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European Court of Human Rights


You are here: BAILII >> Databases >> European Court of Human Rights >> RTBF v. BELGIUM (No. 2) - 417/15 (Judgment : Article 10 - Freedom of expression-{general} : Second Section) French Text [2022] ECHR 1076 (13 December 2022)
URL: http://www.bailii.org/eu/cases/ECHR/2022/1076.html
Cite as: CE:ECHR:2022:1213JUD000041715, [2022] ECHR 1076, ECLI:CE:ECHR:2022:1213JUD000041715

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DEUXIÈME SECTION

AFFAIRE RTBF c. BELGIQUE (No 2)

(Requête no 417/15)

 

 

 

ARRÊT

Art 10 • Liberté d’expression • Condamnation civile pour avoir violé les droits au respect de la vie privée et à la présomption d’innocence de deux personnes à la suite de la diffusion d’un reportage portant sur leurs agissements suspects impliquant d’éventuels abus sexuels à l’égard d’enfants • Motifs pertinents mais non suffisants • Absence de rapport raisonnable de proportionnalité malgré le caractère léger de la sanction infligée

 

STRASBOURG

13 décembre 2022

 

 

 

Cet arrêt deviendra définitif dans les conditions définies à l’article 44 § 2 de la Convention. Il peut subir des retouches de forme.


En l’affaire RTBF c. Belgique (no 2),


La Cour européenne des droits de l’homme (deuxième section), siégeant en une Chambre composée de :

          Arnfinn Bårdsen, président,
          Jovan Ilievski,
          Georges Ravarani,
          Egidijus Kūris,
          Diana Sârcu,
          Davor Derenčinović, juges,
          Stefaan Smis, juge ad hoc,
et de Dorothee von Arnim , greffière adjointe de section,


Vu :


la requête (no 417/15) dirigée contre le Royaume de Belgique et dont une entreprise publique autonome de cet État, la Radio-télévision belge de la communauté française (RTBF) (« la requérante ») a saisi la Cour en vertu de l’article 34 de la Convention de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales (« la Convention ») le 22 décembre 2014,


la décision de porter la requête à la connaissance du gouvernement belge (« le Gouvernement »),


les observations des parties,


le déport de M. Frédéric Krenc, juge élu au titre de la Belgique (article 28 du règlement de la Cour) et la décision du président de la chambre de désigner M. Stefaan Smis pour siéger en qualité de juge ad hoc (article 29 § 1 a) du règlement) ;


Après en avoir délibéré en chambre du conseil le 22 novembre 2022,


Rend l’arrêt que voici, adopté à cette date :

INTRODUCTION


1.  La requête concerne la condamnation civile de la requérante pour avoir violé le droit au respect de la vie privée et le droit à la présomption d’innocence de deux personnes à la suite de la diffusion d’un reportage portant sur les agissements suspects desdites personnes impliquant d’éventuels abus sexuels à l’égard des enfants.

EN FAIT


2.  La requérante est une personne morale de droit belge dont le siège est à Bruxelles. Elle a été représentée par Me J. Englebert, avocat à Bruxelles.


3.  Le Gouvernement a été représenté par son agente, Mme I. Niedlispacher, du service public fédéral de la Justice.

I.        LE REPORTAGE DU 24 JANVIER 2006 ET SON CONTEXTE


4.  Le 24 janvier 2006, la requérante diffusa, dans le cadre de l’émission « Questions à la Une », un reportage de cinquante-deux minutes conduit par le journaliste D. et portant sur les agissements de M. M.V. et de son épouse Mme B.G. (« les époux V. »). Le reportage visait notamment à établir le rôle des époux V. dans l’organisation des rencontres privées de lutte féminine avec la participation de jeunes filles partiellement dénudées qui s’étaient déroulés en février 2005 dans le gymnase de l’athénée royal de Jemelle, un établissement scolaire à Rochefort. Ce reportage fut par ailleurs annoncé, avec diffusion de quelques séquences, lors des journaux télévisés diffusés par la requérante les 19, 20, 21 et 24 janvier 2006. Le reportage fut également rediffusé sur la chaîne TV5 et RTBF Sat. Au moment de la diffusion de l’émission, une enquête judiciaire portant sur ces faits était en cours même si aucune inculpation n’avait encore eu lieu.


