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European Court of Human Rights


You are here: BAILII >> Databases >> European Court of Human Rights >> KHATER v. ROMANIA - 29755/12 (Judgment : Article 1 of Protocol No. 7 - Procedural safeguards relating to expulsion of aliens : Fourth Section Committee) French Text [2021] ECHR 907 (02 November 2021)
URL: http://www.bailii.org/eu/cases/ECHR/2021/907.html
Cite as: ECLI:CE:ECHR:2021:1102JUD002975512, CE:ECHR:2021:1102JUD002975512, [2021] ECHR 907

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QUATRIÈME SECTION

AFFAIRE KHATER ET LI c. ROUMANIE

(Requêtes nos 29755/12 et 44355/13)

 

 

 

 

 

 

ARRÊT

STRASBOURG

2 novembre 2021

 

Cet arrêt est définitif. Il peut subir des retouches de forme.


En l’affaire Khater et Li c. Roumanie,


La Cour européenne des droits de l’homme (quatrième section), siégeant en un comité composé de :

          Gabriele Kucsko-Stadlmayer, présidente,
          Iulia Antoanella Motoc,
          Pere Pastor Vilanova, juges,
et de Ilse Freiwirth, greffière adjointe de section,


Vu :


les requêtes (nos 29755/12 et 44355/13) dirigées contre la Roumanie et dont un ressortissant égyptien, M. Ahmed Mohamed Mahmoud Khater, et un ressortissant chinois, M. Ning Li, (« les requérants ») ont saisi la Cour en vertu de l’article 34 de la Convention de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales (« la Convention ») le 5 mai 2012 et le 2 juillet 2013 respectivement,


la décision de porter à la connaissance du gouvernement roumain (« le Gouvernement ») les griefs concernant l’article 8 de la Convention et l’article 1 du Protocole no 7,


les observations des parties,


la décision par laquelle la Cour a rejeté l’opposition du Gouvernement à l’examen des requêtes par un comité,


Après en avoir délibéré en chambre du conseil le 28 septembre 2021,


Rend l’arrêt que voici, adopté à cette date :

INTRODUCTION


1.  Les requêtes ont trait à la question des garanties procédurales dont les requérants estiment avoir été privés dans le cadre des procédures administratives à l’issue desquelles ils ont été éloignés et interdits du territoire roumain pour des raisons liées à la sécurité nationale. Sont en jeu l’article 8 de la Convention et l’article 1 du Protocole no 7 à la Convention.

EN FAIT


2.  Le requérant de la requête no 29755/12, M. Ahmed Mohamed Mahmoud Khater (« le premier requérant »), est un ressortissant égyptien né en 1974 et résidant à Farsis (Égypte). Il a été représenté devant la Cour par Me C.E. Tudor, avocate.


3.  Le requérant de la requête no 44355/13, M. Ning Li (« le second requérant »), est un ressortissant chinois né en 1970 et résidant à Beijing (Chine). Il a été représenté devant la Cour par Me F. Cociangă, avocat.


4.  Le Gouvernement a été représenté par ses agentes, Mme C. Brumar et, en dernier lieu, Mme O. Ezer, du ministère des Affaires étrangères.

I.         La procédure administrative menée contre le premier requérant


5.  Le premier requérant arriva en Roumanie en 1996. Il y fonda une famille avec une ressortissante roumaine et était titulaire d’un visa de long séjour.


6.  Le premier requérant a dit que des personnes l’avaient contacté pour lui proposer de collaborer avec le service roumain de renseignements (« le SRI »), mais qu’il avait systématiquement refusé ces propositions.


7.  Le premier requérant, qui fréquentait périodiquement la mosquée de Constanţa, n’adhéra jamais à aucune des deux organisations non‑gouvernementales locales dont le but était de promouvoir la culture arabe en Roumanie (« les ONG »).


8.  En 2011, le premier requérant participa à une manifestation qui avait été organisée devant l’ambassade d’Égypte à Bucarest pour protester contre le régime politique égyptien, lequel était à l’époque mis en cause par la révolution égyptienne.


