’apologie de l’organisation terroriste en question et qu’il avait essayé de la légitimer et de jeter le discrédit sur les enquêtes menées contre celle-ci. Aux yeux de la Cour constitutionnelle, il y avait donc un lien entre le requérant et l’organisation FETÖ/PDY. En outre, notant que l’intéressé n’avait pas cessé de publier ses écrits litigieux jusqu’à la tentative de coup d’État du 15 juillet 2016, la Cour constitutionnelle a jugé que ces éléments étaient suffisants pour démontrer l’existence de forts soupçons de commission d’une infraction par le requérant.

131.  La Cour observe que, pour déterminer s’il existait de forts soupçons de commission d’une infraction par le requérant, la Cour constitutionnelle s’est appuyée sur des éléments de preuve qui n’avaient pas été mentionnés dans l’ordonnance du 3 septembre 2016 relative au placement en détention provisoire de l’intéressé, puisque ladite ordonnance ne spécifiait pas les faits et les preuves ayant donné naissance aux soupçons. Ces éléments de preuve n’ont été présentés devant les juges qu’après le dépôt de l’acte d’accusation du 18 janvier 2017, soit plus de quatre mois après la mise en détention provisoire initiale du requérant. Par conséquent, la Cour estime qu’il n’y a pas lieu d’examiner ces éléments de preuve pour établir la plausibilité des soupçons ayant motivé la décision initiale de placement en détention provisoire, dans la mesure où ils ont été sans emport sur la décision rendue le 3 septembre 2016 par le 1er juge de paix d’Istanbul. Ces éléments ne peuvent être pris en compte que pour l’examen de la question relative à la persistance ou à la survenance de soupçons plausibles dans le cadre du maintien en détention de l’intéressé durant le procès pénal.

132.  La Cour relève, à l’instar de la Cour constitutionnelle dans son arrêt, qu’en l’occurrence le 1er juge de paix d’Istanbul n’a pas justifié le placement en détention provisoire du requérant en s’appuyant sur un quelconque élément de preuve concret. Cela étant, la Cour constitutionnelle a estimé qu’il existait de forts soupçons fondés sur des éléments de preuve concrets selon lesquels le requérant avait commis l’infraction d’assistance à une organisation terroriste apportée sciemment et intentionnellement. Pour la Cour, une telle référence vague et générale aux termes de l’article 100 du CPP et aux pièces du dossier ne saurait être considérée comme suffisante pour justifier la plausibilité des soupçons censés avoir servi de base à la mise en détention provisoire du requérant, en l’absence, d’une part, d’une appréciation individualisée et concrète des éléments du dossier et, d’autre part, d’informations pouvant justifier les soupçons pesant sur l’intéressé ou d’autres types d’éléments et de faits vérifiables (Alparslan Altan, précité, § 142). En conséquence, la Cour relève qu’aucun fait ni aucune information spécifiques de nature à faire naître des soupçons justifiant la mise en détention du requérant n’ont été exposés ou présentés durant la procédure initiale, qui s’est pourtant soldée par l’adoption de cette mesure privative de liberté contre l’intéressé. Aussi la Cour estime-t-elle que, au moment du placement en détention provisoire du requérant, il n’existait aucun fait ni aucun renseignement propres à convaincre un observateur objectif que l’intéressé avait commis les infractions reprochées.

133.  La Cour doit ensuite déterminer si les autres motifs pris en compte par la Cour constitutionnelle peuvent faire apparaître des raisons plausibles de soupçonner le requérant d’avoir commis les infractions en cause. Dans ce contexte, afin d’apprécier la légalité de la détention provisoire de l’intéressé sur la base de l’article 19 de la Constitution, la Cour constitutionnelle a examiné les articles et tweets du requérant. Cela étant, elle a mentionné, au paragraphe 87 de son arrêt, qu’il fallait tenir compte de trois séries d’éléments de preuve, à savoir : i) la participation du requérant à la protestation organisée pour manifester contre la nomination d’un mandataire ad hoc à la tête du journal Bugün ; ii) l’existence de liens entre l’intéressé et la personne connue sous le pseudonyme de « Fuatavni » ; et iii) les articles et tweets litigieux. En conséquence, la Cour examinera successivement ces éléments de preuve.

134.  Pour ce qui est d’abord de la participation du requérant au rassemblement susmentionné, la Cour observe que le Gouvernement n’a présenté aucun élément de preuve spécifique pour démontrer qu’il s’agissait d’une manifestation illégale ou violente. À cet égard, elle relève en particulier qu’à l’époque des faits il n’y avait aucune décision de justice qui avait conclu que le journal en question était contrôlé par une organisation terroriste. En conséquence, elle estime que la simple participation du requérant à une réunion pacifique, organisée pour protester contre la nomination, par les autorités officielles, d’un administrateur à la tête d’un journal – considéré comme un journal dissident à l’époque des faits –, est impropre à convaincre un observateur objectif de la commission par l’intéressé d’une infraction terroriste. Aux yeux de la Cour, un tel fait reproché au requérant était lié à l’exercice par celui-ci de ses droits découlant de la Convention, notamment des articles 10 et 11.

135.  En ce qui concerne l’existence de liens entre le propriétaire du compte Twitter « Fuatavni », un compte influent à l’époque des faits qui faisait prétendument la propagande du FETÖ/PDY, et le requérant, la Cour observe que ce dernier a nié, depuis le début de l’enquête pénale menée contre lui, avoir de tels liens. D’après le requérant, les allégations selon lesquelles l’existence de ces liens était avérée n’étaient que ouï-dire et avaient pour origine les propos de deux personnes qui étaient connues dans l’industrie de la musique et qui avaient un problème personnel avec lui. Quoi qu’il en soit, la Cour relève que la Cour constitutionnelle n’a aucunement expliqué quels pouvaient être les liens concrets entre le requérant et « Fuatavni ». Pour la Cour, une simple référence à l’acte d’accusation ne peut aucunement être considérée comme suffisante pour justifier la plausibilité des soupçons censés avoir servi de base à la mise en détention provisoire du requérant.

136.  En outre, la Cour observe que la Cour constitutionnelle a jugé que la détention provisoire du requérant était justifiée sur le fondement de ses articles et tweets publiés. En faisant une référence générale au contenu de ces écrits, la haute juridiction a estimé qu’il n’était pas arbitraire de dire que l’intéressé avait fait l’apologie du FETÖ/PDY et qu’il avait également essayé de légitimer cette organisation et de jeter le discrédit sur les enquêtes menées contre ses membres présumés. Ce faisant, la haute juridiction constitutionnelle a omis de préciser quels articles et tweets du requérant pouvaient faire naître des soupçons selon lesquels l’intéressé avait commis une infraction terroriste. En revanche, le Gouvernement a cité plus particulièrement certains articles et tweets du requérant (paragraphes 112 et 113 ci‑dessus). Il a soutenu que ces écrits avaient servi de base à la tentative de coup d’État et s’entendaient comme une incitation à la violence. Il a aussi affirmé que, par le biais de ses articles et tweets, le requérant avait servi les intérêts du FETÖ/PDY. Pour autant, la Cour ne saurait souscrire à la thèse du Gouvernement, étant donné que le contenu des écrits du requérant ne peut aucunement être interprété comme un appel à l’usage de méthodes violentes et que les propos de l’intéressé ne relevaient certainement pas de l’endoctrinement terroriste, de l’apologie de l’auteur d’un attentat, du dénigrement de victimes d’un attentat, de l’appel au financement d’organisations terroristes ou d’autres comportements similaires (voir, mutatis mutandis, Güler et Uğur c. Turquie, nos 31706/10 et 33088/10, § 52, 2 décembre 2014). Par ailleurs, force est de constater que le Gouvernement n’a pas expliqué comment les propos litigieux pouvaient s’entendre comme une incitation à un coup d’État ou bien à la violence. Aux yeux de la Cour, bien qu’il puisse être considéré comme une critique sévère des politiques du gouvernement et du président de la République, le contenu des articles et tweets du requérant (paragraphe 27 ci‑dessus) ne saurait convaincre un observateur objectif de la vraisemblance des accusations ayant valu à l’intéressé d’être soumis à un placement en détention provisoire, à moins que d’autres motifs et éléments de preuve justifiant cette privation de liberté ne soient présentés. Dans ce contexte, la Cour estime qu’on ne saurait étendre la « plausibilité » des soupçons jusqu’à porter atteinte au droit de la liberté d’expression du requérant tel que garanti par l’article 10 de la Convention.

137.  La Cour observe en outre que la Cour constitutionnelle semble avoir insisté plus particulièrement sur le fait que l’intéressé avait publié ses articles et tweets à une période où les autorités publiques prenaient des mesures contre le FETÖ/PDY et qu’il n’avait pas cessé de publier ses écrits litigieux jusqu’à la tentative de coup d’État du 15 juillet 2016. La Cour note ici que les publications reprochées au requérant concernent une période très longue, comprise entre 2011 et 2016. Durant cette période, l’intéressé avait exprimé ses opinions concernant le domaine politique ou les questions d’intérêt général. À cet égard, la Cour relève que, jusqu’à la déclaration de l’état d’urgence, aucune mesure spécifique n’avait été prise contre le requérant pour ses écrits. Ce n’est qu’après la déclaration de l’état d’urgence, soit plusieurs années après la publication d’une grande partie des articles et tweets en question, que les autorités judiciaires ont considéré ces écrits comme un élément suffisant pour justifier l’ouverture d’une enquête pénale et la détention provisoire du requérant, sans rechercher de manière effective quelle avait été l’intention de ce dernier. Or, par le biais de ces articles et tweets, l’intéressé avait fait part de son désaccord avec le fonctionnement du système politique en Turquie, parfois de façon satirique, et il s’était exprimé en grande partie sur des questions d’intérêt général. En l’absence d’autres motifs et éléments de preuve légitimant la détention provisoire du requérant, la Cour n’est donc pas convaincue que cette mesure était justifiée par les articles et tweets mentionnés par le Gouvernement.

138.  Pour les raisons exposées ci-dessus, la Cour estime qu’aucune des décisions relatives au placement et au maintien en détention provisoire du requérant ne contient d’éléments de preuve susceptibles de marquer un lien plausible entre les actes de l’intéressé – à savoir ses articles et tweets à caractère politique – et les infractions liées au terrorisme qui étaient reprochées à ce dernier. En résumé, ces décisions ne permettent pas d’établir un quelconque lien entre le requérant et les infractions alléguées.