5.  Le reportage fut préparé par le journaliste D. qui, en septembre 2005, prit connaissance de la plainte de V. B., une jeune fille scolarisée à l’athénée, qui s’était rendue dans un centre de planning familial pour se plaindre des agissements des époux V. Le médecin du centre qui accueillit V.B. était la compagne du journaliste D. Selon la requérante, V.B., sur conseil du médecin, s’adressa ensuite au journaliste D. qui décida de mener une enquête journalistique. Il interviewa V.B. ainsi que trois autres jeunes filles désirant garder l’anonymat. Au cours de son enquête, il découvrit l’existence de matchs de lutte féminine incluant entre autres l’enregistrement de cassettes vidéo à caractère sexuel et leur commercialisation ainsi que l’implication des époux V. dans cette activité (voir paragraphes 8 et 11 ci‑dessous).


6.  Après le dépôt de plainte officielle à la police par V. B., le journaliste D. fut averti, par un informateur judiciaire, d’une perquisition qui devait avoir lieu au domicile des époux V. Le 20 octobre 2005, le journaliste et son équipe épièrent l’arrivée des policiers pour la perquisition et filmèrent M. M.V. à la porte de son domicile au moment où des agents de police y entraient. Le journaliste interrogea les voisins sur leur connaissance du couple et sur leur connaissance de l’activité de lutte féminine à laquelle ils se livraient.


7.  Quelque temps après la perquisition, en possession des informations données par V. B. ainsi que par d’autres jeunes filles, le journaliste D. demanda une interview aux époux V. que ceux‑ci acceptèrent.


8.  L’interview révélait que les époux V. organisaient à leur domicile des rencontres qu’ils appelaient des « matchs de lutte féminine » avec des jeunes femmes souvent dénudées et que certaines jeunes femmes acceptaient de participer, contre rémunération, à des « matchs mixtes » avec des hommes dénommés « sponsors » ainsi que d’être filmées lors desdits matchs. Lors de l’interview, M. M.V. reconnut une certaine forme de libertinage entre adultes consentants. Il nia avoir forcé les jeunes filles à participer dénudées ou à être filmées.


9.  Les séquences diffusées lors du journal télévisé du 19 janvier 2006 comportaient les passages suivants :

« [Présentateur]. “Bonsoir à tous. Avant toute chose, nous ouvrons ce journal sur une affaire de mœurs inquiétante. Un des volets du dossier s’est déroulé à l’athénée royal de Jemelle à Rochefort. Il semble que des mineurs d’âge aient participé, entre autres, à une soirée de lutte dans le hall omnisports de l’école. Ces jeunes filles étaient seins nus, les enquêteurs soupçonnent une affaire de trafic d’êtres humains. Certaines images peuvent heurter.

[Voix du journaliste D.] 20 octobre dernier. Perquisitions chez [les époux V.]. Le couple est resté durant 24 heures en garde à vue. À ce jour, ils ne sont pas inculpés et clament leur innocence. La police, qui a rempli une camionnette entière de pièces à conviction dont un grand nombre de cassettes vidéo, les soupçonne de trafic d’êtres humains, de viols et de pédophilie. Les policiers se demandent si [les époux V.] ne sont pas un des maillons d’un commerce international très lucratif de vente de cassette hard et si, sous couvert de lutte féminine, ne se cache pas un réseau international de prostitution.

[Présentateur] (...) [v]ous réalisez cette enquête pour « Questions à la Une ». Les perquisitions ont eu lieu en octobre, pourquoi en parler seulement maintenant ? »

[Journaliste D.] - En effet, j’ai été au courant de cette affaire, disons, depuis fin septembre début octobre mais nous, nous n’avons pas voulu mettre les jeunes filles en danger d’une part et on ne voulait pas non plus court-circuiter la justice. Nous pensons que dans une affaire comme ça, qui nécessite une enquête très difficile et très longue, on devait respecter un certain temps avant de [la] révéler.

[Présentateur] (...) [e]n quoi cette affaire est-elle particulièrement (...) dangereuse ?