9.  Le 13 octobre 2011, le parquet près la cour d’appel de Bucarest (« le parquet ») saisit la cour d’appel de Bucarest (« la cour d’appel ») d’une action tendant à faire déclarer le premier requérant indésirable et à obtenir à son encontre une interdiction de séjourner en Roumanie pour une période de quinze ans. Dans sa demande, il indiquait que, selon des informations classées « secret » (strict secret) qui avaient été mises à sa disposition par le SRI, il existait des indices sérieux donnant à penser que le premier requérant menait des activités de nature à mettre en danger la sécurité nationale. Il fondait sa demande sur l’article 85 de l’ordonnance d’urgence du gouvernement no 194/2002 sur le régime des étrangers en Roumanie (« l’OUG no 194/2002 ») combiné avec l’article 3 i) et l) de la loi no 51/1991 sur la sûreté nationale (« la loi no 51/1991 ») et l’article 44 de la loi no 535/2004 sur la prévention et la lutte contre le terrorisme (« la loi no 535/2004 »). L’acte de saisine d’instance mentionnait uniquement les articles de loi précités, et pas les faits concrets qui étaient reprochés à l’intéressé. Pour étayer sa demande, le parquet communiqua en même temps à la cour d’appel un document classé « secret ».


10.  Le même jour, le premier requérant fut cité à comparaître le 14 octobre 2011 devant la cour d’appel.


11.  À la demande du premier requérant, la cour d’appel ajourna l’examen de l’affaire au 18 octobre 2011 afin de donner à l’intéressé la possibilité d’engager un avocat pour l’assister dans la procédure.


12.  Le premier requérant mandata un avocat qu’il chargea de le représenter dans la procédure. N’étant pas titulaire d’une autorisation de l’office du registre national des informations relevant du secret-défense (« l’ORNISS ») qui lui aurait permis de consulter les documents classés « secret » (« certificat ORNISS » ; paragraphe 31 ci-dessous), l’avocat ne put accéder aux pièces classées « secret » du dossier.


13.  Ne disposant d’aucun indice quant aux faits qui lui étaient reprochés, le premier requérant formula une défense de nature générale dans le cadre de laquelle il essaya de prouver qu’il avait une vie familiale et sociale harmonieuse. Il expliqua qu’il n’a pas été membre des deux ONG (paragraphe 7 ci-dessus), admit avoir participé à la manifestation de soutien à la révolution égyptienne (paragraphe 8 ci-dessus) et nia toute implication dans une quelconque activité susceptible de nuire à la sécurité nationale. Il communiqua des documents à l’appui de sa thèse et demanda l’audition de deux témoins, demande que la cour d’appel rejeta au motif que les dépositions des intéressés ne seraient pas pertinentes.


14.  Par un arrêt du 18 octobre 2011, la cour d’appel fit droit à la demande du parquet et déclara le premier requérant indésirable pour une période de quinze ans. Elle jugea qu’il ressortait des documents classés « secret » que le parquet avait versés au dossier (paragraphe 9 ci-dessus in fine) que le premier requérant menait des activités de nature à mettre en danger la sécurité nationale. Après avoir cité les textes de l’article 3 i) et l) de la loi no 51/1991 et de l’article 44 de la loi no 535/2004, elle exposa que la mesure prise contre le premier requérant constituait une ingérence justifiée dans l’exercice de son droit au respect de sa vie privée et familiale. Elle expliqua enfin que conformément aux dispositions de l’article 85 § 5 de l’OUG no 194/2002, l’arrêt ne mentionnait pas les données et renseignements sur lesquels la décision portant interdiction de séjour pour raisons de sécurité nationale reposait.


15.  Le premier requérant fut renvoyé le même jour en Égypte, où il réside depuis. Sa famille resta en Roumanie.


16.  Par l’intermédiaire de son avocat (paragraphe 12 ci-dessus), le premier requérant saisit la Haute Cour de cassation et de justice (« la Haute Cour »). Dans les motifs de son recours, il réitérait les arguments qu’il avait présentés devant la cour d’appel (paragraphe 13 ci-dessus) et alléguait notamment qu’il n’avait reçu à propos des faits qui lui étaient reprochés et des données qui avaient été recueillies par le SRI aucun indice de nature à lui permettre de préparer sa défense.


17.  Une seule audience eut lieu devant la Haute Cour, le 22 novembre 2011. La haute juridiction ajourna le prononcé de son arrêt afin de permettre à l’avocat du premier requérant de communiquer des conclusions écrites.


18.  Par un arrêt définitif en date du 29 novembre 2011, la Haute Cour rejeta le recours du premier requérant. Elle dit que la cour d’appel avait fait une analyse effective et non pas formelle des informations qui avaient été recueillies par le SRI, et qu’elle ne s’était pas limitée à informer le premier requérant de ce qu’il avait été déclaré indésirable pour des raisons liées à la sécurité nationale mais avait précisé qu’il était soupçonné d’actes de terrorisme. Elle admit que dans son arrêt, la cour d’appel n’avait pas exposé les informations qui avaient fondé sa décision, mais elle expliqua qu’en vertu des dispositions légales applicables, les informations en question ne pouvaient pas être dévoilées lorsque la personne en cause était déclarée indésirable pour des raisons liées à la sécurité nationale.