139.  En l’occurrence, la Cour considère que le Gouvernement n’a pas démontré que les éléments de preuve censés étayer l’existence des forts soupçons prétendument à la disposition de la cour d’assises d’Istanbul étaient susceptibles de convaincre un observateur objectif que le requérant avait pu commettre les infractions terroristes qui lui étaient reprochées. Dans ces conditions, la Cour estime qu’en l’espèce l’interprétation et l’application des dispositions légales invoquées par les autorités internes ont été déraisonnables au point de conférer à la privation de liberté subie par le requérant un caractère irrégulier et arbitraire.

140.  Quant à l’article 15 de la Convention et à la dérogation de la Turquie, la Cour note que le Conseil des ministres de la République de Turquie, réuni sous la présidence du président de la République et agissant conformément à l’article 121 de la Constitution, a adopté pendant l’état d’urgence plusieurs décrets-lois par lesquels il a apporté d’importantes limitations aux garanties procédurales reconnues en droit interne aux personnes placées en garde à vue ou en détention provisoire. Cependant, dans la présente affaire, c’est en application de l’article 100 du CPP que le requérant a été placé en détention provisoire. Il convient notamment d’observer que cette disposition, qui exige la présence d’éléments factuels démontrant l’existence de forts soupçons quant à la commission de l’infraction, n’a pas subi de modifications pendant la période d’état d’urgence. Ainsi, la détention provisoire dénoncée dans la présente affaire a été prise sur le fondement de la législation qui était applicable avant et après la déclaration de l’état d’urgence. Par conséquent, elle ne saurait être considérée comme ayant respecté les conditions requises par l’article 15 de la Convention, puisque, finalement, aucune mesure dérogatoire n’aurait pu s’appliquer à la situation. Conclure autrement réduirait à néant les conditions minimales de l’article 5 § 1 c) de la Convention (Kavala, précité, § 158).

141.  Il s’ensuit qu’il y a eu en l’espèce violation de l’article 5 § 1 de la Convention compte tenu de l’absence de raisons plausibles de soupçonner le requérant d’avoir commis une infraction pénale.

142.  Eu égard à cette conclusion, la Cour considère qu’il n’y a pas lieu d’examiner séparément la question de savoir si les raisons données par les juridictions internes pour justifier la détention du requérant étaient fondées sur des motifs pertinents et suffisants comme l’exige l’article 5 §§ 1 c) et 3 de la Convention (voir, dans le même sens, Şahin Alpay, précité, § 122).

V.    SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE L’ARTICLE 5 § 4 DE LA CONVENTION À RAISON D’UNE IMPOSSIBILITÉ D’ACCÉDER AU DOSSIER D’ENQUÊTE

143.  Le requérant soutient que l’impossibilité qui lui aurait été faite d’accéder au dossier d’enquête l’a empêché de contester effectivement la décision ayant ordonné son placement en détention provisoire. Il se plaint à cet égard d’une violation de l’article 5 § 4 de la Convention, ainsi libellé :

« 4.  Toute personne privée de sa liberté par arrestation ou détention a le droit d’introduire un recours devant un tribunal, afin qu’il statue à bref délai sur la légalité de sa détention et ordonne sa libération si la détention est illégale. »

144.  Le Gouvernement conteste cette thèse.

A. Sur la recevabilité

145.  Constatant que ce grief n’est pas manifestement mal fondé au sens de l’article 35 § 3 de la Convention et qu’il ne se heurte à aucun autre motif d’irrecevabilité, la Cour le déclare recevable.

B. Sur le fond

1.    Arguments des parties

a)      Le requérant

146.  Le requérant dénonce une violation de l’article 5 § 4 de la Convention en raison de la mesure de restriction d’accès au dossier de l’enquête.

b)      Le Gouvernement

147.  Le Gouvernement argue que le requérant pouvait contester son maintien en détention provisoire par la voie de l’opposition. Sur ce point, il indique que, compte tenu des questions posées par la police, le parquet et le juge de paix, l’intéressé et ses avocats ont eu une connaissance suffisante de la teneur des éléments de preuve ayant servi de fondement au placement en détention en cause et qu’ils ont eu ainsi la possibilité de contester de manière satisfaisante les motifs présentés pour justifier la détention provisoire.

c)       Les tiers intervenants

148.  La Commissaire aux droits de l’homme estime que, depuis la déclaration de l’état d’urgence, la procédure d’examen de la détention a été affectée de manière négative, notamment en raison des restrictions d’accès aux dossiers d’enquête. Les autres parties intervenantes ne se prononcent pas sur ce grief.

2.    Appréciation de la Cour

149.  L’article 5 § 4 de la Convention confère à toute personne arrêtée ou détenue le droit d’introduire un recours au sujet des exigences de procédure et de fond nécessaires à la « régularité » et à la « légalité », au sens de l’article 5 § 1, de sa privation de liberté. Si la procédure au titre de l’article 5 § 4 ne doit pas toujours s’accompagner de garanties identiques à celles que l’article 6 prescrit pour les procès civils et pénaux - les deux dispositions poursuivant des buts différents (Reinprecht c. Autriche, no 67175/01, § 39, CEDH 2005-XII) il faut néanmoins quelle revête un caractère judiciaire et quelle offre des garanties adaptées à la nature de la privation de liberté en question (D.N. c. Suisse [GC], no 27154/95, § 41, CEDH 2001-III).

150.  Plus particulièrement, une procédure menée au titre de l’article 5 § 4 de la Convention devant la juridiction saisie d’un recours contre une détention doit être contradictoire et garantir l’« égalité des armes » entre les parties, à savoir le procureur et la personne détenue. L’égalité des armes n’est pas assurée si l’avocat se voit refuser l’accès aux pièces du dossier qui revêtent une importance essentielle pour une contestation efficace de la légalité de la détention de son client (voir, en particulier, Schöps c. Allemagne, n25116/94, § 44, CEDH 2001‑I, Garcia Alva c. Allemagne, no 23541/94, § 39, 13 février 2001, Svipsta c. Lettonie, no 66820/01, §§ 129 et 137, CEDH 2006‑III (extraits), et Mooren c. Allemagne [GC], n11364/03, § 124, 9 juillet 2009).

151.  La Cour observe que, dans un certain nombre d’affaires contre la Turquie, elle a constaté des violations de l’article 5 § 4 de la Convention en raison de la restriction d’accéder au dossier d’enquête en vertu de l’article 153 du CPP (voir, entre autres, Nedim Şener c. Turquie, no 38270/11, §§ 83‑86, 8 juillet 2014, et Şık c. Turquie, no 53413/11, §§ 72-75, 8 juillet 2014). En revanche, elle n’a pas trouvé une violation de cette disposition dans plusieurs autres affaires, bien qu’il y ait eu une restriction empêchant les requérants l’accès aux pièces du dossier (voir, notamment, Ceviz c. Turquie, no 8140/08, §§ 41-44, 17 juillet 2012, Gamze Uludağ c. Turquie, no 21292/07, §§ 41-43, 10 décembre 2013, Karaosmanoğlu et Özden c. Turquie, n4807/08, §§ 73-75, 17 juin 2014, Hebat Aslan et Firas Aslan c. Turquie, n15048/09, §§ 65-67, 28 octobre 2014, Ayboğa et autres c. Turquie, no 35302/08, §§ 16-18, 21 juin 2016, et Mehmet Hasan Altan, précité, §§ 147-150). Dans ces dernières, la Cour est parvenue à cette conclusion sur la base d’une appréciation concrète des faits. Elle a en effet estimé que les requérants avaient une connaissance suffisante des éléments de preuve qui étaient essentiels pour contester la légalité de leur privation de liberté.

152.  En l’occurrence, le 29 août 2016, le 3e juge de paix d’Istanbul a décidé de limiter l’accès du requérant et de ses avocats au dossier d’enquête. En conséquence, le requérant et ses avocats n’ont pas pu voir les éléments de preuve ayant servi à fonder le placement en détention provisoire de l’intéressé jusqu’au 18 janvier 2017, date du dépôt de l’acte d’accusation. La Cour note que la décision ayant ordonné le placement en détention provisoire de l’intéressé reposait essentiellement sur les propos tenus par ce dernier dans ses articles et dans ses publications sur les réseaux sociaux, ce qui est confirmé par l’acte d’accusation déposé par le parquet d’Istanbul. En outre, rien dans le raisonnement des décisions relatives à la détention rendues par les autorités judiciaires n’indique qu’elles se sont appuyées sur des documents et informations autres que les articles et les publications de l’intéressé sur les médias sociaux.

153.  À cet égard, la Cour observe que le requérant, assisté par ses avocats, a été interrogé en détail sur ces éléments de preuve par les instances compétentes, d’abord par les autorités d’enquête puis par le juge de paix, qui lui ont posé des questions à ce sujet, dont le contenu a été retranscrit dans des procès-verbaux. Dès lors, même si l’intéressé n’a pas bénéficié d’un droit d’accès illimité aux éléments de preuve, il a eu une connaissance suffisante de la teneur de ceux, qui revêtaient une importance essentielle pour une contestation efficace de la légalité de sa détention provisoire (Ceviz, précité, §§ 41‑44, et Mehmet Hasan Altan, précité, §§ 149-150).

154.  À la lumière de ce qui précède, et compte tenu des circonstances particulières de l’affaire et de la nature des preuves retenues pour justifier la détention provisoire, la Cour estime qu’il n’y a pas eu violation de l’article 5 § 4 de la Convention.

VI. SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE L’ARTICLE 5 § 4 DE LA CONVENTION À RAISON D’UNE ABSENCE DE CONTRÔLE JURIDICTIONNEL À BREF DÉLAI DEVANT LA COUR CONSTITUTIONNELLE

155.  Le requérant plaide que la procédure menée devant la Cour constitutionnelle, par laquelle il a cherché à contester la légalité de sa détention provisoire, n’a pas été conforme aux exigences de la Convention en ce que, à ses dires, cette haute juridiction n’a pas respecté l’exigence de « bref délai » au sens de l’article 5 § 4, qui est ainsi libellé :

« Toute personne privée de sa liberté par arrestation ou détention a le droit d’introduire un recours devant un tribunal, afin qu’il statue à bref délai sur la légalité de sa détention et ordonne sa libération si la détention est illégale. »

156.  Le Gouvernement combat la thèse du requérant. Il soutient que le droit turc contient des garanties juridiques suffisantes permettant aux personnes mises en détention de contester effectivement leur privation de liberté. À cet égard, il indique que les détenus peuvent solliciter leur remise en liberté à tout moment de l’instruction ou du procès et que les décisions portant rejet des demandes faites en ce sens sont susceptibles d’opposition. Il ajoute que la question du maintien en détention d’un détenu est examinée d’office à des intervalles réguliers ne pouvant excéder trente jours. Dans ce contexte, il est d’avis que la Cour constitutionnelle ne doit pas être considérée comme un tribunal d’appel sous l’angle de l’article 5 § 4 de la Convention. De plus, se fondant sur les statistiques relatives à la charge de travail de la Cour constitutionnelle, il indique que, depuis la tentative de coup d’État militaire du 15 juillet 2016, il y a eu une augmentation drastique du nombre de recours formés devant la haute juridiction. Eu égard à la charge de travail, exceptionnelle à ses yeux, de la Cour constitutionnelle et à la notification de la dérogation du 21 juillet 2016, le Gouvernement considère qu’il ne peut être conclu au non-respect par la haute juridiction constitutionnelle de l’exigence de « bref délai ».