[Journaliste D.] - Écoutez, au stade de l’enquête, il y a déjà six jeunes filles qui ont témoigné contre [M. M.V.], ensuite, si ça se confirme et, il semble bien que cela se confirme, cette affaire dure depuis des années et des années. De très nombreuses jeunes filles de Rochefort ont [lutté] chez [M. M.V.] alors qu’elles étaient mineures. Combien d’entre elles ont-elles été entrainées dans la « lutte fun » comme l’on dit ? Eh bien l’enquête va le montrer et probablement que de nouveaux témoignages vont permettre, je pense, d’éclairer cette affaire. »


10.  Les séquences diffusées lors du journal télévisé du 20 janvier 2006 comportaient les passages suivants :

« [Journaliste] L’école a prêté cette salle au Club de lutte féminine sans savoir vraiment ce qu’il allait s’y passer. La Justice dinantaise chargée de cette affaire ne souhaite pas s’exprimer pour le moment. Six personnes ont été entendues. Deux d’entre elles, ainsi que la Communauté française se sont d’ores et déjà constituées partie civile ».


11.  Les parties pertinentes en l’espèce du reportage du 24 janvier 2006 se lisent comme suit :

(...)

« [Voix off] : Cet homme est au centre de toute l’affaire. Qui est-il ? Préfet [1] ou pervers ? Docteur Jekill ou Mister Hyde ? C’est notre première question.

[Journaliste D.] : C’est ici chez le Délégué général aux Droits de l’Enfant. [Le délégué] estime très grave l’affaire révélée jeudi dernier par la RTBF.

À Rochefort, depuis de longues années, bon nombre d’adolescentes, souvent mineures, ont été entraînées à pratiquer la lutte féminine par un ancien préfet d’Athénée. Ce très curieux pédagogue a ensuite amené certaines de ces jeunes filles dans des exhibitions érotiques et des pratiques sexuelles qui ont été filmées et vendues en vidéo cassettes. Ces dérives ont entraîné chez certaines jeunes filles des pratiques humiliantes et dégradantes psychologiquement et physiquement dangereuses. Certaines images de notre enquête peuvent être choquantes. À vous juger de l’intérêt pour vos enfants de regarder cette émission. Concernant l’ex-pédagogue dont nous parlons ce soir, notre question est « Préfet ou pervers ? Dr Jekill ou Mister Hyde » ?

(...)

[Journaliste D.] Rochefort. Célèbre pour son Festival du rire. Ici, [M. M.V.], ex-préfet d’Athénée, est un notable. Moins que Raymond Devos bien sûr, statufié lui ici de son vivant. Face à la Maison de la Culture, l’humoriste peut entendre [M. M.V.] présenter le thème de la prochaine conférence de la Vigne Philosophe.

[Séquence démontrant M. M.V. sur scène] Bonsoir Mesdames, bonsoir Mesdemoiselles, bonsoir Messieurs, un conférencier qui est dans la salle et que je remercie d’être là viendra nous entretenir de l’art de jouir de la vie selon Michel Onfray.

[Journaliste D.] Après la causerie, dégustation payante de vins de la Vigne Philosophe sélectionnés par [M. M.V.] et débouchés par son beau-frère, professeur d’éducation physique. Raymond Devos est interloqué. Lui-même amateur de bons vins et aimant jouir de la vie ne comprend pas ce qu’on lui veut à cet homme de culture rochefortois. Des policiers perquisitionnent sa maison de fond en comble. Ils remplissent une camionnette entière de dossiers, agendas, disquettes d’ordinateur, comptes en banque et cassettes vidéo. L’ex-directeur d’école est en garde à vue durant 24 heures. Alors cela serait-il en rapport avec l’autre passion de [M. M.V.] ? La lutte féminine ?

(...)

[Journaliste D.] [M. M.V.] et [Mme B.G.], son épouse, ont accepté de répondre à mes questions dans ce qu’ils appellent « leur petit gymnase ».

(...)

[Début de l’interview]

[Journaliste D.] : (...) le 20 octobre dernier, il y a eu une perquisition de police où on a filmé d’ailleurs, nous étions là. Pourquoi ils étaient là les policiers ?