19.  La Haute Cour ajouta que les allégations du premier requérant concernant ses relations avec les ONG - lesquelles existaient d’ailleurs légalement en Roumanie - et ses revenus n’étaient pas pertinentes pour l’affaire. Elle rejeta également comme mal-fondées les allégations du premier requérant selon lesquelles les démarches du SRI étaient des mesures de représailles motivées par son refus de collaborer avec le service en question.


20.  Elle estima enfin que le premier requérant avait bénéficié de garanties suffisantes et adéquates pendant la procédure, en conformité avec les exigences des articles 6 et 8 de la Convention.

II.      La procédure administrative menée contre le second requérant


21.  En 1992, le second requérant s’établit en Roumanie. Il épousa une citoyenne chinoise qui le suivit en Roumanie. Le couple eut deux enfants scolarisés en Roumanie. Le 28 avril 2011, il obtint un nouveau titre de séjour qui l’autorisait à résider en Roumanie.


22.  Le 17 décembre 2012, le parquet saisit la cour d’appel d’une action tendant à faire déclarer le second requérant indésirable et à faire prononcer à son encontre une interdiction de séjourner en Roumanie pour une période de dix ans. Le parquet fonda sa demande sur l’article 85 de l’OUG no 194/2002 combiné avec l’article 3 i) et l) de la loi no 51/1991 et l’article 44 de la loi n535/2004. L’acte de saisine d’instance ne mentionnait pas les faits concrets qui étaient reprochés à l’intéressé. Pour étayer sa demande, le parquet communiqua en même temps à la cour d’appel un document classé « secret ».


23.  Le 18 décembre 2012, le second requérant fut cité à comparaître le 20 décembre 2012 devant la cour d’appel. Le lendemain, il se présenta devant la cour d’appel avec son avocat, qui demanda à avoir accès au dossier pour préparer la défense de l’intéressé. Le dossier qui fut mis à sa disposition ne contenait que l’acte de saisine d’instance du parquet (paragraphe 22 ci-dessus). N’étant pas titulaire d’un certificat ORNISS (paragraphe 31 ci-dessous), l’avocat du requérant ne put accéder aux pièces classées « secret » du dossier.


24.  L’audience devant la cour d’appel eut lieu le 20 décembre 2012. La cour d’appel informa le second requérant qu’il était appelé en jugement « pour des raisons liées à la sécurité nationale ». Le second requérant, assisté par son avocat, déclara qu’il n’avait pas connaissance des accusations qui étaient portées contre lui et qu’il n’avait pas eu le temps de préparer sa défense. Il exposa qu’il avait une situation familiale et économique stable et qu’il n’avait jamais été ni condamné ni poursuivi en Roumanie. Il soutint que la procédure n’offrait pas de garanties minimales contre l’arbitraire.


25.  Le second requérant demanda à la cour d’appel de l’autoriser à verser des pièces écrites au dossier. La cour d’appel rejeta sa demande, au motif que les pièces en question n’étaient pas utiles pour décider de l’affaire.


26.  Par un arrêt rendu le même jour, la cour d’appel fit droit à la demande du parquet et déclara le second requérant indésirable sur le territoire roumain pour une période de dix ans. Après avoir cité les textes de l’article 3 i) et l) de la loi no 51/1991 et de l’article 44 de la loi no 535/2004, elle exposa qu’il ressortait des documents classés « secret » du dossier que les personnes visées menaient des activités de nature à mettre en danger la sécurité nationale. Renvoyant à l’article 85 § 5 de l’OUG no 194/2002, elle indiqua qu’eu égard au fait que la mesure en question était prise pour des motifs liés à la sécurité nationale, aucun document ni aucun renseignement ayant fondé son arrêt ne pouvait être rendu public.


27.  Le 21 décembre 2012, le second requérant fut reconduit à la frontière et éloigné du territoire vers la Chine. Sa famille demeura en Roumanie.


28.  L’avocat du second requérant saisit la Haute Cour. Il soutint que son client n’avait été informé ni des faits concrets qui lui étaient reprochés, ni des preuves ayant fondé la demande du parquet et l’arrêt de la cour d’appel, et qu’il se trouvait par conséquent dans l’impossibilité de se défendre de manière effective.


29.  Par un arrêt définitif en date du 18 janvier 2013, la Haute Cour rejeta le recours dont elle avait été saisie. Elle nota que le second requérant avait été informé de l’acte de saisine d’instance. Elle considéra que même si les documents et renseignements qui avaient fondé l’arrêt de la cour d’appel ne pouvaient pas être communiqués au second requérant, tant la cour d’appel que la Haute Cour - deux juridictions indépendantes et impartiales - avaient examiné de manière effective la demande du parquet et les pièces classées « secret » qui avaient été versées au dossier.