157.  La Cour rappelle les principes pertinents découlant de sa jurisprudence relativement à l’exigence de « bref délai » au sens de l’article 5 § 4 de la Convention, lesquels sont résumés notamment dans son arrêt Ilnseher c. Allemagne ([GC], nos 10211/12 et 27505/14, §§ 251-256, 4 décembre 2018). Elle se réfère également à ses conclusions dans les arrêts Mehmet Hasan Altan (précité, §§ 161-167) et Şahin Alpay (précité, §§ 133‑139), concernant la durée de la procédure devant la Cour constitutionnelle turque depuis la tentative de coup d’État du 15 juillet 2016.

158.  La Cour rappelle aussi que le but premier de l’article 5 § 4 est d’assurer à des personnes privées de leur liberté un contrôle judiciaire à bref délai de la légalité de la détention, ce contrôle pouvant conduire, le cas échéant, à leur libération. Elle considère donc que l’exigence de célérité de l’examen de la légalité de la détention est pertinente tant que cette détention continue. Après la mise en liberté des personnes détenues, même si la garantie de bref délai n’est plus pertinente au regard du but de l’article 5 § 4, la garantie concernant l’effectivité du réexamen continue à s’appliquer, puisqu’un ancien détenu peut toujours avoir un intérêt légitime à ce que la légalité de sa détention soit établie même après sa libération (Žúbor c. Slovaquie, no 7711/06, § 83, 6 décembre 2011).

159.  En l’espèce, la Cour observe que le requérant a saisi la Cour constitutionnelle d’un recours individuel pour la première fois le 26 octobre 2016 et qu’il a été mis en liberté provisoire le 24 octobre 2017. Sa mise en liberté provisoire a mis fin à la violation alléguée de l’article 5 § 4 à raison d’une absence d’examen à bref délai par la Cour constitutionnelle de son recours concernant la légalité de sa détention provisoire (Žúbor, précité, § 85, et les références qui y sont citées). La Cour est donc invitée à examiner dans la présente affaire le grief du requérant tiré du respect de l’exigence du bref délai au sens de l’article 5 § 4 dans la procédure constitutionnelle pour autant qu’il concerne la période comprise entre la date du dépôt du recours constitutionnel et celle de la remise en liberté de l’intéressé.

160.  Dans ses arrêts Mehmet Hasan Altan (précité, §§ 161-163) et Şahin Alpay (précité, §§ 133-135), la Cour avait noté que, dans le système juridique turc, les personnes mises en détention provisoire avaient la possibilité de demander leur remise en liberté à tout moment de la procédure et que, en cas de rejet de leur demande, elles pouvaient former une opposition. Elle avait relevé en outre que la question du maintien en détention des détenus était examinée d’office à des intervalles réguliers qui ne pouvaient excéder trente jours. Par conséquent, elle avait estimé qu’elle pouvait tolérer que le contrôle devant la Cour constitutionnelle prît plus de temps. Cependant, dans les affaires susmentionnées, la période à prendre en considération devant la Cour constitutionnelle avait duré quatorze mois et trois jours pour la première et seize mois et trois jours pour la deuxième. La Cour, tenant compte de la complexité des requêtes et de la charge de travail de la Cour constitutionnelle depuis la déclaration de l’état d’urgence, avait estimé qu’il s’agissait d’une situation exceptionnelle. Par conséquent, bien que les délais de quatorze mois et trois jours et de seize mois et trois jours écoulés devant la Cour constitutionnelle ne pussent pas être considérés comme « brefs » dans une situation ordinaire, dans les circonstances spécifiques de ces affaires, elle n’avait pas conclu à la violation de l’article 5 § 4 de la Convention.

161.  En l’espèce, la Cour note que la période à prendre en considération a duré environ un an, cette période s’étant également déroulée pendant l’état d’urgence. À ses yeux, le fait que la Cour constitutionnelle n’a rendu son arrêt que le 29 mai 2019, soit environ deux ans et six mois après sa saisine, n’entre pas en ligne de compte pour le calcul du délai à prendre en considération sous l’angle de l’article 5 § 4 de la Convention, puisque le requérant avait déjà été libéré avant cette date.

162.  La Cour estime donc que les conclusions auxquelles elle est parvenue dans les arrêts Mehmet Hasan Altan et Şahin Alpay (précités) valent aussi dans le cadre de la présente requête. Elle souligne à cet égard que le recours introduit par le requérant devant la Cour constitutionnelle était complexe puisqu’il s’agissait de l’une des premières affaires soulevant des questions délicates relatives à la mise en détention provisoire d’un journaliste ayant été placé en détention provisoire deux fois sur le fondement des mêmes faits. Dans ce contexte, elle estime qu’il est également nécessaire de tenir compte de la charge de travail exceptionnelle de la Cour constitutionnelle depuis la déclaration de l’état d’urgence en juillet 2016 (Mehmet Hasan Altan, précité, § 165, et Şahin Alpay, précité, § 137). Cette conclusion ne signifie pas toutefois que la Cour constitutionnelle ait carte blanche au regard des griefs similaires soulevés sous l’angle de l’article 5 § 4 de la Convention. Conformément à l’article 19 de la Convention, la Cour conserve sa compétence de contrôle ultime pour les griefs présentés par d’autres requérants qui se plaignent qu’ils n’ont pas obtenu dans un bref délai, à compter de l’introduction de leur recours individuel devant la Cour constitutionnelle, une décision judiciaire concernant la régularité de leur détention (Mehmet Hasan Altan, précité, § 166).

163.  À la lumière de ce qui précède, la Cour considère que ce grief est manifestement mal fondé et qu’il doit être rejeté, en application de l’article 35 §§ 3 a) et 4 de la Convention.

VII. SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE L’ARTICLE 10 DE LA CONVENTION

164.  Le requérant soutient que la détention provisoire dont il a fait l’objet a porté atteinte à son droit à la liberté d’expression. Il invoque à cet égard l’article 10 de la Convention, qui est ainsi libellé :

« 1.  Toute personne a droit à la liberté d’expression. Ce droit comprend la liberté d’opinion et la liberté de recevoir ou de communiquer des informations ou des idées sans qu’il puisse y avoir ingérence d’autorités publiques et sans considération de frontière. Le présent article n’empêche pas les États de soumettre les entreprises de radiodiffusion, de cinéma ou de télévision à un régime d’autorisations.

2.  L’exercice de ces libertés comportant des devoirs et des responsabilités peut être soumis à certaines formalités, conditions, restrictions ou sanctions prévues par la loi, qui constituent des mesures nécessaires, dans une société démocratique, à la sécurité nationale, à l’intégrité territoriale ou à la sûreté publique, à la défense de l’ordre et à la prévention du crime, à la protection de la santé ou de la morale, à la protection de la réputation ou des droits d’autrui, pour empêcher la divulgation d’informations confidentielles ou pour garantir l’autorité et l’impartialité du pouvoir judiciaire. »

165.  Le Gouvernement conteste cette thèse.

A.    Sur la recevabilité

166.  Le Gouvernement argue tout d’abord que le grief du requérant tiré de l’article 10 de la Convention doit être déclaré irrecevable pour non‑épuisement des voies de recours internes au motif que la procédure pénale engagée contre l’intéressé est toujours pendante devant les juridictions nationales.

167.  Le requérant réplique que, lorsque la détention provisoire subie par un justiciable est jugée sans fondement juridique, la Cour doit examiner le grief relatif à l’article 10 de la Convention concernant cette détention. En l’occurrence, il indique que sa détention provisoire était contraire à l’article 5 § 1 de la Convention eu égard à l’absence de raisons plausibles de le soupçonner d’avoir commis une infraction pénale, et il invite par conséquent la Cour à rejeter l’exception du Gouvernement et à examiner le bien-fondé de son grief tiré de l’article 10.

168.  La Cour estime que l’exception de non-épuisement des voies de recours internes soulevée par le Gouvernement pose des questions qui sont étroitement liées à l’examen de l’existence d’une ingérence dans l’exercice par le requérant de son droit à la liberté d’expression, et donc à l’examen du bien-fondé du grief formulé sur le terrain de l’article 10 de la Convention. Elle décide donc de la joindre au fond (Mehmet Hasan Altan, précité, § 194, et Şahin Alpay, précité, § 164).

169.  Constatant par ailleurs que ce grief n’est pas manifestement mal fondé au sens de l’article 35 § 3 de la Convention et qu’il ne se heurte à aucun autre motif d’irrecevabilité, la Cour le déclare recevable.

B.     Sur le fond

1.    Arguments des parties

a)      Le requérant

170.  Le requérant soutient qu’il a été poursuivi et détenu uniquement à raison de ses activités journalistiques, à savoir ses tweets et ses articles parus dans les journaux, et du fait qu’il avait travaillé pour certains médias. Il reproche au Gouvernement d’avoir affirmé de manière abstraite qu’il s’était rendu coupable d’incitation à la violence dans ses articles et tweets, et ce sans avoir démontré comment il avait pu agir. Il estime, à cet égard, que le Gouvernement ne fait pas de distinction entre la critique légitime et le fait de servir les objectifs d’une organisation terroriste.

171.  En outre, le requérant se réfère à la thèse du Gouvernement consistant à alléguer que l’objectif de l’organisation terroriste présumée FETÖ/PDY était de renverser l’ordre constitutionnel démocratique et que lui-même avait critiqué le gouvernement et donc contribué à la réalisation de cet objectif, pour dire que cette approche assimile la critique du pouvoir à une activité terroriste et ne laisse aucune place à l’opposition démocratique et au journalisme critique.