[M. M.V.] : Pourquoi ? Ils m’ont parlé de traite des êtres humains. Ils m’ont parlé de drogues, d’organisation criminelle, donc c’était des charges lourdes qui m’étonnaient vraiment. On parlait de viols, de pédophilie.

[Journaliste D.] : Donc, tout ça était, si j’ose dire, dans l’acte d’accusation ?

[M. M.V.] : Oui dans l’acte d’accusation qui a justifié la perquisition.

[Journaliste D.] : Vous contestez, j’imagine, ces allégations ?

[M. M.V.] : Absolument, complètement et farouchement.

(...)

[Journaliste D.] : Confirmation aussi de ces soi-disant matchs mixtes privés de lutte organisés par [M. M.V.] en février 2005 au hall omnisports mais aussi chez lui depuis de très nombreuses années. Bon nombre de jeunes élèves rochefortoises ont été initiées à la lutte dans le grenier du très particulier pédagogue, mais en septembre dernier, [V. B.] a le courage d’en avertir la direction de l’école.

[Directrice de l’Athénée] : Elle m’a expliqué. Elle avait des photos qu’elle avait tirées d’Internet. Elle m’a expliqué notamment que, selon elle, quand elle se déshabillait, on prenait déjà des photos, qu’on la poussait à être pratiquement nue, que quand elle luttait c’était topless.

[Journaliste D.] : Et qu’est-ce que vous avez fait alors ?

[Directrice de l’Athénée] : Là, je lui ai dit que c’était alors très grave si c’était vrai et que de mon côté, je vais d’abord m’informer.

[Journaliste D.] : Alors c’était en septembre. Vous vous êtes informée ?

[Directrice de l’Athénée] : Oui. C’était un vendredi. Le soir en rentrant chez moi, j’ai fait des recherches sur Internet mais je n’ai abouti à rien. C’est-à-dire si. La conviction que j’ai obtenue, c’est qu’effectivement ce tournoi où qu’il ait eu lieu d’ailleurs, n’était pas un tournoi de lutte sportive, ça me semblait évident, mais je n’ai jamais vu le nom de l’Athénée cité sur aucun des documents que je trouvais sur internet. J’ai demandé dès le vendredi au nouvel administrateur de chercher dans tous les documents s’il retrouvait une trace d’une convention signée avec un club de lutte féminine, le club de lutte féminine de Rochefort.

[Journaliste D.] : Il n’y avait rien ?

[Directrice de l’Athénée] : Mais lui n’a rien retrouvé. Je n’ai jamais imaginé qu’on avait pu prêter les locaux sans que je le sache. C’est moi qui suis responsable ici.

[Journaliste D.] : Donc, vous n’avez pas cru [V. B.] ?

[Directrice de l’Athénée] : Non, j’ai fait confiance au fonctionnement de l’établissement.

(...)

[Journaliste D.] : Cette cassette payée 60,00 € fut livrée 3 jours après. On y découvre les quatre jeunes filles dont une mineure, toutes initiées à la lutte fun par le pédagogue humaniste de Rochefort. Maillon efficace d’un réseau bien organisé. C’est [M. M.V.] qui a mis sur pied leur voyage depuis la Belgique jusqu’à Lisbonne pour y enregistrer ce genre de vidéo.

[V.B.] : Nous, on croyait, enfin on croyait que c’était un tournoi de lutte. On ne savait pas que nos cassettes allaient être vendues parce que [M. M.V.] nous a dit « oui c’est un couple qui adore faire la lutte et tout ça. Vous allez lutter pour eux et tout ça ». Mais on savait pas qu’on avait des déguisements à mettre, des trucs comme ça quoi.

[Journaliste D.] : Et avant ce match, tu avais bu une espèce de ?

[V.B.] : Oui, on avait bu. On a [bu] des boissons.

[Journaliste D.] : Qui sont vraiment énergisantes mais qui te mettent un peu dans un état second, comme ça ?