LE CADRE JURIDIQUE ET LA PRATIQUE INTERNES PERTINENTS


30.  Les articles pertinents en l’espèce de l’OUG no 194/2002 sur le régime des étrangers en Roumanie, de la loi no 51/1991 sur la sûreté nationale, de la loi no 535/2004 sur la prévention et la répression du terrorisme, de la loi no 182/2002 sur la protection des informations classées « secret » et de l’arrêté gouvernemental no 585/2002 sont présentés dans l’arrêt Muhammad et Muhammad c. Roumanie [GC] (no 80982/12, §§ 49 à 53, 15 octobre 2020). L’article 28 de la loi no 182/2002 susmentionnée, telle qu’en vigueur à l’époque des faits, s’opposait à la divulgation des informations classées « secret » à des personnes qui n’étaient pas titulaires d’un certificat les autorisant à avoir accès à ce type de documents (ibidem, § 51).


31.  La procédure d’obtention par un avocat d’un certificat ORNISS (paragraphe 12 ci-dessus) est décrite dans l’arrêt Muhammad et Muhammad (précité, §§ 54 à 58). Plus précisément, la durée de la procédure de vérification menée dans le cadre d’une demande d’accès à des renseignements classés « secret » est de soixante jours ouvrés (article 148 de l’arrêté gouvernemental no 585/2002). À l’issue des vérifications, l’autorité compétente remet ses conclusions à l’ORNISS. Celui-ci rend son avis et le communique à l’Union nationale des barreaux de Roumanie (« l’UNBR »). Cette dernière dispose alors de cinq jours pour émettre la décision d’accès aux documents classés secrets.


32.  Dans l’affaire Muhammad et Muhammad (précitée, § 58), se fondant sur des renseignements qui lui avaient été fournis par les autorités nationales compétentes en la matière, le Gouvernement a indiqué qu’en décembre 2012, huit avocats étaient titulaires d’un certificat ORNISS. Dans la même affaire, il a été noté que l’UNBR avait précisé dans une lettre du 19 avril 2019 que tout avocat ayant été choisi ou désigné pour représenter une personne concernée par des informations classées « secret » ou pour lui apporter une assistance judiciaire pouvait solliciter la délivrance d’un certificat ORNISS, que, par conséquent, il n’existait pas de « liste des avocats titulaires d’un certificat ORNISS », et que l’élaboration et l’utilisation d’une telle liste seraient en outre contraires à l’article 24 de la Constitution (droit de choisir son propre avocat) (ibidem, § 57).

EN DROIT

I.         JONCTION DES REQUÊTES


33.  Eu égard à la similarité de l’objet des requêtes, la Cour estime approprié d’ordonner leur jonction (article 42 § 1 du règlement de la Cour).

II.      SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE L’ARTICLE 1 DU PROTOCOLE NO 7 À LA CONVENTION


34.  Les requérants allèguent qu’ils n’ont pas bénéficié de garanties contre l’arbitraire dans les procédures à l’issue desquelles ils ont été déclarés indésirables. Ils y voient une violation de l’article 1 du Protocole no 7 à la Convention, qui est ainsi libellé dans ses parties pertinentes en l’espèce :

« 1.  Un étranger résidant régulièrement sur le territoire d’un État ne peut en être expulsé qu’en exécution d’une décision prise conformément à la loi et doit pouvoir :

a)  faire valoir les raisons qui militent contre son expulsion,

b)  faire examiner son cas, et

c)  se faire représenter à ces fins devant l’autorité compétente ou une ou plusieurs personnes désignées par cette autorité. »

A.    Sur la recevabilité


35 La Cour rappelle que les garanties prévues par l’article 1 du Protocole no 7 ne s’appliquent qu’aux étrangers « résidant régulièrement » sur le territoire d’un État ayant ratifié ce protocole (Géorgie c. Russie (I) (fond) [GC], no 13255/07, § 228, CEDH 2014 (extraits), et Sejdovic et Sulejmanovic c. Italie (déc.), no 57575/00, 14 mars 2002). En l’espèce, lorsque les procédures dinterdiction de séjour ont été engagées contre eux, les requérants vivaient en Roumanie, munis de titres de séjour valables (paragraphes 5 et 21 ci-dessus). Ils résidaient donc régulièrement sur le territoire roumain de sorte que l’article 1 du Protocole no 7 est applicable.


