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You are here: BAILII >> Databases >> European Court of Human Rights >> TOMA v. ROMANIA - 19146/18 (Judgment : Article 3 - Prohibition of torture : Fourth Section Committee) French Text [2021] ECHR 938 (16 November 2021) URL: http://www.bailii.org/eu/cases/ECHR/2021/938.html Cite as: [2021] ECHR 938, ECLI:CE:ECHR:2021:1116JUD001914618, CE:ECHR:2021:1116JUD001914618 |
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QUATRIÈME SECTION
AFFAIRE TOMA c. ROUMANIE
(Requête no 19146/18)
ARRÊT
STRASBOURG
16 novembre 2021
Cet arrêt est définitif. Il peut subir des retouches de forme.
En l’affaire Toma c. Roumanie,
La Cour européenne des droits de l’homme (quatrième section), siégeant en un comité composé de :
Gabriele Kucsko-Stadlmayer, présidente,
Iulia Antoanella Motoc,
Pere Pastor Vilanova, juges,
et de Ilse Freiwirth, greffière adjointe de section,
Vu la requête (no 19146/18) dirigée contre la Roumanie et dont trois ressortissants de cet État, MM Ștefan Toma et Laurenţiu Toma et Mme Elena-Luminiţa Toma (« les requérants ») ont saisi la Cour en vertu de l’article 34 de la Convention de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales (« la Convention ») le 12 avril 2018,
Vu la décision de porter la requête à la connaissance du gouvernement roumain (« le Gouvernement »),
Vu les observations des parties,
Après en avoir délibéré en chambre du conseil le 19 octobre 2021,
Rend l’arrêt que voici, adopté à cette date :
INTRODUCTION
1. Impliqués dans une bagarre, les requérants ont été blessés et sanctionnés pour participation à une rixe. Ils allèguent qu’ils ont subi des mauvais traitements de la part de plusieurs autres particuliers et qu’il n’a pas été mené d’enquête effective à cet égard. Ils se plaignent également d’un défaut d’équité de la procédure à l’issue de laquelle ils ont été sanctionnés. Ils invoquent les articles 3 et 6 § 1 de la Convention.
2. Les requérants, tous membres de la même famille, sont nés respectivement en 1967, 1969 et 1995. Ils résident à Bucarest. Ils ont été représentés par Me A. Grigoriu, avocat à Bucarest.
3. Le Gouvernement a été représenté par ses agentes, Mme C. Brumar et, en dernier lieu, Mme O.F. Ezer, du ministère des Affaires étrangères.
4. Le 5 mai 2013, vers 21h, une altercation éclata dans la rue entre les requérants et plusieurs autres personnes. L’élément déclencheur était la dégradation de la voiture des requérants par un tiers.
5. Les requérants appelèrent les secours et la police. Les agresseurs allégués ayant quitté les lieux, la police recueillit les premières déclarations des requérants. Ces derniers affirmèrent avoir été victimes d’une agression et précisèrent avoir reconnu parmi les agresseurs l’un de leurs voisins, G.I. Les secours transportèrent les requérants à l’hôpital pour qu’ils y reçoivent les premiers soins.
I. Les documents médicaux
6. Le premier requérant fut soigné à l’hôpital pour des contusions à la tête, aux bras et aux jambes. Sa principale blessure était la rupture d’un muscle de la jambe, qui nécessita la pose d’un plâtre.
7. Le premier requérant fut examiné plusieurs fois par des médecins légistes, qui estimèrent que les lésions qu’il présentait avaient été provoquées le 5 mai 2013 par des coups portés avec des objets tranchants et contondants, et qu’elles nécessitaient entre 14 et 16 jours de soins.
8. La seconde requérante - l’épouse du premier requérant - fut soignée à l’hôpital pour des contusions à la tête, à l’abdomen et aux jambes. Le médecin légiste qui l’examina estima que les lésions avaient été provoquées le 5 mai 2013 par des coups portés avec un objet contondant et qu’elles nécessitaient deux ou trois jours de soins.