[V.B.] : Mais moi, je me sens plus forte, quoi. La fille qui a gagné doit toucher les seins de l’autre ou mettre sa main sur le sexe ou lui lécher les pieds, c’est tous des trucs que les hommes aiment, enfin il y a des hommes qui aiment bien. On doit faire des trucs de sexe, quoi.

[Journaliste D.] : Quelle impression ça te fait de te voir comme ça ?

[V.B.] : J’ai honte.

[Journaliste D.] : C’est vrai ?

[V.B.] : Oui. J’ai vraiment honte. Et de savoir que n’importe qui peut avoir ces cassettes-là, ça me fait peur aussi.

(...)

[Journaliste D.] : Peu après ce voyage à Lisbonne, revenue à Rochefort, courageusement une des quatre jeunes filles brave sa honte et se rend à la police.

[Une jeune fille anonyme] : Eh bien moi j’ai paniqué. Je me suis dit « prends ton courage à deux mains et va porter plainte », parce que c’est vraiment dégueulasse.

[Journaliste D.] : C’était quand ça ?

[La jeune fille] : C’était au mois de mai. Ils savaient très bien de qui il s’agissait. Donc ça a duré pendant une petite heure, je crois.

[Journaliste D.] : À la police de Rochefort ?

[La jeune fille] : À la police de Rochefort, eh bien on m’a dit « on vous recontactera ».

[Journaliste D.] : Le fait qu’on t’ait, ou bien pas crue, ou bien qu’on n’ait pas donné de suite à ta plainte, ça t’a démolie, ça ?

[La jeune fille] : Oui, c’est le pire, c’est vraiment le manque de considération et l’impression de parler aux murs.

[Journaliste D.] : Eh, maintenant le fait que d’autres filles aient témoigné et comme toi, viennent dire quel est le vrai personnage, ça te fait du bien ?

[La jeune fille] : Oui, ça me fait du bien. Personne ne me comprenait. On me disait « Va te faire soigner. Tu ne vois pas comment tu deviens ». Je devenais presque anorexique. On me croyait folle.

(...)

[Journaliste D.] : Avec cette émission, des tas de gens vont découvrir une facette tout à fait inédite de [M. M.V.].

[M. M.V.] : Sans doute.

[Journaliste D.] : Mister Hyde et Docteur Jekill ?

[M. M.V.] : Ah ça, c’est une belle phrase. On va dire il y a un bon et un mauvais, mais c’est toujours moi.

(...)

[Journaliste D.] : Dans toute cette affaire, on a parlé quand même pas mal d’argent. Les cassettes vidéo, les entrées, etc.

[M. M.V.] : Que d’autres compagnies font.

[Journaliste D.] : Vous n’avez pas pignon sur rue, ce n’est même pas une « asbl ». Vous payez des impôts surtout ça ?

[M. M.V.] : Quand je vous parle de sociétés de production, je n’ai jamais dit que c’était mon épouse et moi.

[Journaliste D.] : Vous agissez toujours de manière bénévole dans cette affaire-là. C’est par grand dévouement pour la lutte.

[M. M.V.] : Vous n’imaginez pas ce que j’ai fait pour aider certaines jeunes filles et [C.] qui m’en a amené une va peut-être répondre à votre question s’il l’accepte et vous verrez ce que j’ai fait, le nombre de fois où je me dis « mais qu’est-ce que je passe du temps sur Internet à répondre à des mails, à organiser », elle me dit « tu y passes un temps » et je me suis dit que je faisais plaisir.

[Journaliste D.] : Vous êtes l’Abbé Pierre de la lutte, en quelque sorte ?

[M. M.V.] : C’est ironique.

[Journaliste D.] : Oui.

[M. M.V.] : Mais ce n’est pas tout à fait faux.

[fin de l’interview des époux V.]

[Journaliste D.] : Avant tout, il faut rendre hommage à [V.B.] et à ces autres filles qui ont osé témoigner, au moins six à ce jour, pour que cessent ces pratiques. Et puis, évidemment, la police s’attend à d’autres témoignages. Il faut aussi rappeler à tout jeune qui serait victime de pratiques semblables qu’on peut l’aider en s’adressant à une personne de confiance, au Délégué général aux Droits de l’Enfant, à un centre de planning familial, à SOS Enfants, surtout ne pas se taire.