36.  Constatant que le grief n’est pas manifestement mal fondé au sens de l’article 35 § 3 a) de la Convention et qu’il ne se heurte par ailleurs à aucun autre motif d’irrecevabilité, la Cour le déclare recevable.

B.    Sur le fond

1.     Arguments des parties

a)      Les requérants


37.  Les deux requérants allèguent qu’au cours des procédures administratives qui ont été dirigées contre eux, ils n’ont pas bénéficié des garanties procédurales minimales visant à les protéger contre l’arbitraire des autorités. Ils avancent qu’ils n’ont été informés d’aucun indice factuel ayant fondé les arrêts des juridictions nationales, et ils dénoncent la célérité des procédures. Ils exposent que compte tenu du délai très court prévu par l’OUG no 194/2002 pour l’examen des affaires, leurs avocats se trouvaient dans l’impossibilité d’obtenir un certificat ORNISS aux fins de la procédure.


38.  Le premier requérant soutient en outre qu’en raison du nombre très réduit d’avocats titulaires d’un tel certificat à l’époque des faits et de son expulsion rapide, il lui était impossible de trouver un tel avocat. Le second requérant allègue que l’examen des juridictions nationales a été purement formel, ce qui est selon lui contraire à l’article 85 de l’OUG no 194/2002.

b)      Le Gouvernement


39.  Le Gouvernement expose que les requérants ont été informés par les juridictions nationales qu’ils étaient soupçonnés d’actes de terrorisme. Il soutient que la cour d’appel et la Haute Cour ne se sont pas livrées à un examen formel des demandes du parquet et qu’elles ont eu accès à l’ensemble des pièces qui avaient été versées au dossier, y compris celles qui étaient classées « secret ». Il fait valoir que les requérants ont été représentés par un avocat tout au long de la procédure. Il ajoute que le requérant dans la requête no 29755/12 a obtenu en première instance un ajournement de la procédure afin de pouvoir engager un avocat, puis l’ajournement du prononcé de l’arrêt de la Haute Cour afin de pouvoir verser des conclusions écrites au dossier. Il considère que les requérants auraient pu conclure un contrat d’assistance juridique avec un avocat qui était déjà titulaire d’un certificat ORNISS au moment de leur procès.

2.     Appréciation de la Cour


40.  Les principes applicables en la matière ont été décrits par la Cour dans l’arrêt Muhammad et Muhammad c. Roumanie ([GC] no 80982/12, §§ 125-157, 15 octobre 2020).


41.  En l’occurrence, en vertu de l’article 85 § 5 de l’OUG no 194/2002, tel qu’en vigueur à l’époque des faits, lorsque la décision de déclarer un étranger indésirable était fondée sur des raisons liées à la sécurité nationale, les données, informations et raisons factuelles ayant forgé l’opinion des juges ne pouvaient pas être mentionnées dans l’arrêt (paragraphes 14, 18, 26 et 29 ci-dessus). Par ailleurs, les dispositions légales pertinentes en l’espèce de la loi no 182/2002 s’opposaient à la divulgation des informations classées « secret » à des personnes qui n’étaient pas titulaires d’un certificat les autorisant à avoir accès à ce type de documents (paragraphe 30 ci-dessus). En application des dispositions légales pertinentes, les requérants en l’espèce n’ont pas eu accès aux pièces de leurs dossiers respectifs. Il en a résulté une limitation importante de leurs droits garantis par l’article 1 du Protocole no 7 (voir, mutatis mutandis, Muhammad et Muhammad, précité, § 129).


42.  La Cour examinera ci-dessous la nécessité des restrictions ainsi apportées aux droits procéduraux des requérants et les mesures compensatoires mises en place par les autorités nationales pour les contrebalancer, avant d’évaluer à la lumière de chacune des procédures prise dans son ensemble leur impact concret sur la situation des intéressés (Muhammad et Muhammad, précité, §§ 133-157).


43.  Sur la question de savoir si les limitations apportées aux droits procéduraux des requérants étaient dûment justifiées, la Cour note qu’en l’espèce, les juridictions nationales, appliquant les dispositions légales pertinentes, ont jugé d’emblée - sans avoir procédé à un examen de la nécessité de restreindre les droits procéduraux des intéressés - que les requérants ne pouvaient pas avoir accès au dossier (paragraphes 14, 18, 26 et 29 ci‑dessus). Dès lors, à défaut de tout examen par les juridictions saisies de l’affaire de la nécessité de restreindre les droits procéduraux des requérants, elle exercera un contrôle strict pour établir si en l’espèce, les facteurs compensateurs mis en place étaient de nature à contrebalancer efficacement les restrictions apportées à ces droits (Muhammad et Muhammad, précité, §§ 145-146).