9. Le troisième requérant - le fils des deux premiers requérants - fut soigné à l’hôpital pour des contusions à la tête, aux bras et aux genoux. Le médecin légiste qui l’examina estima que ces lésions avaient été provoquées le 5 mai 2013 par des coups portés avec ou contre un objet contondant et qu’elles nécessitaient sept ou huit jours de soins.
10. G.I. fut également examiné par un médecin légiste. Celui-ci constata qu’il présentait une lésion à la tête et une ecchymose au bras, qui nécessitaient huit ou neuf jours de soins.
II. L’enquête concernant les faits du 5 mai 2013
11. La police dressa un procès-verbal pour constater la dégradation de la voiture des requérants. Elle consigna également les premières déclarations des intéressés (paragraphe 5 ci-dessus).
12. Le 6 mai 2013, la police interrogea G.I. Celui-ci déclara que, la veille, alors qu’il accompagnait son amie à son domicile, il avait assisté à un conflit entre voisins dans sa rue. Il nia avoir participé à ce conflit, et affirma que, sans aucune raison, le premier requérant l’avait frappé à la tête avec une chaise. Interrogée à son tour par la police, l’amie de G.I. confirma la version des faits présentée par celui-ci.
13. Les 7 et 24 mai 2013, la police interrogea C.N., la personne qui avait supposément dégradé la voiture des requérants. Sa version des faits était la suivante. Le 5 mai, alors qu’il rentrait à son domicile, fortement alcoolisé, il était tombé sur une voiture garée dans la rue, ce qui avait déclenché l’alarme du véhicule. Les deux premiers requérants étaient alors sortis de leur domicile et l’avaient frappé. Il était tombé par terre et n’avait repris connaissance que plus tard dans la soirée. Il n’y avait alors plus personne dans la rue. C.N. précisa qu’il avait l’intention de se soumettre à un examen médico-légal.
14. Interrogés par la police le 9 mai 2013, les requérants demandèrent qu’une enquête pénale soit ouverte afin que leurs agresseurs soient retrouvés et sanctionnés. Ils se constituèrent parties civiles.
15. Leur version des faits était la suivante. C.N. avait vandalisé leur voiture et tenté de voler les bijoux que portait la seconde requérante. Un groupe de plusieurs dizaines de personnes venues porter assistance à C.N. les avaient alors attaqués. Parmi elles, ils avaient reconnu trois de leurs voisins : G.I., C.A. et D.C. Ils ne connaissaient pas l’identité des autres agresseurs, mais ils étaient capables de les reconnaître. Les agresseurs les avaient frappés à coups de poing et à coups de pied jusqu’à ce qu’ils perdent connaissance.
16. Interrogé à nouveau par la police le 10 mai, le premier requérant précisa qu’il s’était réfugié dans la cour d’une maison après que G.I. l’eut frappé, ainsi que les membres de sa famille, avec une bouteille en verre, que dans cette cour il avait trouvé une chaise et que, en état de légitime défense, il avait utilisé cette chaise pour frapper G.I.
17. Le 22 mai 2013, la police ouvrit une enquête pour vol avec violences sur la tentative de vol des bijoux de la seconde requérante.
18. Interrogé par la police le 26 mai, C.A. déclara qu’il ne connaissait pas les requérants et qu’il n’avait pas participé à la rixe du 5 mai.
19. La police interrogea huit riverains, témoins oculaires des faits. Ceux‑ci indiquèrent que les deux premiers requérants étaient sortis de leur maison après le déclenchement de l’alarme de leur voiture.