Depuis le tournage de cette émission, les choses ont évolué. La Ministre de l’enseignement s’est constituée partie civile. Deux jeunes filles au moins ont porté plainte et, en plus de l’enquête judiciaire, se déroule aussi une enquête administrative. À ce jour, ni [M. M.V.], ni son épouse, ni son beau-frère, ne sont inculpés. J’ai sollicité ce dernier pour avoir une interview. Il a refusé, estimant qu’il n’a rien à voir avec tout ça. De toute façon, je vous le rappelle pour la Justice, ils sont tous trois présumés innocents. »

II.     CONDAMNATION DE LA REQUÉRANTE AU CIVIL POUR ATTEINTE À LA VIE PRIVÉ ET À LA PRÉSOMPTION D’INNOCENCE


12.  S’estimant injuriés par les séquences et le reportage diffusés les 19, 20, 21 et 24 janvier 2006, les époux V. saisirent le tribunal de première instance de Namur (« TPI ») d’une demande de réparation du préjudice qu’ils estimaient avoir subi à la suite de ce qu’ils appelaient « un lynchage médiatique ».


13.  Par un jugement du 23 septembre 2008, le TPI fit partiellement droit à la demande des époux V. et condamna la requérante à les indemniser à concurrence de 2 500 euros (« EUR ») chacun et de 1 000 EUR de frais de procédure. Le tribunal décida que la requérante et le journaliste D. avaient manqué aux devoirs de la déontologie journalistique ayant construit le reportage litigieux comme un « véritable réquisitoire » dressé à la charge des époux V. « laissant très peu de place à la nuance et à la neutralité ».


14.  La requérante forma appel contre ce jugement se plaçant sur le terrain de l’article 10 de la Convention.


15.  Le 30 juin 2010, la cour d’appel de Liège confirma la condamnation de la requérante ayant cependant retenu d’autres motifs que le TPI et condamna la requérante à payer à chacun des époux V. un euro à titre de dommage moral.


16.  En amont de son analyse du fond de l’affaire, la cour d’appel indiqua qu’elle devait l’examiner à la lumière de la jurisprudence de la Cour relative à la protection de la liberté d’expression et souligna que « lorsque, en traitant une affaire d’intérêt public la presse s’intéresse à des particuliers, au risque de porter atteinte à leur réputation ou à certains de leurs droits, l’exercice de cette liberté est soumis à la condition que le journaliste ait agi de bonne foi, dans le souci de procurer une information exacte et fiable, conforme à la déontologie journalistique ».


17.  Les parties pertinentes en l’espèce de l’arrêt se lisent comme suit :

« 1. Intérêt général

Le sujet du reportage rencontre l’intérêt général, non pas en ce qu’il s’intéresse au monde libertin des dérives de la lutte féminine, ce qui relève de la morale mais ne constitue pas une infraction pénale dès lors qu’ils s’agit d’adultes consentants, mais en ce que la qualité antérieure de préfet d’Athénée de [M. M.V.], et en outre beau-frère du professeur d’éducation physique à Jemelle, aurait pu exercer une contrainte morale sur ces jeunes filles qui se sont adonnées à ce sport olympique sans arrière-pensée, dans le cadre même du hall omnisport de l’athénée. La qualité des parties, le cadre de cette activité, la minorité d’une jeune fille, et l’abus apparent de leurs faiblesses sociale ou psychologique, constitue un sujet qui rencontre l’intérêt général au regard du système éducatif, de la protection de l’enfance ou du droit pénal.

2. Manquement au devoir d’objectivité et de bonne foi du journaliste et non[-]respect des règles déontologiques. Violation de la présomption d’innocence.

a. La déclaration des devoirs et droits des journalistes adoptée par la Fédération internationale des journalistes en 1972 prévoit notamment dans les devoirs essentiels du journaliste ceux de

- respecter la vérité.

- publier seulement des informations dont l’origine est connue, ne pas supprimer des informations essentielles et ne pas altérer les textes et documents.

- ne pas user de méthodes déloyales pour obtenir des informations, des photographies et des documents.