172.  Le requérant indique également que les dispositions de la loi pénale applicables en l’espèce n’étaient pas suffisamment prévisibles, dès lors que les autorités judiciaires n’auraient pas fait une distinction entre le journalisme critique et l’assistance à une organisation terroriste.

b)      Le Gouvernement

173.  Le Gouvernement tient d’abord à indiquer que la détention provisoire du requérant ne constitue pas une ingérence au sens de l’article 10 de la Convention puisque, selon lui, l’objet des poursuites engagées contre l’intéressé ne concerne pas les activités journalistiques de ce dernier. Il précise à cet égard que le requérant a été mis et maintenu en détention provisoire en raison des soupçons pesant sur lui d’appartenance à une organisation terroriste et d’assistance à cette dernière. S’agissant de l’argument selon lequel le requérant a été empêché de mener ses activités journalistiques à cause de sa détention provisoire, le Gouvernement déclare qu’il est naturel que certains droits soient limités en conséquence d’une détention provisoire. À ses yeux, une telle limitation ne doit pas être considérée comme une ingérence dans le droit à la liberté d’expression.

174.  Le Gouvernement estime que, au cas où la Cour conclurait néanmoins à l’existence d’une ingérence, il conviendrait en tout état de cause de considérer cette ingérence comme ayant été « prévue par la loi », inspirée par un but légitime et « nécessaire dans une société démocratique » pour l’atteindre, et donc comme étant justifiée.

175.  À ce sujet, il déclare que les poursuites pénales engagées contre le requérant étaient prévues par les articles 220 § 7 et 314 § 2 du CP. Il dit également que l’ingérence litigieuse visait plusieurs buts au sens du paragraphe 2 de l’article 10 de la Convention : la protection de la sécurité nationale ou de l’ordre public, et la prévention du désordre et de la criminalité.

176.  S’agissant de la nécessité de l’ingérence dans une société démocratique, le Gouvernement expose que les organisations terroristes, en ayant recours aux opportunités offertes par les systèmes démocratiques, forment de nombreuses structures d’apparence légale afin d’atteindre leurs objectifs. Pour le Gouvernement, l’on ne peut pas affirmer que les enquêtes pénales menées contre les individus actifs au sein de ces structures ont pour objet l’activité professionnelle de ceux-ci. En ce sens, le Gouvernement indique que le FETÖ/PDY est une organisation terroriste complexe et sui generis et qu’il mène ses activités sous une apparence de légalité. Dans ce contexte, il soutient que la structure des médias du FETÖ/PDY a pour but principal de légitimer les actions de cette organisation en manipulant l’opinion publique. Selon le Gouvernement, le requérant a été mis en détention provisoire dans le cadre d’une telle enquête.

177.  En outre, le Gouvernement estime, eu égard aux événements survenus le 15 juillet 2016, que l’appel à un coup d’État militaire doit être considéré comme un appel à la violence, ne pouvant être perçu comme relevant de la liberté d’expression. À cet égard, il cite les écrits suivants du requérant :

« Un jour, Erdoğan partira, d’une manière ou d’une autre. Bien sûr, en laissant derrière lui un pays polarisé, brisé [et] discrédité, avec une économie déprimée » ;

« Un matin, on va se réveiller, [et il y aura] la marche mehter à la télé [et] à la radio [et] le sultanat sera déclaré. Que nous soyons décapités dans les cachots de Yedikule ! Sultan Recep le 1er ! » ;

« Annonce au public ! Ensuite, vous ne pourrez pas dire que vous n’avez pas entendu ! Notre padishah sultan Recep arrive ! » ;

« En parlant de la volonté nationale, je vois que Assad a été réélu : Erdoğan qualifiait Assad de dictateur. [De quoi] va-t-il le qualifier maintenant ? Il paraît que les urnes ne sont pas suffisantes. »

178.  Le Gouvernement est d’avis que, vu le contenu de ces propos, l’ingérence litigieuse était proportionnée et nécessaire dans une société démocratique.

2.    Position des tiers intervenants

a)      La Commissaire aux droits de l’homme

179.  S’appuyant principalement sur les constatations faites par son prédécesseur lors de ses visites en Turquie, en avril et septembre 2016, la Commissaire aux droits de l’homme déclare tout d’abord que, dans ce pays, des violations massives de la liberté d’expression et de la liberté des médias ont été soulignées à maintes reprises. À cet égard, elle est d’avis qu’en Turquie les procureurs de la République et les juges compétents interprètent la législation relative à la lutte contre le terrorisme d’une manière très large. Selon elle, de nombreux journalistes, qui expriment leurs désaccords ou critiques à l’égard des milieux gouvernementaux, ont été mis en détention provisoire à raison de leurs seules activités journalistiques, et ce en l’absence de tout élément de preuve concret. Ainsi, la Commissaire aux droits de l’homme réfute l’allégation du Gouvernement – peu crédible à ses yeux – selon laquelle les procédures pénales engagées contre les journalistes ne concernent pas ces activités, après avoir constaté que la seule preuve contenue dans les dossiers des enquêtes menées contre les intéressés repose souvent sur leurs activités journalistiques.

180.  Par ailleurs, la Commissaire aux droits de l’homme considère que ni la tentative de coup d’État ni les dangers représentés par les organisations terroristes ne peuvent justifier des mesures portant gravement atteinte à la liberté des médias, telles que celles dénoncées par elle.

b)      Le Rapporteur spécial

181.  Le Rapporteur spécial estime qu’en Turquie la législation antiterroriste est utilisée depuis longtemps contre les journalistes qui expriment des opinions critiques envers les politiques du gouvernement. Cela dit, il souligne que, depuis la déclaration de l’état d’urgence, le droit à la liberté d’expression est encore plus affaibli. Il indique à cet égard que deux cent trente et un journalistes ont été arrêtés depuis le 15 juillet 2016 et que plus de cent cinquante journalistes demeurent toujours en prison.

182.  Le Rapporteur spécial déclare qu’une ingérence est contraire à l’article 10 de la Convention, sauf si elle est « prévue par la loi ». Il ajoute qu’il n’est pas suffisant qu’une mesure ait une base en droit interne et qu’il faut aussi avoir égard à la qualité de la loi. Ainsi, à ses yeux, les personnes concernées doivent notamment pouvoir prévoir les conséquences de la loi pour elles et le droit interne doit offrir une certaine protection contre des atteintes arbitraires à la liberté d’expression.

183.  Le Rapporteur spécial redit que les faits cumulatifs relatifs aux poursuites des journalistes laissent à penser que, sous prétexte de combattre le terrorisme, les autorités nationales répriment amplement et arbitrairement la liberté d’expression par des procédures pénales et des mesures de détention.

c)       Les organisations non gouvernementales intervenantes

184.  Les organisations non gouvernementales intervenantes soutiennent que les restrictions à la liberté des médias sont devenues beaucoup plus prononcées et répandues depuis la tentative de coup d’État militaire. Soulignant le rôle important joué par les médias dans une société démocratique, elles indiquent que les journalistes font souvent l’objet de mesures de détention pour avoir traité des sujets d’intérêt général. Elles dénoncent à cet égard un recours arbitraire aux mesures de détention contre les journalistes. À leurs yeux, la mise en détention d’un journaliste due à l’expression par ce dernier d’opinions n’incitant pas à la violence terroriste s’analyse en une ingérence injustifiée dans l’exercice du droit de l’intéressé à sa liberté d’expression.

3.    Appréciation de la Cour

185.  La Cour rappelle tout d’abord que, selon sa jurisprudence, des justiciables qui n’ont pas encore été condamnés par un arrêt définitif peuvent néanmoins avoir la qualité de victime d’une atteinte à la liberté d’expression lorsqu’ils ont été exposés à certaines circonstances ayant eu un effet dissuasif sur l’exercice de cette liberté (voir, entre autres références, Dink c. Turquie, nos 2668/07 et 4 autres, § 105, 14 septembre 2010, Altuğ Taner Akçam c. Turquie, no 27520/07, §§ 70‑75, 25 octobre 2011, et Nedim Şener cTurquie, no 38270/11, § 94, 8 juillet 2014).

186.  En l’espèce, la Cour note que le requérant a fait l’objet de poursuites pénales parce qu’il était soupçonné d’avoir des liens avec une organisation terroriste, et ce, comme l’a dit la Cour constitutionnelle, principalement à raison de ses articles parus dans les journaux et de ses tweets (paragraphe 50 ci-dessus). Dans le cadre de la procédure pénale, l’intéressé a été privé de sa liberté du 31 août 2016, date de son arrestation, au 24 octobre 2017.

187.  La Cour estime que cette privation de liberté constitue une contrainte réelle et effective et s’analyse par conséquent en une « ingérence » dans l’exercice par le requérant du droit à la liberté d’expression garanti par l’article 10 de la Convention (Şık c. Turquie, no 53413/11, § 85, 8 juillet 2014). Dès lors, dans le cadre de son examen sous l’angle de l’article 10, elle ne va porter son attention que sur la détention provisoire subie par le requérant.

188.  Pour les mêmes motifs, elle rejette l’exception de non‑épuisement des voies de recours internes soulevée par le Gouvernement quant aux griefs tirés d’une violation de l’article 10 de la Convention.

189.  La Cour rappelle ensuite qu’une ingérence emporte violation de l’article 10 à moins de répondre aux exigences du paragraphe 2 de cette disposition. Il faut donc déterminer si l’ingérence constatée en l’espèce était « prévue par la loi », inspirée par un ou plusieurs buts légitimes au regard de ce paragraphe et « nécessaire dans une société démocratique » pour les atteindre (Mehmet Hasan Altan, précité, § 202, et Şahin Alpay, précité, § 172).

190.  La Cour rappelle également que les mots « prévue par la loi », au sens de l’article 10 § 2, impliquent d’abord que la mesure incriminée ait une base en droit interne, mais qu’ils ont trait aussi à la qualité de la loi en cause : ils exigent d’une part que celle-ci soit accessible à la personne concernée, qui de surcroît doit pouvoir en prévoir les conséquences pour elle, et d’autre part qu’elle soit compatible avec la prééminence du droit (Müller et autres c. Suisse, 24 mai 1988, § 29, série A no 133).