20. Certains témoins affirmèrent que les deux requérants avaient frappé C.N., d’autres déclarèrent ne pas avoir assisté à des actes de violence. Selon les témoignages, un groupe d’une dizaine de personnes au moins s’était dirigé depuis la maison de G.I. vers celle des requérants. Une bagarre avait eu lieu. Les requérants avaient reçus des coups et le premier requérant avait frappé G.I. à la tête avec une chaise. Plusieurs témoins affirmèrent avoir reconnu D.C. et G.I. parmi les agresseurs des requérants.
21. Le 26 mai 2013, deux policiers se présentèrent au domicile de D.C. afin de recueillir sa déposition. D.C. étant absent, ils dressèrent un procès‑verbal indiquant qu’il était parti à l’étranger et que la date de son retour n’était pas connue.
22. Le 30 mai 2016, la police changea la qualification juridique des faits, estimant qu’il convenait de les examiner sous l’angle de l’infraction de rixe.
23. Le 14 juin 2017, le parquet près le tribunal de première instance de Bucarest estima qu’il ressortait des déclarations des témoins que les requérants avaient participé à une rixe. Il considéra toutefois qu’il s’agissait d’un conflit spontané entre voisins et qu’au vu des conséquences, il n’y avait pas d’intérêt public à poursuivre.
24. Dès lors, en vertu des articles 18-1 et 91 du code pénal, il décida de classer l’affaire sans suite pénale, il prononça la clôture de l’enquête et il infligea aux trois requérants, à G.I. et à C.N. une amende administrative de 500 lei roumains, soit environ 100 euros (EUR) chacun.
25. Le 24 juillet 2017, le parquet refusa d’autoriser les requérants à consulter le dossier.
26. Les requérants firent appel du classement sans suite pénale et demandèrent la réouverture de l’enquête. Ils soutenaient que l’enquête avait été superficielle et déploraient que leur plainte pour violences volontaires n’ait donné lieu à aucune investigation. Ils niaient avoir participé à une rixe, affirmaient avoir été victimes d’une agression, et se plaignaient que les enquêteurs n’en aient pas identifié les auteurs afin que ceux-ci soient sanctionnés. Ils contestaient en outre la crédibilité de plusieurs des témoins dont les déclarations avaient fondé la décision du parquet. Enfin, ils alléguaient qu’ils n’avaient été ni informés du déroulement de l’enquête ni autorisés à consulter le dossier avant son inscription au rôle du tribunal.
27. Par un jugement définitif du 15 novembre 2017, le juge de la chambre préliminaire du tribunal de première instance de Bucarest confirma la décision de classement sans suite pénale. Il estima que la conclusion du parquet était conforme aux pièces du dossier.
28. Il ordonna toutefois la poursuite de l’enquête ouverte sur la dégradation de la voiture des requérants.
LE CADRE JURIDIQUE INTERNE PERTINENT
29. Dans sa version en vigueur au moment des faits, le code pénal comprenait les dispositions suivantes :
Article 18-1
« 1) Ne constitue pas une infraction [pénale] un acte qui, tout en étant réprimé par la loi pénale, ne présente pas le degré de gravité requis pour la constitution d’une [telle] infraction et est manifestement dépourvu d’importance en raison, d’une part, du caractère minime de l’atteinte portée aux valeurs protégées par la loi pénale et, d’autre part, de son contenu concret (...)
3) Le procureur ou le tribunal applique à un tel acte l’une des sanctions administratives prévues par l’article 91. »
Article 91
« Lorsqu’il décide de remplacer la responsabilité pénale [par la responsabilité administrative] (înlocuirea răspunderii penale), le tribunal applique l’une des sanctions à caractère administratif suivantes (...) une amende de 10 à 1 000 lei. »
Article 322
« La participation à une rixe est punie d’une peine de prison (...) ou d’une amende. »
30. Dans sa version en vigueur au moment des faits, le code de procédure pénale comprenait les dispositions suivantes :
Article 341
« 6. Le juge de la chambre préliminaire saisi d’un appel contre une décision du parquet de ne pas poursuivre peut :
a) rejeter l’appel pour tardiveté, irrecevabilité ou défaut de fondement ;
b) infirmer la décision et ordonner la poursuite de l’enquête ;
c) confirmer la décision mais en réformer la motivation ;
(...)