- s’obliger à respecter la vie privée des personnes.

- s’interdire le plagiat, la calomnie, la diffamation et les accusations sans fondement,

- ne jamais confondre le métier de journaliste avec celui du publicitaire ou du propagandiste ...

Le code des principes de journalisme adopte par l’Association Générale des Journalistes professionnels de Belgique, l’Association belge des éditeurs de journaux et la Fédération Nationale des hebdomadaires d’information en 1982 énonce encore notamment que

- les faits doivent être recueillis et rapportés avec impartialité,

- les éditeurs, les rédacteurs en chef et les journalistes doivent respecter la dignité et le droit à la vie privée de la personne et doivent éviter toute intrusion dans les souffrances physiques et morales à moins que des considérations touchant à la liberté de la presse ne le rendent nécessaire ...

Le 10 juillet 2003, le Comité des Ministres du Conseil de l’Europe a adopté une recommandation sur la diffusion par les médias d’informations relatives aux procédures pénales. Cette recommandation énonce notamment que

- le public doit pouvoir recevoir des informations sur les activités des autorités judiciaires et des services de police à travers les médias.

- le respect du principe de la présomption d’innocence fait partie intégrante du droit à un procès équitable. En conséquence, des opinions et des informations concernant des procédures pénales en cours ne devraient être communiquées ou diffusées à travers les médias que si cela ne porte pas atteinte à la présomption d’innocence du suspect ou de l’accusé.

- la fourniture d’informations sur les personnes suspectées, accusées ou condamnées, ainsi que sur les autres parties aux procédures pénales devrait respecter leur droit à la protection de la vie privée conformément à l’article 8 de la CEDH ...

- ... toute personne qui a fait l’objet d’un compte rendu incorrect ou diffamatoire de la part des médias dans le cadre de procédures pénales devrait disposer d’un droit de rectification ou de réponse, selon les circonstances, contre les médias en question ...

- ... lorsque l’accusé peut démontrer qu’il est fort probable que la fourniture d’informations entrainera ou a entrainé une violation de son droit à un procès équitable, il ou elle devrait disposer d’une voie de recours juridique efficace.

b. Au regard de ces principes, la cour considère que les informations qui ont été données par le reportage ont été suffisamment recoupées par l’interview qu’ont accepté de donner [les époux V.] qui ont, tout en minimisant l’importance accordée par le journaliste à ces informations, confirmé les éléments essentiels de la déclaration du témoin à l’origine de l’émission, soit l’existence de matchs de lutte féminine « topless » dans l’enceinte même de l’athénée, mettant en scène un ancien préfet, des élevés et anciennes élèves de cet établissement scolaire, une pseudo commercialisation de ces matchs à connotation sexuelle, par le biais d’entrées payantes et de vente de cassettes vidéos des films desdits matchs, des déplacements à l’étranger, en Hongrie et au Portugal, sous l’égide de [M. M.V.]. La véracité des faits a donc été confirmée par les intimés eux-mêmes. Ces informations ont-elles été altérées ? Les intimés le prétendent mais seule l’enquête pénale en cours pourrait le confirmer, ce qui sort du cadre strictement limité donné par les parties au présent procès uniquement basé sur la violation de la présomption d’innocence, du droit au procès équitable et du droit au respect de la vie privée, dans la période considérée.

c. La Cour considère cependant que la loyauté pour obtenir les informations n’a pas été respectée par le journaliste. Outre le fait que le journaliste n’explique pas comment lui est parvenue l’information initiale donnée par [V.B.] (violation du secret médical ?), la présence des journalistes au moment même de la perquisition matinale du domicile des [époux V.] n’est pas l’effet du hasard et ne peut être que le fruit d’une indiscrétion. L’information que détient le journaliste D. est manifestement antérieure au dépôt de la plainte de [V. B.]. Les images filmées de [V. B.], entourée de dames qui semblent être celles d’un planning familial, sont démonstratrices de ce que [V. B.] a exposé ses accusations aux journalistes, encouragée en cela par d’autres personnes, avant même de dénoncer les faits au parquet.