191.  En l’occurrence, la Cour souligne que la privation de liberté subie par le requérant a constitué une ingérence dans les droits de l’intéressé au titre de l’article 10 de la Convention (paragraphe 187 ci-dessus). Elle note que, d’après l’article 100 du CPP, une personne ne peut être placée en détention provisoire que lorsqu’il existe des éléments factuels permettant de la soupçonner fortement d’avoir commis une infraction. Dans ce contexte, elle rappelle avoir déjà conclu que la détention du requérant n’était pas fondée sur des raisons plausibles de le soupçonner d’avoir commis une infraction au sens de l’article 5 § 1 c) de la Convention et qu’il y avait donc eu violation de son droit à la liberté et à la sûreté découlant de l’article 5 § 1 (paragraphes 128-141 ci-dessus), et avoir estimé que « l’interprétation et l’application des dispositions légales invoquées par les autorités internes ont été déraisonnables au point de conférer à la privation de liberté subie par le requérant un caractère irrégulier et arbitraire » (paragraphe 139 ci-dessus). La Cour rappelle en outre que les alinéas a) à f) de l’article 5 § 1 de la Convention contiennent une liste exhaustive des motifs pour lesquels une personne peut faire l’objet d’une privation de liberté. Pareille mesure n’est pas régulière si elle ne relève pas de l’un de ces motifs (Khlaifia et autres c. Italie [GC], no 16483/12, § 88, 15 décembre 2016). Il en résulte que l’ingérence dans les droits et libertés du requérant au titre de l’article 10 § 1 de la Convention ne peut être justifiée sous l’angle de l’article 10 § 2 puisqu’elle n’était pas prévue par la loi (voir Steel et autres c. Royaume‑Uni, 23 septembre 1998, §§ 94 et 110, Recueil des arrêts et décisions 1998-VII, et, mutatis mutandis, Huseynli et autres c. Azerbaïdjan, nos 67360/11 et 2 autres, §§ 98-101, 11 février 2016). Il n’y a donc pas lieu pour la Cour d’examiner si l’ingérence en cause avait un but légitime et était nécessaire dans une société démocratique.

192.  À la lumière de ce qui précède, la Cour conclut à la violation de l’article 10 de la Convention.

VIII.  SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE L’ARTICLE 18 DE LA CONVENTION

193.  Se basant sur les mêmes faits et invoquant l’article 18 de la Convention combiné avec les articles 5 et 10, le requérant se plaint d’avoir été détenu pour avoir exprimé des opinions critiques. L’article 18 est ainsi libellé :

« Les restrictions qui, aux termes de la (...) Convention, sont apportées auxdits droits et libertés ne peuvent être appliquées que dans le but pour lequel elles ont été prévues. »

194.  Le Gouvernement conteste cette thèse.

195.  Constatant que ce grief n’est pas manifestement mal fondé au sens de l’article 35 § 3 de la Convention et qu’il ne se heurte à aucun autre motif d’irrecevabilité, la Cour le déclare recevable.

196.  En revanche, eu égard aux circonstances de l’affaire et à l’ensemble des conclusions auxquelles elle est parvenue, ci-avant, sous l’angle des articles 5 § 1 et 10 de la Convention, la Cour estime qu’il n’est pas nécessaire d’examiner ce grief séparément.

IX. SUR L’APPLICATION DE L’ARTICLE 41 DE LA CONVENTION

197.  Aux termes de l’article 41 de la Convention :

« Si la Cour déclare qu’il y a eu violation de la Convention ou de ses Protocoles, et si le droit interne de la Haute Partie contractante ne permet d’effacer qu’imparfaitement les conséquences de cette violation, la Cour accorde à la partie lésée, s’il y a lieu, une satisfaction équitable. »

A.    Dommage

198.  Le requérant soutient qu’il a été privé de revenus professionnels à raison de sa détention, qu’il qualifie d’injuste. Il demande à cet égard 66 000 euros (EUR) et 110 000 EUR au titre du dommage matériel et du dommage moral qu’il estime avoir subis, respectivement.

199.  Le Gouvernement considère que cette prétention est non fondée et que les montants réclamés sont excessifs.

200.  La Cour constate qu’en l’espèce la demande au titre du dommage matériel n’est pas étayée, le requérant n’ayant fourni aucun élément concret à l’appui de son allégation relative à la perte de revenus. Elle rejette donc la demande formulée à ce titre. En revanche, eu égard au caractère sérieux de plusieurs violations constatées, y compris le constat d’une détention irrégulière et arbitraire imposée au requérant pendant un an, un mois et vingt-quatre jours et à la pratique de la Cour dans les affaires similaires, et tenant compte du montant du dommage moral alloué par la Cour constitutionnelle qui s’élève à 3 725 EUR, elle octroie au requérant 12 275 EUR pour dommage moral, plus tout montant pouvant être dû sur cette somme à titre d’impôt.

B.     Frais et dépens

201.  Le requérant réclame 8 652 EUR au titre des frais et dépens qu’il a engagés dans le cadre de la procédure menée devant les juridictions internes et au titre de ceux qu’il a engagés aux fins de la procédure menée devant la Cour. À l’appui de sa demande, il fournit une copie du contrat qu’il a signé avec ses représentants, Me A.D. Ceylan et Me S. Kalan Güvercin, lequel contrat précise que le tarif horaire de ces derniers s’élève à 225 livres turques (TRY). En outre, il produit une copie de deux contrats de conseil juridique signés entre ses deux avocats et deux hommes académiques, à savoir MY. Akdeniz et Me K. Altıparmak, dont les tarifs horaires s’élèvent à 600 TRY.

202.  Le requérant fournit également un relevé indiquant le temps consacré par ces professionnels du droit dans son affaire, soit 55 heures pour M. Ceylan, 55 heures pour Mme Kalan Güvercin, 12 heures pour M. Akdeniz et 12 heures pour M. Altıparmak.

203.  Le Gouvernement conteste la nécessité de ces dépenses et le caractère raisonnable de leur montant

204.  Selon la jurisprudence de la Cour, un requérant ne peut obtenir le remboursement de ses frais et dépens que dans la mesure où se trouvent établis leur réalité, leur nécessité et le caractère raisonnable de leur taux. En l’espèce, compte tenu des documents dont elle dispose et des critères susmentionnés, la Cour rejette la demande présentée au titre des frais de conseil juridique de M. Akdeniz et M. Altıparmak. En revanche, elle juge raisonnable d’allouer au requérant les sommes réclamées au titre des frais et dépens engagés dans le cadre de la procédure interne et de celle menée devant elle, pour les services prestés par Me A.D. Ceylan et Me S. Kalan Güvercin, soit 3 175 EUR au total, plus tout montant pouvant être dû sur cette somme par l’intéressé à titre d’impôt.

C.    Intérêts moratoires

205.  La Cour juge approprié de calquer le taux des intérêts moratoires sur le taux d’intérêt de la facilité de prêt marginal de la Banque centrale européenne majoré de trois points de pourcentage.

PAR CES MOTIFS, LA COUR,

1.      Joint au fond, à l’unanimité, l’exception préliminaire de non-épuisement des voies de recours internes concernant le grief tiré de l’article 10 de la Convention et la rejette ;

2.      Déclare, à l’unanimité, les griefs fondés sur l’article 5 §§ 1, 3 et 4 (l’impossibilité d’accéder au dossier d’enquête) et les articles 10 et 18 recevables, et la requête irrecevable pour le surplus ;

3.      Dit, à l’unanimité, qu’il y a eu violation de l’article 5 § 1 de la Convention ;

4.      Dit, à l’unanimité, qu’il n’y a pas lieu d’examiner le grief formulé sur le terrain de l’article 5 § 3 de la Convention ;

5.      Dit, par quatre voix contre trois, qu’il n’y a pas eu violation de l’article 5 § 4 de la Convention (l’impossibilité d’accéder au dossier d’enquête) ;

6.      Dit, à l’unanimité, qu’il y a eu violation de l’article 10 de la Convention ;

7.      Dit, à l’unanimité, qu’il n’y a pas lieu d’examiner le grief formulé sur le terrain de l’article 18 de la Convention ;

8.      Dit, à l’unanimité,

a)     que l’État défendeur doit verser au requérant, dans un délai de trois mois à compter de la date à laquelle l’arrêt sera devenu définitif conformément à l’article 44 § 2 de la Convention, les sommes suivantes, à convertir dans la monnaie de l’État défendeur au taux applicable à la date du règlement :

i. 12 275 EUR (douze mille deux cent soixante-quinze euros) plus tout montant pouvant être dû sur cette somme à titre d’impôt, pour dommage moral,

ii. 3 175 EUR (trois mille cent soixante-quinze euros), plus tout montant pouvant être dû sur cette somme par le requérant à titre d’impôt, pour frais et dépens,

b)   qu’à compter de l’expiration dudit délai et jusqu’au versement, ces montants seront à majorer d’un intérêt simple à un taux égal à celui de la facilité de prêt marginal de la Banque centrale européenne applicable pendant cette période, augmenté de trois points de pourcentage ;

9.   Rejette, à l’unanimité, la demande de satisfaction équitable pour le surplus.

Fait en français, puis communiqué par écrit le 19 janvier 2021, en application de l’article 77 §§ 2 et 3 du règlement.

Stanley Naismith                                                                Jon Fridrik Kjølbro
        Greffier                                                                               Président

 

Au présent arrêt se trouve joint, conformément aux articles 45 § 2 de la Convention et 74 § 2 du règlement, l’exposé de l’opinion séparée conjointe des juges Bošnjak, Ranzoni et Koskelo.

J.F.K.
S.H.N.

 

 


OPINION PARTIELLEMENT DISSIDENTE DES JUGES BOŠNJAK, RANZONI ET KOSKELO

1.  Nous regrettons de ne pouvoir souscrire dans la présente affaire à l’approche de la majorité de la Cour, celle-ci s’étant selon nous écartée de l’approche bien établie de la Grande Chambre en la matière, telle qu’explicitée dans l’arrêt A. et autres c. Royaume-Uni [GC], no 3455/05, CEDH 2009.

2.  Nous présenterons en premier lieu les principes généraux applicables concernant l’accès d’un détenu à son dossier d’enquête et nous rappellerons l’approche qui fut élaborée par la Grande Chambre de la Cour dans son arrêt A. et autres c. Royaume-Uni et fut par la suite appliquée à cette problématique dans des arrêts tels que Piechowicz c. Pologne (no 20071/07, 17 avril 2012) et Ovsjannikov c. Estonie (no 1346/12, 20 février 2014).

3.  Nous constaterons ensuite avec regret que dans le présent arrêt, la chambre n’a pas suivi cette approche dictée par la Grande Chambre. Au contraire, elle s’est plutôt appuyée sur un certain nombre d’arrêts qui avaient été rendus dans des affaires impliquant la Turquie comme État défendeur et semblant plutôt favoriser le développement d’une jurisprudence distincte à l’égard d’une seule Haute Partie contractante.