8. La décision rendue par le juge en vertu du paragraphe 6 est définitive. »
I. SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE L’ARTICLE 3 DE LA CONVENTION
31. Les requérants estiment qu’il n’a pas été mené d’enquête effective sur les violences qu’ils ont subies le 5 mai 2013. Ils invoquent l’article 3 de la Convention, qui est ainsi libellé :
« Nul ne peut être soumis à la torture ni à des peines ou traitements inhumains ou dégradants. »
33. Les requérants considèrent que l’enquête a été superficielle. Ils exposent qu’ils n’y ont pas été associés et qu’ils n’ont pas eu accès au dossier.
34. S’appuyant sur les conclusions des autorités internes, le Gouvernement affirme pour sa part que l’enquête a été complète. Il indique à cet égard qu’elle a permis d’établir la participation des requérants à une rixe dont ils étaient en partie responsables.
35. La Cour rappelle que l’article 3 de la Convention implique pour les autorités nationales le devoir de mener une enquête officielle effective lorsqu’une personne allègue, de manière « défendable », avoir été victime d’actes contraires à l’article 3 et commis dans des circonstances suspectes, quelle que soit la qualité des personnes mises en cause (M.C. c. Bulgarie, no 39272/98, §§ 151-153, CEDH 2003‑XII et Macovei et autres c. Roumanie, no 5048/02, § 46, 21 juin 2007). Concernant les traitements administrés par des particuliers, la Cour a conclu à plusieurs reprises à l’applicabilité de l’article 3 à des cas de mauvais traitements volontaires, y compris l’infliction de blessures au cours d’une bagarre, considérant que les actes en question étaient de nature à susciter des sentiments d’humiliation et d’avilissement chez la victime (Nicolae Virgiliu Tănase c. Roumanie [GC], no 41720/13, § 119, 25 juin 2019 et la jurisprudence citée).
36. En l’espèce, elle constate d’emblée que les requérants présentaient après les faits des lésions qui ont été constatées par des médecins et qui ont donné lieu à l’établissement de certificats médicaux (paragraphes 6-9 ci‑dessus). Compte tenu des lésions corporelles qui ont nécessité plusieurs jours de soins (paragraphes 7, 8 et 9 ci-dessus), la Cour estime que l’atteinte qui a été portée de manière avérée à leur intégrité corporelle est suffisante pour atteindre le seuil de gravité nécessaire pour tomber sous le coup de l’article 3 de la Convention.
37. Elle note ensuite que les requérants ont déposé une plainte pénale avec constitution de partie civile pour obtenir réparation de ces violences (paragraphe 14 ci-dessus).
38. Elle constate cependant qu’il n’a pas été ouvert d’enquête au sujet de ces violences : les seules investigations qui ont été menées portaient sur l’allégation de vol avec violences des bijoux de la seconde requérante (paragraphe 17 ci-dessus).
39. En particulier, les autorités d’enquête n’ont pas tenté d’identifier les personnes qui avaient blessé les requérants ni de déterminer les circonstances exactes dans lesquelles ceux-ci avaient été blessés.
40. La Cour note également qu’après la requalification juridique des faits le 30 mai 2016 (paragraphe 22 ci-dessus), il n’y a plus eu aucun acte d’enquête, et le parquet a finalement prononcé, le 14 juin 2017, un classement sans suite pénale (paragraphe 23 ci-dessus). De surcroît, les requérants n’ont pas été associés à l’enquête, le parquet ayant refusé de les laisser prendre connaissance des pièces du dossier (paragraphe 25 ci‑dessus).
41. Au vu de ce qui précède, la Cour estime que la manière dont la procédure pénale a été menée en l’espèce n’a pas été conforme aux exigences de l’article 3.
