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You are here: BAILII >> Databases >> European Court of Human Rights >> ERTASAY MADENCILIK c. TURKIYE - 72099/10 (Judgment : Article 1 of Protocol No. 1 - Protection of property : Second Section Committee) French Text [2022] ECHR 1069 (13 December 2022) URL: http://www.bailii.org/eu/cases/ECHR/2022/1069.html Cite as: [2022] ECHR 1069, ECLI:CE:ECHR:2022:1213JUD007209910, CE:ECHR:2022:1213JUD007209910 |
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DEUXIÈME SECTION
AFFAIRE ERTAŞAY MADENCİLİK c. TÜRKİYE
(Requête n o 72099/10)
ARRÊT
STRASBOURG
13 décembre 2022
Cet arrêt est définitif. Il peut subir des retouches de forme.
En l'affaire Ertaşay Madencilik c. Türkiye,
La Cour européenne des droits de l'homme (deuxième section), siégeant en un comité composé de :
Egidijus Kūris
, président
,
Pauliine Koskelo,
Frédéric Krenc
, juges
,
et de Dorothee von Arnim,
greffière adjointe
de section
,
Vu la requête (n o 72099/10) dirigée contre la République de Türkiye et dont un ressortissant de cet État, la société Ertaşay Madencilik (« la requérante »), ayant son siège social à Adana, représentée par M e C. Hazar Güzel, avocate à Adana, a saisi la Cour le 8 novembre 2010 en vertu de l'article 34 de la Convention de sauvegarde des droits de l'homme et des libertés fondamentales (« la Convention »),
Vu la décision de porter la requête à la connaissance du gouvernement turc (« le Gouvernement »), représenté par son agent, M. Hacı Ali Açıkgül, chef du service des droits de l'homme du ministère de la Justice,
Vu les observations des parties,
Vu la décision par laquelle la Cour a rejeté l'opposition du Gouvernement à l'examen de la requête par un comité,
Après en avoir délibéré en chambre du conseil le 22 novembre 2022,
Rend l'arrêt que voici, adopté à cette date :
OBJET DE L'AFFAIRE
1.
La requête concerne la saisie des engins de construction de la société requérante et la durée du maintien de cette mesure provisoire.
2.
La requérante avait obtenu des autorités compétentes une licence et une autorisation d'exploitation d'une mine située en zone forestière. Elle s'était également vu octroyer, par l'administration en charge des forêts, une autorisation d'activité (ci-après «
autorisation forestière
»).
3.
Le 13 juin 1997, elle fut informée par l'administration des forêts que son autorisation forestière était arrivée à échéance en février 1997, que son activité minière dans la zone était illégale depuis ce moment et qu'une poursuite de l'activité l'exposerait à des procédures judiciaires.
4 . Le même jour, la requérante déposa une demande d'autorisation forestière. Pareille autorisation lui fut octroyée le 2 septembre 1997, avec effet à partir du 24 septembre 1997.
5.
Entre-temps, le 18 août 1997, lors d'une inspection des lieux, l'administration des forêts avait constaté que la requérante poursuivait son activité sans autorisation et elle avait saisi une perforatrice sur roue, une excavatrice et un compresseur, lesquels constituaient selon elle les instruments de l'infraction.
6 . Le 18 septembre 1997, la requérante demanda que les machines, qui avaient été placées entre les mains d'un séquestre, lui fussent remises en échange d'un engagement écrit de les restituer aux autorités si une décision judiciaire de confiscation des engins venait à être rendue ultérieurement.
7.
L'administration demanda alors à la chambre de commerce d'Adana de faire porter au registre des engins de chantier («
le registre
») une annotation interdisant la vente ou le transfert des machines en question au motif qu'elles étaient susceptibles d'être confisquées à l'issue d'une procédure pénale.
8.
La chambre de commerce indiqua en retour que les engins saisis n'étaient pas immatriculés au registre.
9 . Cet échange ne semble pas avoir été porté à la connaissance de la requérante, et la demande de restitution qui avait été formulée par l'intéressée le 18 septembre 1997 (paragraphe 6 ci-dessus) demeura sans réponse.
10.
Statuant dans le cadre de poursuites pénales diligentées contre la requérante, le tribunal d'instance pénal d'Aladağ («
le TIP
»), par une ordonnance du 1
er
juillet 1999, se déclara incompétent, estimant que les faits reprochés à l'intéressée étaient passibles d'une amende administrative.