4.  Enfin, nous observerons que la non-application de l’approche suivie dans l’arrêt rendu par la Grande Chambre dans l’affaire A. et autres c. Royaume-Uni et d’un certain nombre de principes énoncés dans la jurisprudence de la Cour a conduit la majorité de la chambre à formuler dans le présent arrêt un constat de non-violation de l’article 5 § 4, constat que nous ne pouvons pas partager compte tenu de la jurisprudence constante de la Cour en la matière, en particulier celle établie par la Grande Chambre dans les arrêts A. et autres c. Royaume-Uni (précité), Nikolova c. Bulgarie ([GC], no 31195/96, CEDH 1999‑II) et Mooren c. Allemagne ([GC], no 11364/03, 9 juillet 2009), et celle de la Cour telle que décrite dans les arrêts Lamy c. Belgique (30 mars 1989, série A no 151, pp. 16‑17), Schöps c. Allemagne (no 25116/94, CEDH 2001I), Lietzow c. Allemagne (no24479/94, CEDH 2001I), Garcia Alva c. Allemagne (no 23541/94, 13 février 2001), Svipsta c. Lettonie (no 66820/01, CEDH 2006III (extraits)), Piechowicz (précité), et Ovsjannikov (précité).

I.         Rappel de l’approche applicable concernant l’accès d’un détenu à son dossier d’enquête, telle qu’explicitée par la Grande Chambre dans son arrêt A. et autres c. Royaume-Uni

A.    Principe général selon lequel un détenu devrait avoir accès à son dossier d’enquête aux fins de pouvoir jouir utilement de ses droits de la défense

5.  Conformément à la jurisprudence constante de la Cour, les personnes arrêtées ou détenues ont droit à un examen du respect des exigences de procédure et de fond nécessaires à la « légalité », au sens de la Convention, de leur privation de liberté (Nikolova, précité, § 58, Garcia Alva, précité, § 39, Lietzow, précité, § 44, Schöps, précité, § 44, et A. et autres c. Royaume-Uni, précité, § 202).

6.  Par conséquent, le tribunal compétent doit vérifier « à la fois l’observation des règles de procédure de la [législation interne] et le caractère raisonnable des soupçons motivant l’arrestation, ainsi que la légitimité du but poursuivi par celle-ci puis par la [détention] » (Nikolova, précité, § 58, Garcia Alva, précité, § 39, Lietzow, précité, § 44, Schöps, précité, § 44, et A. et autres c. Royaume-Uni, précité, § 202).

7.  Ces exigences découlent du droit à un procès contradictoire garanti par l’article 6 de la Convention qui, au pénal, implique, pour l’accusation comme pour la défense, la faculté de prendre connaissance des observations ou éléments de preuve produits par l’autre partie, ainsi que de les discuter. Selon la jurisprudence de la Cour, il ressort du libellé de l’article 6 - et spécialement du sens autonome à donner à la notion d’« accusation en matière pénale » - que cette disposition peut s’appliquer aux phases antérieures au procès (Imbrioscia c. Suisse, 24 novembre 1993, § 36, série A no 275). Dès lors, eu égard aux conséquences dramatiques de la privation de liberté sur les droits fondamentaux de la personne concernée, toute procédure relevant de l’article 5 § 4 de la Convention doit en principe également respecter, autant que possible dans les circonstances d’une instruction, les exigences fondamentales d’un procès équitable, telles que le droit à une procédure contradictoire (Schöps, précité, § 44, Lietzow, précité, § 44, et Garcia Alva, précité, § 39).

8.  En effet, comme noté par la majorité de la Cour dans la présente affaire (paragraphe 149 de l’arrêt), si une procédure relevant de l’article 5 § 4 ne doit pas toujours s’accompagner de garanties identiques à celles que l’article 6 prescrit pour les litiges civils ou pénaux, elle doit revêtir un caractère judiciaire et offrir à l’individu mis en cause des garanties adaptées à la nature de la privation de liberté dont il se plaint (voir, par exemple, Winterwerp c. Pays-Bas, 24 octobre 1979, § 57, série A no 33, Bouamar c. Belgique, 29 février 1988, §§ 57 et 60, série A no 129, Włoch c. Pologne, no 27785/95, § 125, CEDH 2000‑XI, Reinprecht c. Autriche, no 67175/01, § 31, CEDH 2005‑XII, D.N. c. Suisse [GC], no 27154/95, § 41, CEDH 2001‑III, et A. et autres c. Royaume-Uni, précité, § 203).

9.  Il s’ensuit que, comme observé par la majorité de la Cour dans la présente affaire (paragraphe 149 de l’arrêt), une procédure menée au titre de l’article 5 § 4 de la Convention devant la juridiction saisie d’un recours contre une détention doit être contradictoire et garantir dans tous les cas l’« égalité des armes » entre les parties, à savoir le procureur et la personne détenue (voir, notamment, Lamy, précité, § 29, Nikolova, précité, § 58, Schöps, précité, § 44, Lietzow, précité, § 44, Garcia Alva, précité, § 39, Svipsta, précité, §§ 129 et 137, Mooren, précité, § 124, et A. et autres c. Royaume-Uni, précité, § 204).

10.  L’égalité des armes n’est pas assurée si l’avocat se voit refuser l’accès aux pièces du dossier qui revêtent une importance essentielle pour une contestation efficace de la légalité de la détention de son client (voir, parmi d’autres, Lamy, précité, § 29, Nikolova, précité, § 58, Lietzow, précité, § 44, Schöps, précité, § 44, Chichkov cBulgarie, no 38822/97, § 77, CEDH 2003‑I, Svipsta, précité, § 129, Mooren, précité, § 124, Piechowicz, précité, § 203, et Ovsjannikov, précité, § 72).

11.  En effet, l’une des implications les plus importantes de l’égalité des armes entre les parties est le droit d’accès au dossier d’instruction dès lors que la possibilité de réfuter utilement les déclarations ou considérations que le parquet fonde sur certaines pièces du dossier présuppose en principe que la défense puisse y accéder (Włoch, précité, § 127). Il existe un lien trop étroit entre l’appréciation de la nécessité de la détention et celle - ultérieure - de la culpabilité pour que l’on puisse refuser la communication de pièces dans le premier cas tandis que la loi l’exige dans le second (Lamy, précité, § 29). Certes, les autorités nationales peuvent remplir cette exigence de diverses manières, mais la méthode qu’elles adoptent doit toujours garantir que la défense soit au courant du dépôt d’observations du parquet et jouisse d’une possibilité véritable de les commenter (Lietzow, précité, § 44, Schöps, précité, § 44, et Svipsta, précité, § 129).

B.    Toute restriction au droit d’un détenu d’accéder à son dossier d’instruction et aux éléments de preuve à son encontre doit être strictement nécessaire à la lumière d’objectifs d’ordre public importants

12.  La deuxième étape de l’approche développée dans l’arrêt A. et autres c. Royaume-Uni (précité) traite des limites possibles au principe général ainsi explicité.

13.  En effet, la Cour a par le passé jugé que, même dans les instances impliquant une décision sur une accusation en matière pénale relevant de l’article 6, le droit à un procès pleinement contradictoire peut être restreint dans la mesure strictement nécessaire à la sauvegarde d’un intérêt public important tel que la sécurité nationale, la nécessité de garder secrètes certaines méthodes policières de recherche des infractions ou la protection des droits fondamentaux d’un tiers (A. et autres c. Royaume-Uni, précité, § 205).

14.  Appliquant ce raisonnement dans les arrêts Piechowicz et Ovsjannikov (tous deux précités), la Cour en a déduit que toute restriction au droit d’un détenu ou de son avocat d’accéder à son dossier d’instruction doit être strictement nécessaire à la lumière d’objectifs d’ordre public importants (Piechowicz, précité, § 203, et Ovsjannikov, précité, § 73).

15.  De manière similaire, la Cour a par le passé reconnu la nécessité d’une conduite efficace des enquêtes pénales, ce qui peut impliquer qu’une partie des informations recueillies durant des investigations doivent être gardées secrètes afin d’empêcher les accusés d’altérer des preuves et de nuire à la bonne administration de la justice. Toutefois, ce but légitime ne saurait être poursuivi au prix de restrictions importantes apportées aux droits de la défense. En conséquence, des informations essentielles pour apprécier la légalité de la détention d’une personne doivent toujours être mises à disposition de son avocat d’une manière adaptée à la situation (Lietzow, précité, § 47, Garcia Alva, précité, § 42, et Svipsta, précité, § 137).

16.  Quoi qu’il en soit, si un intérêt public important est suffisamment démontré, alors la Cour doit passer à la dernière étape de l’approche considérée.

C.    Toutes difficultés causées à la défense par une limitation des droits de l’accusé doivent être suffisamment compensées

17.  Conformément à la troisième étape de l’approche développée dans l’affaire A. et autres c. Royaume-Uni, si l’on veut garantir un procès équitable à l’accusé, toutes difficultés causées à la défense par une limitation de ses droits doivent être suffisamment compensées par la procédure suivie devant les autorités judiciaires (voir, par exemple, Doorson c. Pays-Bas, 26 mars 1996, § 70, Recueil des arrêts et décisions 1996‑II, Van Mechelen et autres c. Pays-Bas, 23 avril 1997, § 58, Recueil 1997‑III, Jasper c. Royaume-Uni [GC], no 27052/95, §§ 51‑53, 16 février 2000, S.N. c. Suède, no 34209/96, § 47, CEDH 2002‑V, Botmeh et Alami c. Royaume-Uni, no 15187/03, § 37, 7 juin 2007, et A. et autres c. Royaume-Uni, précité, § 205).

18.  Appliquant ce raisonnement dans les arrêts Piechowicz et Ovsjannikov, la Cour en a déduit que lorsqu’un accès total n’est pas possible, l’article 5 § 4 requiert que les difficultés ainsi causées soient contrebalancées de manière telle que l’intéressé ait toujours la possibilité de remettre effectivement en cause les allégations formulées à son encontre (Piechowicz, précité, § 203, et Ovsjannikov, précité, § 73).

19.  De surcroît, la Cour ne s’est pas appesantie dans ces deux arrêts sur la question de la présence d’objectifs d’ordre public importants (Piechowicz, précité, §§ 41‑42 et 45, et Ovsjannikov, précité, §§ 69‑71) - leur existence a d’ailleurs été expressément reconnue dans l’affaire Ovsjannikov (précité, § 77). Elle a plutôt placé l’accent sur l’absence totale de mesures compensatoires (Piechowicz, précité, § 204) et sur le fait que les buts légitimes en question ne sauraient être poursuivis au prix de restrictions importantes apportées aux droits de la défense (Ovsjannikov, précité, § 77). Plus particulièrement, elle a rappelé dans l’affaire Ovsjannikov le principe général selon lequel les informations essentielles pour apprécier la légalité de la détention d’une personne doivent être mises à disposition de l’avocat du suspect d’une manière adaptée à la situation (Lietzow, précité, § 47, Garcia Alva, précité, § 42 et Ovsjannikov, précité, § 77).