42. Partant, il y a eu violation de l’article 3 de la Convention.
II. SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE L’ARTICLE 6 DE LA CONVENTION
« Toute personne a droit à ce que sa cause soit entendue équitablement, publiquement et dans un délai raisonnable, par un tribunal indépendant et impartial, établi par la loi, qui décidera (...) du bien-fondé de toute accusation en matière pénale dirigée contre elle. (...) »
44. Le Gouvernement soutient que, d’une part, les requérants auraient pu contester le jugement rendu le 15 novembre 2017 par le juge de la chambre préliminaire et, d’autre part, l’amende administrative qui leur a été infligée ne relève pas de la sphère pénale.
45. Les requérants répondent à ces arguments que le jugement du juge de la chambre préliminaire était définitif, et qu’au regard de la jurisprudence de la Cour l’amende administrative doit s’analyser en une sanction pénale.
46. La Cour constate qu’en vertu de l’article 341 § 8 du code de procédure pénale, la décision du juge de la chambre préliminaire saisi d’un appel contre une décision de classement du parquet est définitive (paragraphe 30 ci-dessus).
47. Le jugement du 15 novembre 2017 était donc définitif et, dès lors, les requérants ne disposaient d’aucune voie de recours pour le contester.
48. Il s’ensuit que l’exception de non-épuisement des voies de recours internes formulée par le Gouvernement doit être rejetée.
49. En ce qui concerne l’argument du Gouvernement selon lequel l’amende infligée aux requérants ne relève pas du droit pénal, la Cour rappelle qu’en vertu de sa jurisprudence constante, l’existence d’une « accusation en matière pénale » doit s’apprécier sur la base de trois critères, que l’on désigne couramment sous le nom de « critères Engel » (Engel et autres c. Pays-Bas, 8 juin 1976, § 82, série A no 22 ; voir aussi, Jussila c. Finlande [GC], no 73053/01, §§ 30-31, CEDH 2006‑XIV).
50. En l’espèce, elle constate qu’en vertu de l’article 322 du code pénal, les requérants risquaient de se voir infliger une peine de prison pour la participation à une rixe (paragraphe 28 ci-dessus). Elle note également que l’amende litigieuse a été infligée sur la base d’une règle de droit énoncée dans le code pénal (paragraphe 29 ci-dessus). Cette règle vise à assurer l’ordre public en sanctionnant les rixes. À ce titre, elle s’adresse à tous les citoyens et non à un groupe déterminé ayant un statut particulier.
51. Par ailleurs, l’amende infligée aux requérants ne tendait pas à la réparation pécuniaire d’un préjudice mais visait essentiellement un but dissuasif et punitif.
52. La Cour estime donc que cette amende présente le caractère punitif propre aux sanctions pénales.
53. Dès lors, l’article 6 de la Convention trouve à s’appliquer en l’espèce sous son volet pénal.
54. Constatant que le grief n’est pas manifestement mal fondé ni irrecevable pour un autre motif visé à l’article 35 de la Convention, la Cour le déclare recevable.
55. Les requérants se plaignent de ne pas avoir bénéficié d’un procès équitable. Ils allèguent qu’ils se sont vu infliger une amende sur la base d’un dossier auquel ils n’ont pas eu accès (paragraphe 25 ci-dessus), que le juge de la chambre préliminaire n’a pas tenu compte de leurs arguments et qu’il a rejeté leur appel sans les entendre en personne (paragraphe 28 ci-dessus).
56. Le Gouvernement estime que la procédure de contestation de l’amende s’est déroulée dans le respect des garanties fondamentales du procès équitable. Il affirme que le juge de la chambre préliminaire a confirmé la décision du parquet à l’issue d’un raisonnement motivé reposant sur les pièces du dossier de l’enquête.