44.  Sur cette question des facteurs compensateurs, la Cour recherche d’abord si des informations factuelles pertinentes et concrètes ont été portées à la connaissance des requérants au cours des procédures. À cet égard, elle note qu’au cours des procédures, les requérants n’ont reçu que des informations très générales sur la qualification juridique des faits qui avaient été retenus contre eux, sans qu’aucun comportement concret susceptible de mettre en danger la sécurité nationale ne transparaisse des dossiers. Or, comme la Cour l’a déjà dit, la seule mention de numéros d’articles de loi et d’indications générales sur les faits pouvant constituer les infractions retenues et leur qualification juridique ne sauraient constituer quant aux faits reprochés une information suffisante pour rendre effectif l’exercice des garanties procédurales prévues à l’article 1 du Protocole no 7 (Muhammad et Muhammad, précité, §§ 168 et 170).


45.  La Cour note ensuite que les requérants ont été représentés tout au long de la procédure par des avocats choisis par eux. Elle relève cependant que ces avocats n’étaient pas titulaires d’un certificat ORNISS (paragraphes 12 et 23 ci-dessus) et ne pouvaient donc pas avoir accès aux pièces classées « secret » qui avaient été versées au dossier. En ce qui concerne la possibilité pour les avocats des requérants de demander l’ajournement de la procédure en vue d’obtenir un certificat ORNISS, la Cour remarque que les délais prévus par la loi interne pour l’obtention d’un tel certificat dépassaient ceux qui étaient prévus pour le déroulement d’une procédure de déclaration d’un étranger comme personne indésirable (paragraphe 31 ci-dessus). Une demande d’ajournement n’aurait donc pas permis, en principe, aux avocats en question de se procurer un tel certificat pour s’en prévaloir dans le cadre de la procédure (voir, mutatis mutandis, Muhammad et Muhammad, précité, §§ 189-190).


46.  En ce qui concerne l’argument du Gouvernement selon lequel les requérants auraient dû se faire représenter dans la procédure par un avocat qui était déjà titulaire d’un certificat ORNISS, la Cour remarque que d’après les pièces du dossier, les autorités nationales n’ont pas informé les requérants avant la procédure qu’ils avaient la possibilité de se faire représenter par un tel avocat. Elle note en outre que le Gouvernement n’a pas précisé par quel moyen les requérants auraient pu, à l’époque pertinente, accéder effectivement et en temps utile à la liste des avocats titulaires d’un tel certificat. Elle relève de surcroît que le nombre d’avocats titulaires d’un tel certificat était très réduit (Muhammad et Muhammad, précité, §§ 185 et 186) et que les intéressés ont été éloignées du territoire très peu de temps après avoir été informés des procédures qui avaient été engagées contre eux (paragraphes 15 et 27 ci-dessus).


47.  La Cour observe enfin que la procédure prévue en droit roumain pour déclarer une personne indésirable revêtait un caractère judiciaire, et que les juridictions compétentes en la matière étaient des juridictions supérieures dans la hiérarchie des juridictions roumaines, qui jouissaient de l’indépendance requise au sens de la jurisprudence de la Cour. Elle considère qu’il s’agit là de garanties importantes à prendre en considération dans l’évaluation des facteurs propres à atténuer les effets des restrictions subies par les requérants dans la jouissance de leurs droits procéduraux (Muhammad et Muhammad, précité, § 193).


48.  Toutefois, la Cour tient compte de ce que, vu les informations très réduites et générales à leur disposition dans les requêtes (paragraphe 44 ci‑dessus) dont ces juridictions avaient été saisies, les requérants ne pouvaient se fonder, pour défendre leur cause, que sur des suppositions, sans pouvoir contester concrètement tel ou tel comportement dont il aurait été affirmé qu’il mettait en danger la sécurité nationale et constituait un acte terroriste. Elle considère qu’en pareil cas de figure, l’étendue du contrôle opéré par les juridictions nationales quant au bien-fondé de l’expulsion demandée devrait être d’autant plus approfondie (ibidem, § 194).