11 . Par un jugement du 23 décembre 1999, le TIP rejeta par ailleurs la demande de confiscation qui avait été introduite par l'administration, expliquant que la requérante avait versé un dépôt de garantie pour couvrir une indemnité de reboisement, que l'administration ne lui avait pas notifié d'amende et que, par conséquent, aucune infraction ne pouvait être constatée. Il ordonna en conséquence la restitution des engins à la requérante.
12.
L'administration forma contre le jugement un pourvoi qui fut rejeté par la Cour de cassation le 1
er
novembre 2000. Les engins saisis furent restitués le 6 février 2001.
13.
La requérante initia alors une action en indemnisation, qui donna lieu à l'exercice de plusieurs voies de recours avant d'être finalement rejetée. Si les tribunaux estimèrent que la requérante avait en principe droit à une indemnisation du préjudice subi à raison de la non-restitution des engins à partir du 24 septembre 1997 - date de la prise d'effet de l'autorisation forestière (voir paragraphe 4 ci-dessus) - ils considérèrent que l'intéressée avait commis une faute lourde. Selon leur analyse, l'administration avait cherché à restituer à la requérante les engins placés sous séquestre mais le défaut d'immatriculation de ceux-ci au registre l'en avait empêchée, en mettant obstacle à l'inscription au registre d'une interdiction d'aliénation des engins, propre à garantir leur disponibilité en cas de décision de confiscation. Il en découlait que la requérante était à l'origine d'une faute ayant conduit au dommage qu'elle avait subi, et qu'elle ne pouvait dès lors prétendre à une indemnité.
14.
Invoquant diverses dispositions de la Convention, la requérante se plaint de la durée - près de trois ans et demi - de la période pendant laquelle elle a été privée de ses machines, ainsi que de l'absence d'indemnisation du préjudice en étant résulté. Elle expose que le maintien de la saisie l'a empêchée de poursuivre son activité et qu'il a bouleversé sa situation économique en la contraignant à céder des unités de traitement des produits miniers. Elle reproche en outre aux tribunaux de lui avoir attribué la responsabilité exclusive du maintien de la saisie.
APPRÉCIATION DE LA COUR
15.
La Cour estime que la requête appelle un examen sous l'angle exclusif de l'article 1 du Protocole n
o
1 à la Convention.
16.
Constatant qu'elle n'est pas manifestement mal fondée ni irrecevable pour un autre motif visé à l'article 35 de la Convention, la Cour déclare la requête recevable.
17.
Les principes généraux concernant les saisies de biens et leur conformité à l'article 1 du Protocole n
o
1 à la Convention ont été exposés notamment dans l'affaire
Łysak c. Pologne
(n
o
1631/16, §§ 75-78, 7 octobre 2021).
18.
La Cour estime que la saisie des engins de la requérante et le maintien de cette mesure constituent une mesure de règlementation de l'usage des biens au sens du second paragraphe de l'article 1 du Protocole n
o
1. Elle observe qu'aucune question ne se pose sur le terrain de la légalité et de la légitimité de l'ingérence et estime que le point saillant de l'affaire concerne la proportionnalité.
19.
Les engins de la requérante ont été initialement saisis sur décision administrative dans le triple but de garantir l'exécution d'une éventuelle décision judiciaire de confiscation ainsi que le paiement d'une indemnité de reboisement et d'éviter la poursuite de l'infraction. Cette mesure a été maintenue pendant presque trois ans et demi.
20 . À cet égard, la Cour observe que le 2 septembre 1997, peu de temps après la saisie, la requérante a obtenu une autorisation forestière qui la mettait en mesure de poursuivre son activité minière en zone forestière sans enfreindre la réglementation. L'intéressée a par ailleurs consigné une somme d'argent pour garantir le paiement de l'indemnité de reboisement. Enfin, par des décisions du 1 er juillet et du 23 décembre 1999 respectivement, le TIP s'est déclaré incompétent pour connaître des poursuites pénales engagées contre la requérante et il a rejeté la demande de confiscation introduite par l'administration.
21.
Si le Gouvernement indique que du fait du pourvoi formé par l'administration le jugement de première instance ordonnant la restitution n'était pas exécutoire, la Cour observe que l'article 84 alinéa 9 de la loi n
o
6813 relative aux forêts énonçait à l'époque des faits que
les engins saisis devaient être restitués «
immédiatement
en cas de jugement favorable à l'accusé
», et qu'il ne prévoyait pas que le jugement dût être définitif.
22.
Elle note qu'après les développements décrits au paragraphe 20, les motifs ayant justifié la saisie se sont trouvés affaiblis. Le seul motif qui demeurait était celui tenant à la nécessité de garantir l'exécution d'une décision de confiscation qui aurait pu être prise par les tribunaux après un éventuel arrêt de la Cour de cassation annulant le jugement du TIP du 23
décembre 1999. Aux yeux de la Cour, il s'agit là d'un motif de faible poids face au préjudice causé à la requérante par le maintien de la saisie.