57. La Cour rappelle que lorsqu’une instance d’appel est amenée à connaître d’une affaire en fait et en droit et à étudier dans son ensemble la question de la culpabilité ou de l’innocence d’un justiciable, l’équité du procès commande qu’elle ne décide pas de ces questions sans apprécier directement les témoignages présentés en personne par l’accusé qui soutient qu’il n’a pas commis l’acte tenu pour une infraction pénale (Constantinescu c. Roumanie, no 28871/95, § 55, CEDH 2000‑VIII).
58. Elle rappelle également que ceux qui ont la responsabilité de décider de la culpabilité ou de l’innocence d’un accusé doivent, en principe, être en mesure d’entendre les témoins en personne et d’évaluer leur fiabilité. L’évaluation de la fiabilité d’un témoin est une tâche complexe qui ne peut généralement pas être menée à bien par la simple lecture de déclarations écrites (Dan c. Moldova, no 8999/07, § 33, 5 juillet 2011).
59. En l’espèce, l’étendue des pouvoirs du juge de la chambre préliminaire, en tant qu’instance de contrôle d’une décision de classement sans suite pénale, est définie à l’article 341 § 6 du code de procédure pénale (paragraphe 30 ci-dessus). En vertu de cet article, la personne intéressée peut contester la décision de classement sans suite pénale devant le juge de la chambre préliminaire. Ce dernier est amené à examiner l’affaire en fait et en droit. Il peut ainsi confirmer ou infirmer la décision du parquet, ou encore modifier la base juridique du classement sans suite pénale (paragraphe 30 ci-dessus).
60. La Cour estime donc qu’en examinant la légalité et le bien-fondé du classement sans suite pénale, le juge de la chambre préliminaire se prononce sur la question de la culpabilité ou de l’innocence du justiciable concerné.
61. Revenant aux faits de l’espèce, elle note que les requérants ont contesté devant le juge de la chambre préliminaire le bien-fondé de l’ordonnance du parquet par laquelle ils avaient été condamnés à une amende pour participation à une rixe (paragraphe 24 ci-dessus). Ils ont mis en doute la crédibilité de plusieurs témoins dont les déclarations avaient fondé l’ordonnance du parquet (paragraphe 27 ci-dessus). De plus, ils ont soutenu que l’enquête avait été superficielle et ils se sont plaints du refus du parquet de les autoriser à accéder aux pièces du dossier (paragraphes 26 et 27 ci-dessus).
62. Le juge de la chambre préliminaire a estimé que la conclusion du parquet était conforme aux éléments du dossier (paragraphe 28 ci-dessus) et il a rejeté la contestation des requérants sans répondre à aucun de leurs arguments et sans même entendre les intéressés (paragraphe 28 ci-dessus).
63. La Cour estime que ce faisant, ce juge qui a statué en dernier lieu sur l’accusation de participation à une rixe et confirmé la sanction infligée aux requérants a sensiblement restreint leurs droits à la défense.
64. Partant, il y a eu violation de l’article 6 § 1 de la Convention.
III. SUR L’APPLICATION DE L’ARTICLE 41 DE LA CONVENTION
65. Aux termes de l’article 41 de la Convention :
66. Les requérants demandent 383 euros (EUR) au titre du préjudice matériel qu’ils estiment avoir subi. Ils exposent que cette somme correspond au montant de 308 EUR qu’ils ont payé au titre de l’amende, plus 75 EUR représentant le coût des expertises médico-légales.
67. Ils demandent également 10 000 euros (EUR) pour dommage moral, et 4 716 EUR au titre des frais et dépens engagés dans le cadre des procédures menées devant les juridictions internes et devant la Cour. À l’appui de leur demande, ils présentent des reçus attestant du paiement d’honoraires d’avocat d’un montant total de 2 716 EUR. Ils précisent que la somme de 2 000 EUR représente « des honoraires à verser en cas de succès de la démarche engagée devant la Cour européenne ».