49.  Or, en l’espèce, la Cour note que le parquet a versé au dossier devant la cour d’appel des documents classés « secret » (paragraphes 9 et 22 ci‑dessus). Certes, la cour d’appel et la Haute Cour ont dit avoir fondé leurs décisions respectives sur ces documents. Toutefois, elles n’ont fourni que des réponses très générales pour rejeter les allégations des requérants selon lesquelles ils n’avaient pas agi au détriment de la sécurité nationale. En d’autres termes, aucun élément du dossier ne laisse entrevoir que les juridictions nationales aient bien vérifié la crédibilité et la réalité des informations qui leur avaient été soumises par le parquet (paragraphes 14, 18, 26 et 29 ci‑dessus ; voir également, mutatis mutandis, Muhammad et Muhammad, précité, §§ 198-199). Par ailleurs, la Cour note que les arguments factuels soulevés dans son recours par le premier requérant ont été écartés par la Haute Cour, qui a indiqué que les arguments en question n’étaient pas pertinents pour l’affaire (paragraphe 19 ci-dessus). Si la Cour admet que l’examen de l’affaire par une autorité judiciaire indépendante est une garantie de grand poids pour contrebalancer une restriction apportée aux droits procéduraux d’un requérant, une telle garantie n’est pas à elle seule suffisante pour combler la restriction en cause si la nature et l’intensité du contrôle exercé par les autorités indépendantes ne se manifestent pas, même sommairement, dans la motivation des décisions prises par celles-ci (voir, mutatis mutandis, Muhammad et Muhammad, précité, § 202).


50.  À la lumière d’un examen d’ensemble des limitations apportées aux droits procéduraux des requérants et des éléments mis en place pour les compenser, et tout en tenant compte de la marge d’appréciation dont les États disposent en la matière, la Cour estime que les restrictions subies par les intéressés dans la jouissance des droits qu’ils tirent de l’article 1 du Protocole no 7 n’ont pas été compensées dans les procédures internes de manière à préserver la substance même de ces droits.


51.  Partant, il y a eu violation de l’article 1 du Protocole no 7 à la Convention à l’égard des deux requérants.

III.   SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE L’ARTICLE 8 DE LA CONVENTION


52.  Les requérants allèguent que les mesures prises contre eux ont méconnu leur droit au respect de leur vie privée et familiale garanti par l’article 8 de la Convention, lequel est ainsi libellé :

Article 8

« 1.  Toute personne a droit au respect de sa vie privée et familiale, de son domicile et de sa correspondance.

2.  Il ne peut y avoir ingérence d’une autorité publique dans l’exercice de ce droit que pour autant que cette ingérence est prévue par la loi et qu’elle constitue une mesure qui, dans une société démocratique, est nécessaire à la sécurité nationale, à la sûreté publique, au bien-être économique du pays, à la défense de l’ordre et à la prévention des infractions pénales, à la protection de la santé ou de la morale, ou à la protection des droits et libertés d’autrui. »

A.     Sur la recevabilité


53.  Constatant que ce grief n’est pas manifestement mal fondé au sens de l’article 35 § 3 a) de la Convention et qu’il ne se heurte par ailleurs à aucun autre motif d’irrecevabilité, la Cour le déclare recevable.

B.    Sur le fond

1.     Arguments des parties


54.  Les requérants soutiennent que leur éloignement du territoire s’analyse en une ingérence dans l’exercice de leur droit à leur vie privée et familiale qui n’était pas prévue par une loi prévisible offrant des garanties suffisantes contre l’arbitraire.


55.  Le Gouvernement conteste les allégations des requérants.

2.     Appréciation de la Cour


56.  La Cour considère que, compte tenu des constats qu’elle a formulés sous l’angle de l’article 1 du Protocole no 7 à la Convention (paragraphes 44 à 51 ci‑dessus), il n’y a pas lieu d’examiner le grief formulé sur le terrain de l’article 8 de la Convention (Hassine c. Roumanie, no 36328/13, § 74, 9 mars 2021).

IV.   SUR LES AUTRES VIOLATIONS ALLÉGUÉES DE LA CONVENTION


57.  Enfin, le second requérant allègue qu’au cours de la procédure, il n’a été informé ni des faits qui lui étaient reprochés, ni des pièces qui avaient été versées au dossier. Il y voit une violation de l’article 6 § 3 a) et b) de la Convention.


58.  La Cour rappelle que les décisions relatives à l’entrée, au séjour et à l’éloignement des étrangers n’emportent pas contestation sur les droits ou obligations de caractère civil d’un requérant ni n’ont trait au bien-fondé d’une accusation en matière pénale dirigée contre lui, au sens de l’article 6 § 1 de la Convention (Maaouia c. France [GC], no 39652/98, § 40, CEDH 2000‑X, et M.N. et autres c. Belgique (déc.) [GC], no 3599/18, § 137, 5 mai 2020). Il s’ensuit que ce grief est incompatible ratione materiae avec les dispositions de la Convention au sens de l’article 35 § 3 a) et doit être rejeté en application de l’article 35 § 4.