20.  Néanmoins, nous sommes au regret de constater que dans la présente affaire, la majorité n’a pas suivi cette approche explicitée par la Grande Chambre dans l’arrêt A. et autres c. Royaume-Uni puis appliquée à la problématique particulière de l’accès des détenus à leur dossier d’enquête dans les arrêts Piechowicz et Ovsjannikov (précités). Ce faisant, elle s’est écartée de la méthodologie qui a été clairement admise par la Grande Chambre et est en parfaite harmonie avec la jurisprudence constante de la Cour en la matière, telle que reflétée dans les arrêts Lamy, Nikolova, Lietzow, Garcia Alva, Schöps, Shishkov, Svipsta, Mooren, Piechowicz et Ovsjannikov (tous précités).

21.  Si la majorité avait choisi de suivre cette approche, elle aurait pu parvenir aux conclusions ci-après présentées.

II.     Application de ceTTE Approche aux faits de l’espèce

22.  En l’occurrence, le Gouvernement n’a pas justifié l’existence d’objectifs d’ordre public importants. Il a simplement indiqué que compte tenu des questions posées par la police, le parquet et le juge de paix, l’intéressé et ses avocats avaient eu une connaissance suffisante de la teneur des éléments de preuve ayant servi de fondement au placement en détention en cause et avaient ainsi eu la possibilité de contester de manière satisfaisante les motifs présentés pour justifier la détention provisoire.

23.  Nous ajoutons en outre que, dans la mesure où les éléments de preuve retenus contre le requérant semblent principalement n’avoir consisté qu’en des articles et publications par lui rédigés, il est difficile de comprendre quelles raisons pourraient valablement justifier une restriction du droit de l’intéressé d’accéder à son dossier d’enquête.

24.  Cela suffit selon nous pour parvenir à un constat de violation de l’article 5 § 4.

25.  Toutefois, quand bien même les motifs invoqués par le Gouvernement seraient jugés suffisants, on ne pourrait que conclure que les difficultés causées par la restriction de l’accès du requérant à son dossier d’enquête n’ont pas été contrebalancées de manière à ce que l’intéressé ait toujours la possibilité de contester de manière effective les allégations formulées à son encontre.

26.  En outre, même si on considérait que des questions posées par les forces de l’ordre et le juge à propos de certains éléments de preuve contre le requérant - dont des articles et publications sur les réseaux sociaux - aient pu jouer un tel rôle, on ne pourrait accepter que ces questions, aussi précises fussent-elles, aient véritablement porté sur l’ensemble des éléments figurant dans le dossier. En effet, à la lecture du paragraphe 22 du présent arrêt, il apparaît que le 2e juge de paix d’Istanbul, dans sa décision de maintenir le requérant en détention provisoire, s’est basé sur « [son] parcours professionnel, [ses] publications sur les réseaux sociaux et [ses] rapports avec les institutions en lien avec l’organisation terroriste armée FETÖ/PDY, [et] [sur] la présence de preuves démontrant [l’existence] de forts soupçons de [commission d’une] infraction, [ainsi que ] [sur] la proportionnalité de la mesure de détention à la lourdeur de la peine prévue par la loi pour l’infraction en question. »

27.  Tout d’abord, la conjonction de coordination « et » qui précède l’expression « présence de preuves démontrant [l’existence] de forts soupçons » semble suggérer que d’autres éléments de preuve étaient également présents. En outre, il convient de constater que les publications sur les réseaux sociaux, qui semblent, comme un certain nombre d’articles, avoir constitué des preuves importantes dans toutes les décisions concernant le maintien en détention provisoire du requérant, n’étaient aucunement les seules preuves ici énoncées.

28.  De surcroît, aucune question, aussi détaillée soit-elle, ne peut suffisamment décrire des sources écrites telles que les tweets ou articles dont il est ici question. Toutefois, il convient de noter qu’en l’espèce, contrairement à l’affaire Mehmet Hasan Altan c. Turquie (no 13237/17, § 149, 20 mars 2018), le gouvernement n’avance ni que les questions posées au requérant étaient particulièrement précises ni qu’elles portaient effectivement sur l’ensemble des éléments de preuve à son encontre (paragraphe 146 de l’arrêt).

29.  Enfin, il convient d’ajouter ici qu’en règle générale, c’est à l’avocat, et non au procureur, que doit revenir la tâche d’évaluer ce qui est essentiel pour qu’une personne privée de sa liberté puisse contester la légalité de sa détention. Dans ce contexte, on ne saurait exiger que les avocats préparent leur défense uniquement sur le fondement de questions posées par les autorités, notamment la police, le parquet ou autres, au cours des interrogatoires.

30.  En effet, les éléments de preuve qui peuvent être importants pour un avocat ne sont pas uniquement ceux sur lesquels son client est interrogé : le dossier peut en effet contenir d’autres documents et preuves qui, selon lui, peuvent être essentiels pour contester la légalité de la détention provisoire. De plus, dans certains cas, il peut être important pour un avocat de voir ce qui ne se trouve pas dans le dossier d’enquête, étant donné que le constat d’un manque de preuves peut être un élément pertinent pour contester de manière effective la privation de liberté d’un détenu.

31.  En l’occurrence, nous estimons donc que ni le requérant ni ses avocats, privés d’accès au dossier sans justification valable, n’ont eu la possibilité de contester de manière satisfaisante les motifs invoqués pour justifier la détention provisoire de l’intéressé.

32.  En ce qui concerne la dérogation de la Turquie, nous observons que la mesure de restriction d’accès au dossier d’enquête a été levée le 18 janvier 2017, soit un an et six mois environ avant la levée de l’état d’urgence. Dans ce contexte, le Gouvernement n’a pas expliqué de manière convaincante en quoi il était strictement nécessaire, au vu des circonstances spéciales de l’état d’urgence, que l’accès au dossier fût restreint pendant l’enquête - et pas pendant le procès.

33.  En conclusion, nous constatons que l’impossibilité pour le requérant d’accéder au dossier d’enquête ne peut passer pour compatible avec les exigences de l’article 5 § 4 de la Convention. C’est pourquoi nous considérons qu’à la lumière de l’examen établi par la Grande Chambre dans l’affaire A. et autres c. Royaume-Uni et de la jurisprudence constante de la Cour en la matière telle que décrite dans les arrêts Lamy (précité, § 29), Nikolova (précité, § 58), Schöps (précité, § 44), Lietzow (précité, § 44), Garcia Alva (précité, § 39), Svipsta (précité, §§ 129 et 137), Mooren (précité, § 124), Piechowicz (précité, § 203) et Ovsjannikov (précité, § 73), nous ne pouvons que conclure à la violation de cette disposition dans la présente affaire.

III.  Application de cetTE APPROCHE AUX arrêts Récemment rendus par la Cour contre la Turquie

34.  Le fait que la majorité de la Cour ait choisi de ne pas appliquer en l’espèce l’approche suivie par la Grande Chambre dans l’arrêt A. et autres c. Royaume-Uni peut s’expliquer d’une part par ses doutes concernant l’état de la jurisprudence actuelle en la matière, telle que décrite au paragraphe 150 de l’arrêt, et d’autre part par le fait qu’elle ait appliqué les principes énoncés dans un certain nombre d’affaires qui, bien que postérieures à l’arrêt A. et autres c. Royaume-Uni, n’ont pas suivi l’approche qui y a été établie, contrairement aux arrêts Piechowicz et Ovsjannikov.

35.  Dans l’arrêt Ceviz c. Turquie (no 8140/08, 17 juillet 2012), la Cour s’est écartée de l’approche suivie dans l’arrêt Piechowicz (rendu le même jour), qui était conforme à celle établie dans l’arrêt A. et autres c. Royaume-Uni, et elle a observé que même s’il n’avait pas eu accès aux pièces du dossier qui revêtaient une importance essentielle dans la contestation de la légalité de sa détention, l’intéressé, assisté par son avocat, avait tout de même été interrogé à leur sujet par le procureur de la République et par le juge. Elle a ainsi considéré que l’avocat avait formé son opposition contre le placement en détention provisoire de son client en se référant expressément au contenu de ces éléments de preuve. Elle a donc estimé que tant le requérant que son avocat avaient une connaissance suffisante du contenu desdits documents et que, partant, ils avaient eu la possibilité de contester de manière satisfaisante les motifs invoqués pour justifier la détention provisoire (Ceviz c. Turquie, précité, § 43).

36.  Hélas, nous ne pouvons que constater que l’approche suivie dans cet arrêt, rendu le même jour que l’arrêt Piechowicz, ne peut être réconciliée ni avec ce dernier, ni avec les principes énoncés dans l’arrêt rendu par la Grande Chambre dans l’affaire A. et autres c. Royaume-Uni qui y sont appliqués, ni avec les principes généraux concernant l’accès des détenus à leur dossier d’enquête tels que développés par la jurisprudence de la Cour. Cela vaut également pour d’autres arrêts qui ont suivi ce raisonnement, qu’une violation ait été constatée ou non, notamment Mehmet Hasan Altan (précité), Gamze Uludağ c. Turquie (no 21292/07, 10 décembre 2013), Karaosmanoğlu et Özden c. Turquie (no 4807/08, 17 juin 2014), Hebat Aslan et Firas Aslan c. Turquie (no 15048/09, 28 octobre 2014) et Ayboğa et autres c. Turquie, (no 35302/08, 21 juin 2016).

37.  Tout d’abord, en ce qui concerne les arrêts rendus avant Ceviz (précité) et n’appliquant pas le raisonnement qui y est suivi, force est de constater que la Cour a exposé à chaque fois les raisons particulières présentées par le Gouvernement à l’appui de la décision de restreindre l’accès au dossier d’enquête (voir notamment Garcia Alva, précité, § 40 ou, concernant une justification contenue dans des dispositions législatives, Mooren, précité, §§ 14 et 52), mais qu’elle a considéré que ces raisons n’étaient pas suffisantes pour justifier une restriction trop importante des droits de la défense des requérants, suggérant ainsi qu’éventuellement, la présence de mesures compensatoires aurait pu aboutir à une issue différente (voir, notamment, Garcia Alva, précité, § 42, et Lietzow, précité, § 47).