68. Le Gouvernement s’oppose à ces prétentions.
69. La Cour constate que les requérants ont engagé des frais médicaux pour faire constater les lésions qu’ils avaient subies et étayer leur plainte pénale (paragraphes 6-9 ci-dessus). Il s’agit donc des frais et dépens engagés dans le cadre de la procédure menée devant les juridictions internes. Dès lors, la Cour estime qu’il convient de tenir compte de la demande de remboursement du coût des expertises médicales dans la partie concernant les frais et dépens (paragraphe 75 ci-dessous).
70. En ce qui concerne la somme de 308 EUR réclamée à titre de remboursement des amendes, la Cour a certes constaté que ces amendes avaient été infligées aux requérants à l’issue d’une procédure qui n’avait pas respecté les garanties du procès équitable (paragraphe 63 ci-dessus), mais elle ne saurait spéculer sur ce qu’aurait été l’issue de cette procédure si la violation constatée n’avait pas eu lieu (voir, mutatis mutandis, Alexe c. Roumanie, no 66522/09, § 48, 3 mai 2016).
71. Observant que le code de procédure pénale permet la révision d’un procès au niveau interne lorsqu’elle a constaté la violation des droits et libertés fondamentaux d’un requérant (Mischie c. Roumanie, no 50224/07, § 50, 16 septembre 2014 , et Pătraşcu c. Roumanie, no 7600/09, § 58, 14 février 2017) et que les requérants peuvent s’en prévaloir s’ils le souhaitent, la Cour juge qu’il n’y a pas lieu d’accorder aux intéressés d’indemnité pour dommage matériel au titre des amendes qu’ils ont été condamnés à payer.
72. En revanche, elle estime qu’ils ont subi un préjudice moral certain en raison d’une part de l’absence d’enquête effective sur les violences qu’ils ont subies et d’autre part de leur condamnation. Compte tenu de la nature des violations constatées, elle leur alloue 10 000 EUR, plus tout montant pouvant être dû sur cette somme à titre d’impôt, pour préjudice moral.
73. Elle rappelle par ailleurs que selon sa jurisprudence, un requérant ne peut obtenir le remboursement de ses frais et dépens que dans la mesure où se trouvent établis leur réalité, leur nécessité et le caractère raisonnable de leur taux.
75. En l’espèce, compte tenu des documents dont elle dispose, la Cour estime raisonnable la somme de 2 600 EUR tous frais confondus, plus tout montant pouvant être dû sur cette somme à titre d’impôt, et l’accorde aux requérants.
76. Enfin, elle juge approprié de calquer le taux des intérêts moratoires sur le taux d’intérêt de la facilité de prêt marginal de la Banque centrale européenne majoré de trois points de pourcentage.
PAR CES MOTIFS, LA COUR, À L’UNANIMITÉ,
1. Déclare la requête recevable ;
2. Dit qu’il y a eu violation de l’article 3 de la Convention ;
3. Dit qu’il y a eu violation de l’article 6 § 1 de la Convention ;
4. Dit
a) que l’État défendeur doit verser aux requérants, dans un délai de trois mois, les sommes suivantes, à convertir dans la monnaie de l’État défendeur au taux applicable à la date du règlement :
i. 10 000 EUR (dix mille euros), plus tout montant pouvant être dû sur cette somme à titre d’impôt, pour dommage moral ;
ii. 2 600 EUR (deux mille six cents euros), plus tout montant pouvant être dû sur cette somme par les requérants à titre d’impôt, pour frais et dépens ;
b) qu’à compter de l’expiration dudit délai et jusqu’au versement, ces montants seront à majorer d’un intérêt simple à un taux égal à celui de la facilité de prêt marginal de la Banque centrale européenne applicable pendant cette période, augmenté de trois points de pourcentage ;
5. Rejette le surplus de la demande de satisfaction équitable.
Fait en français, puis communiqué par écrit le 16 novembre 2021, en application de l’article 77 §§ 2 et 3 du règlement.
Ilse Freiwirth Gabriele Kucsko-Stadlmayer
Greffière adjointe Président