V.     SUR L’APPLICATION DE L’ARTICLE 41 DE LA CONVENTION


59.  Aux termes de l’article 41 de la Convention :

« Si la Cour déclare qu’il y a eu violation de la Convention ou de ses Protocoles, et si le droit interne de la Haute Partie contractante ne permet d’effacer qu’imparfaitement les conséquences de cette violation, la Cour accorde à la partie lésée, s’il y a lieu, une satisfaction équitable. »

A.    Dommage


60.  Le premier requérant demande 60 000 euros (EUR) au titre du préjudice moral dont il se dit victime.


61.  Le second requérant demande 50 000 EUR au titre du préjudice moral qu’il estime avoir subi.


62.  Le Gouvernement invite la Cour à constater qu’un éventuel constat de violation représenterait une réparation suffisante du préjudice moral prétendument subi. Il soutient en outre que les montants sollicités par les requérants pour dommage moral sont exorbitants et injustifiés.


63.  La Cour considère que les faits qui ont abouti à la violation de l’article 1 du Protocole no 7 à la Convention ont causé aux requérants un préjudice moral indéniable qu’un simple constat de violation ne saurait réparer. Elle octroie à chacun des requérants 5 000 EUR pour dommage moral, plus tout montant pouvant être dû sur cette somme à titre d’impôt.

B.    Frais et dépens


64.  Le premier requérant réclame 251 EUR au titre des frais de traduction qu’il a engagés dans le cadre de la procédure menée devant la Cour.


65.  Le second requérant réclame le remboursement des honoraires de son avocat et des frais de voyage encourus par celui-ci dans le cadre de la procédure interne, sans chiffrer le montant desdits honoraires et frais et sans fournir de justificatifs pertinents.


66.  Le Gouvernement soutient d’une part que le premier requérant n’a pas fourni des documents suffisants pour justifier les frais de traduction qu’il dit avoir engagés, et d’autre part que le second requérant n’a fourni aucun justificatif concernant les frais dont il sollicite le remboursement.


67.  Selon la jurisprudence de la Cour, un requérant ne peut obtenir le remboursement de ses frais et dépens que dans la mesure où se trouvent établis leur réalité, leur nécessité et le caractère raisonnable de leur taux. En l’espèce, compte tenu des documents dont elle dispose et des critères susmentionnés, la Cour juge raisonnable d’allouer au premier requérant la somme de 251 EUR pour les frais encourus dans la procédure devant la Cour, plus tout montant pouvant être dû par celui-ci sur cette somme à titre d’impôt. Elle n’alloue au second requérant aucune somme au titre des frais et dépens.

C.    Intérêts moratoires


68.  Le premier requérant demande qu’en cas de retard de paiement, l’État roumain soit obligé de lui verser un taux d’intérêt moratoire de 7,25 points de pourcentage par an.


69.  La Cour juge approprié de calquer le taux des intérêts moratoires sur le taux d’intérêt de la facilité de prêt marginal de la Banque centrale européenne majoré de trois points de pourcentage.

PAR CES MOTIFS, LA COUR, À L’UNANIMITÉ,

1.      Décide de joindre les requêtes ;

2.      Déclare les requêtes recevables quant aux griefs tirés de l’article 8 de la Convention et de l’article 1 du Protocole no 7 à la Convention, et la requête no 44355/13 irrecevable pour le surplus ;

3.      Dit qu’il y a eu violation de l’article 1 du Protocole no 7 à la Convention ;

4.      Dit qu’il n’y a pas lieu d’examiner le grief formulé sur le terrain de l’article 8 de la Convention ;

5.      Dit

a)     que l’État défendeur doit verser dans un délai de trois mois les sommes suivantes, au taux applicable à la date du règlement :

i. 5 000 EUR (cinq mille euros), à chacun des requérants, plus tout montant pouvant être dû sur cette somme à titre d’impôt, pour dommage moral ;

ii. 251 EUR (deux cent cinquante-et-un euros) au premier requérant, plus tout montant pouvant être dû sur cette somme à titre d’impôt, pour frais et dépens ;

b)     qu’à compter de l’expiration dudit délai et jusqu’au versement, ces montants seront à majorer d’un intérêt simple à un taux égal à celui de la facilité de prêt marginal de la Banque centrale européenne applicable pendant cette période, augmenté de trois points de pourcentage ;

6.      Rejette le surplus des demandes de satisfaction équitable.

Fait en français, puis communiqué par écrit le 2 novembre 2021, en application de l’article 77 §§ 2 et 3 du règlement.

      Ilse Freiwirth                                                 Gabriele Kucsko-Stadlmayer
  Greffière adjointe                                                             Président


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