38.  Au contraire, dans la plupart des affaires similaires au cas d’espèce[2], et notamment dans les arrêts Ceviz (précité, § 42), Gamze Uludağ (précité, § 41), Hebat Aslan et Firas Aslan(précité, § 5) et Ayboğa et autres (précité, § 17), il a été uniquement indiqué à la Cour que le juge avait pris la décision de limiter l’accès au dossier d’enquête dans le but de ne pas compromettre la bonne marche de l’enquête[3].

39.  Aucune autre justification ne semble avoir été fournie, ce alors qu’il ressort clairement des arrêts rendus par la Cour dans les affaires précitées qu’en principe, les requérants devraient avoir accès à leur dossier d’enquête et que ce n’est qu’en présence d’objectifs d’ordre public importants que les autorités étatiques des Hautes Parties contractantes peuvent le restreindre.

40.  Ce principe général est par ailleurs bien connu des Hautes Parties contractantes (voir, notamment, Nedim Şener c. Turquie, no 38270/11, § 81, 8 juillet 2014, et Şık c. Turquie, no 53413/11, § 70, 8 juillet 2014, où la Cour a conclu à la violation de l’article 5 § 4).

41.  Enfin, s’il est possible de soutenir que dans les affaires précitées où la Cour a conclu à la non-violation de l’article 5 § 4, les questions posées aux requérants par la police, le parquet et les juges pouvaient être considérées comme des mesures de nature à compenser les difficultés causées à la défense par une restriction totale de l’accès au dossier d’enquête (voir, notamment, Ceviz, précité, § 43, Mehmet Hasan Altan, précité, § 149, Mustafa Avci, précité, §§ 91-93, et Ragıp Zarakolu c. Turquie, no 15064/12, §§ 60-62, 15 septembre 2020), pareil argument nous semble incorrect en l’espèce, pour les raisons mentionnées précédemment.

42.  En effet, l’approche suivie par la Cour dans les arrêts précités peut avoir pour conséquence indésirable de permettre à certains gouvernements d’arguer de manière quasi-systématique que le fait de présenter par le biais de questions orales, dans le cadre d’interrogatoires, les éléments de preuve retenus contre un détenu peut suffire à compenser l’impossibilité faite à l’intéressé d’accéder à son dossier d’enquête (voir notamment Mehmet Hasan Altan c. Turquie, précité, § 145 et les autres arrêts précités en ce sens).

43.  D’ailleurs, les observations formulées par le Commissaire aux droits de l’homme à ce sujet dans la présente affaire semblent fournir un argument de plus en faveur de la thèse selon laquelle la Cour a besoin de clarifier sa jurisprudence en la matière. Le Commissaire aux droits de l’homme soutient en effet que depuis la déclaration de l’état d’urgence, la procédure d’examen de la détention a été affectée de manière négative, notamment en raison des restrictions d’accès aux dossiers d’enquête (paragraphe 147 de l’arrêt ; cet argument a également été évoqué dans d’autres affaires, notamment dans l’arrêt Mehmet Hasan Altan c. Turquie, précité, § 146).

44.  Il convient enfin d’ajouter qu’une telle approche va à l’encontre non seulement de l’approche déjà établie, mais aussi de la jurisprudence constante de la Cour en matière d’accès des détenus à leur dossier d’enquête.

IV.  Une approche contraire à la jurisprudence constante de la Cour en matière d’accès des détenus à leur dossier d’enquête

45.  Tout d’abord, nous rappelons ici qu’à la lumière des conclusions de la chambre que la Grande Chambre a exposées puis fait siennes dans l’arrêt Mooren (précité, §§ 121 et 125), il est clair qu’un exposé oral des faits et preuves qui figurent dans un dossier d’enquête ne peut être considéré comme suffisant pour permettre à une personne détenue de se défendre de manière adéquate.

46.  Ce principe est en outre confirmé par d’autres arrêts dans lesquels la Cour a décidé que le fait d’informer oralement un détenu des éléments de preuve à son encontre lors d’un bref entretien avec un juge et de lui remettre par la suite une copie de son mandat d’arrêt ne permettait pas d’éviter un constat de violation de l’article 5 § 4 sur ce fondement (Lamy, précité, §§ 27-28, et Schöps, précité, §§ 45 et 50).

47.  Il en va de même en ce qui concerne le fait de communiquer à l’avocat d’un détenu copie de quatre pages contenant un simple récapitulatif d’un volumineux dossier (Mooren c. Allemagne [GC], précité, §§ 24 et 125).

48.  En outre, un mandat d’arrêt ne constitue qu’un compte rendu des faits élaboré par les juridictions internes sur la base de l’ensemble des informations communiquées par le ministère public ; or il n’est guère possible pour une personne mise en cause de contester de manière satisfaisante la fiabilité d’un tel compte rendu si elle ignore les éléments sur lesquels il se fonde. Il faut donc que l’intéressé ait une possibilité suffisante de prendre connaissance des dépositions et autres éléments de preuve y relatifs, tels que les résultats de l’enquête de police et des autres investigations, indépendamment de la question de savoir si le prévenu peut donner des indications quant à la pertinence pour sa défense des éléments auxquels il cherche à avoir accès (Schöps, précité, § 50, Garcia Alva, précité, § 41, et Lietzow, précité, § 46).

49.  Dans Schöps (précité, § 53), la Cour a par ailleurs souligné la complexité de l’instruction, qui concernait entre autres le requérant, ainsi que le volume important de documents qui étayaient les soupçons à son égard et qui n’étaient évoqués qu’en termes généraux dans les mandats d’arrêt ainsi que dans la demande tendant à la prorogation de la détention provisoire, et elle a considéré que ces éléments constituaient une raison de plus de considérer qu’il était essentiel pour la défense de consulter le volumineux dossier de l’affaire pour pouvoir contester efficacement la légalité du mandat d’arrêt.

50.  De plus, la Cour a déjà refusé de considérer que le simple fait que l’avocat d’un détenu, au terme du premier mois de détention, n’ait tiré aucun argument nouveau du dossier d’instruction auquel il avait désormais accès permettait de déduire que l’accès au dossier n’avait pas été, in fine, nécessaire pour assurer au requérant une possibilité convenable d’assurer sa défense (Lamy, précité). Du reste, elle n’a pas accepté non plus l’argument d’un Gouvernement qui consistait à dire que l’intéressé avait bénéficié d’une participation adéquate au processus judiciaire puisqu’il avait développé la thèse favorable à son élargissement (ibidem, § 28).

51.  Ainsi, l’utilisation de cet argument semble problématique à la lumière de cet arrêt fondateur en la matière.

52.  D’ailleurs, ces affaires semblent à de nombreux égards similaires à la présente où le requérant ne fut informé que vaguement de certains éléments de preuve retenus contre lui, tout d’abord le 1er septembre 2016, lors de son interrogatoire par la police , puis le 2 septembre 2016, devant le parquet d’Istanbul, le 3 septembre 2016, devant le 1er juge de paix d’Istanbul - dont l’ordonnance de placement en détention provisoire ne mentionnait du reste aucun élément de preuve à charge (paragraphe 19 de l’arrêt), contrairement aux mandats d’arrêts dont il était question dans les affaires Lamy, Garcia Alva, Lietzow et Schöps (tous précités) ‑, le 6 septembre 2016, lorsque le requérant fut de nouveau interrogé par le procureur de la République d’Istanbul, et enfin le 22 septembre 2016, lorsque le 2e juge de paix d’Istanbul rejeta l’opposition du requérant contre l’ordonnance de mise en détention provisoire prise contre lui, ce alors que M. Lamy avait été informé de tous les éléments de preuve à son encontre par le juge d’instruction et dans son mandat d’arrêt.

53.  À la différence de l’avocat de M. Lamy, le requérant dans la présente affaire et son avocat n’ont pu avoir accès au dossier à aucun moment de la procédure. En réalité, ce n’est pas au bout d’un mois, mais de quatre mois et demi que le requérant, sans pour autant avoir accès à la totalité du dossier d’instruction comme ce fut le cas pour l’avocat de M. Lamy, eut connaissance, dans son acte d’accusation - qui visait également vingt-huit autres personnes - de certains des éléments qui avaient été retenus contre lui (comme ce fut le cas pour le requérant dans l’affaire Schöps (arrêt précité, § 50)).

54.  En outre, alors que le mandat d’arrêt dressé contre M. Lamy avait été amplement motivé (Lamy, précité, § 19), l’ordonnance de placement en détention provisoire du requérant dans la présente affaire ne mentionnait aucun élément de preuve à charge (paragraphe 19 du présent arrêt).

55.  Nous estimons en définitive que l’accès aux pièces du dossier d’enquête est d’autant plus important dans une affaire comme la présente, où ni l’ordonnance initiale relative au placement en détention provisoire ni les décisions ultérieures relatives au maintien en détention ne mentionnaient clairement les éléments de preuve sur la base desquels les autorités ont jugé qu’il existait un soupçon raisonnable propre à justifier la détention provisoire du requérant.

56.  Nous déplorons ainsi d’autant plus le fait que la chambre ait ici manqué une excellente occasion de réorienter son approche concernant les affaires contre la Turquie pour la rendre compatible avec celle de la jurisprudence bien établie de la Cour en la matière.

57.  En effet, la Cour ne peut pas tolérer qu’une jurisprudence spécifique, faisant fi des principes établis par la Grande Chambre et par l’ensemble de la jurisprudence constante de la Cour à ce sujet, soit développée à l’égard d’une seule Haute Partie contractante.



[1] Les 17 et 25 décembre 2013, dans le cadre d’une enquête menée sur des faits de corruption, une importante vague d’arrestations toucha des cercles proches de l’AKP (Parti de la justice et du développement, au pouvoir depuis 2002). Ainsi, de hautes personnalités, comptant parmi les premiers cercles du pouvoir politique, y compris les fils de trois ministres, le directeur d’une banque d’État, de hauts fonctionnaires et des hommes d’affaires travaillant en étroite collaboration avec les autorités publiques, furent interpellées. Le gouvernement, attribuant la responsabilité de cette initiative à des policiers et des magistrats appartenant au réseau fetullahiste, qualifia cette enquête de complot et de tentative de « coup judiciaire » contre l’exécutif. Cet événement fut l’une des premières confrontations ouvertes du réseau fetullahiste avec l’AKP. À partir de là, le gouvernement commença à désigner l’organisation de Fetullah Gülen sous le nom de « structure d’État parallèle » et la qualifia, par la suite, d’organisation terroriste.

[2] Voir Mehmet Hasan Altan, précité, § 145.

[3] Voir Mustafa Avci c. Turquie, no 39322/12, § 45, 23 mai 2017.


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