23.
Les tribunaux saisis de la demande d'indemnisation ont estimé que c'était le défaut d'immatriculation des engins qui avait constitué le motif de la non-restitution. D'après eux, la délivrance de l'autorisation forestière aurait dû en principe conduire à la restitution des engins, sous réserve de l'inscription au registre d'une interdiction d'aliénation, propre à garantir la disponibilité des machines en cas de confiscation. Or, l'absence d'immatriculation ayant rendu impossible pareille inscription, les tribunaux ont considéré que le maintien de la mesure était dû à une faute lourde de la requérante, qui n'avait pas fait immatriculer les engins. Ils ont par conséquent refusé d'indemniser l'intéressée du préjudice étant résulté du maintien de la mesure litigieuse.
24.
La Cour note en premier lieu qu'en soi l'absence d'immatriculation était un obstacle non pas à la restitution des biens, mais à l'inscription d'une mention au registre.
25.
Elle relève que si l'administration a maintenu la mesure de saisie en raison de l'absence d'immatriculation, elle n'a jamais informé la requérante de la situation, ni du fait qu'elle était disposée à lui restituer les engins si l'intéressée les faisait immatriculer. De fait, l'administration n'a donné aucune suite, ni favorable ni défavorable, à la demande de restitution formulée par la requérante (voir paragraphe 9 ci-dessus).
26.
La Cour observe par ailleurs que la requérante affirme que les engins avaient été acquis le 30 juin 1997 et qu'à la date de leur saisie le délai de trois mois pour les faire immatriculer n'était pas encore échu. Elle note néanmoins que la circonstance que les engins avaient été saisis n'empêchait pas leur immatriculation.
27.
Cela étant, elle estime que ce seul élément ne saurait suffire à justifier l'imputation à la requérante de la responsabilité exclusive du maintien de la mesure, l'intéressée n'ayant pas été informée par l'administration.
28.
Il découle de l'ensemble des éléments qui précèdent que la requérante a dû supporter une charge excessive et que le juste équilibre entre les exigences de l'intérêt général et les impératifs de la sauvegarde des droits fondamentaux de l'individu a été rompu.
29.
Il y a donc eu violation de l'article 1 du Protocole n
o
1.
APPLICATION DE L'ARTICLE 41 DE LA CONVENTION
30.
La requérante réclame 700
000 euros (EUR) pour dommage matériel et 100
000 EUR pour dommage moral.
31.
La Cour rappelle qu'elle a déjà jugé que, dans les affaires concernant l'État défendeur qui touchent au droit de propriété, le droit national permet d'effacer les conséquences d'une violation constatée par elle (
Kaynar
et autres c. Turquie
, n
os
21104/06et 2 autres, §§ 64-82, 7 mai 2019). Elle estime dès lors qu'il n'est pas nécessaire de se prononcer sur la demande d'indemnisation présentée par les requérants. Elle juge par conséquent qu'il ne se justifie plus de poursuivre l'examen de la requête (article 37 § 1 c) de la Convention). Elle considère par ailleurs qu'il n'existe pas en l'espèce de circonstances spéciales touchant au respect des droits de l'homme garantis par la Convention et ses Protocoles qui exigeraient la poursuite de l'examen de la requête (article 37 § 1
in fine
). Elle précise qu'elle est parvenue à cette conclusion en tenant compte de
la
faculté dont elle dispose de réinscrire la requête au rôle, en vertu de l'article 37 § 2 de la Convention, si elle venait à estimer que les circonstances le justifient (
Saraç et autres c. Turquie
, n
o
23189/09, § 122, 30 mars 2021).
32.
En conclusion, il y a lieu de rayer du rôle la partie de la requête relative à la demande pour dommage matériel et pour dommage moral formulée sur le terrain de l'article 41 de la Convention.
33.
La requérante sollicite également 10
000 EUR au titre des frais et dépens qu'elle dit avoir engagés. Constatant que la demande n'est accompagnée d'aucun justificatif pertinent, la Cour la rejette (comparer
Altay c.
Turquie
(n
o
2), n
o
11236/09, §§ 84 et 87, 9 avril 2019).
PAR CES MOTIFS, LA COUR, À L'UNANIMITÉ,
Fait en français, puis communiqué par écrit le 13 décembre 2022, en application de l'article 77 §§ 2 et 3 du règlement.
Dorothee von Arnim
Egidijus Kūris
Greffière adjointe
Président