Si la légalité des sources ne peut cependant être appréciée qu’au regard de l’enquête pénale, il n’en est pas de même des images tournées à l’occasion de la perquisition qui sont manifestement attentatoires au respect de la vie privée, dès lors qu’elles montrent la personne de [M. M.V.], citoyen ordinaire, surpris à son réveil et interloqué par la présence des policiers. Cette image d’un homme décontenancé et non informé de ce qui lui arrive, au contraire du journaliste qui procède aux prises de vue, constitue une prise d’image non consentie de la part des personnes surprises dans le cadre de leur vie intime et est attentatoire à leur vie privée. Elle doit être mise en balance avec le droit du public à être informé comme il sera dit ci‑après.

La loyauté du reporteur pour rassembler les images utiles à l’émission est également sujette à caution, les auteurs étant venus quelques jours auparavant filmer une conférence présentée par [M. M.V.], responsable de la « vigne philosophe », dans le but manifeste de disposer d’images des [époux V.] au cas où ils refuseraient de participer à l’émission. Dans la mesure où le but véritable des prises de vues n’a pas été évoqué, [M. M.V.] considère à bon droit que le reporter a manqué de loyauté et a enfreint une règle déontologique.

(...)

e. Le reportage respecte pour le surplus le droit à la contradiction de [M. M.V.] et de son épouse, simples citoyens, qui, pour contrer les suspicions d’affaire grave de mœurs, de débauche, pornographie, prostitution ou de pédophilie ont choisi de parler librement de leur activité en se défendant de tout acte de viol ou attentat à la pudeur qui les concernerait, ou d’exploitation de la débauche, le témoin [V. B.] ou les autres jeunes filles n’émettant par ailleurs que de vagues propos à cet égard sur question insistante du journaliste. Le fondement des accusations ou leur véracité est, selon les intimés, contestable mais cet élément devait faire partie des suites d’enquêtes, en manière telle qu’il ne peut être reproché à l’appelante d’avoir émis de telles hypothèses, l’interview des [époux V.] devant assurer la contradiction nécessaire (le reportage présente en alternance l’audition des trois jeunes filles et la réponse des [époux V.] à leurs accusations). Il n’existe pas de déséquilibre manifeste entre les capacités réciproques d’expression et d’argumentation de chacune des parties.

f. Quant à la violation de la présomption d’innocence, elle résulte surtout de ce que, contrairement à ce que préconise [l’Association Générale des Journalistes professionnels de Belgique], le reportage n’adopte pas un ton neutre et se livre à une campagne « naming and shaming » (littéralement nommer et couvrir de honte), répétant à moultes reprises le nom des intimés, outre celui de son beau-frère, et ajoutant les termes accrocheurs « Préfet ou pervers ? Dr Jekyll ou Mister Hyde », utilisant la moquerie ou lironie de manière caractérisée, par exemple en traitant [M. M.V.]. d’« abbé Pierre » de la lutte féminine. L’obligation déontologique des journalistes de respecter la présomption d’innocence découle d’une combinaison de deux autres devoirs, celui du respect des faits et celui du respect de la vie privée, avec une exception nuancée pour les personnalités publiques, ce que ne sont pas les intimés, tous deux à la retraite depuis plusieurs années au moment des révélations. L’émission ne peut davantage se retrancher derrière l’alibi de l’existence d’un enjeu de société, l’intérêt général reconnu à l’émission étant, en l’espèce, de portée très limitée.

Les titres des JT et le matériel illustratif utilisé lors des séquences photos brouillées de scènes supposées pornographiques, annonces d’images choquantes, titres racoleurs, tels que proxénétisme, incitation à la débauche, la présentation à trois reprises entre le 19 et le 21 janvier 2006 de séquences à la une du journal de 20 heures annonçant l’émission, et la répétition à chaque fois des noms et prénoms des intimés et de leur beau-frère, de même que la diffusion de leur image, était de nature à mettre à mal l’honneur et la réputation de simples particuliers.

Le Ministère public relève encore à bon droit la déloyauté du montage et de certains aspects du filmage tels le décalage des images dans leur chronologie, l’usage de médaillons susceptibles d’infirmer les propos des intimés, ou de confirmer ceux du journaliste, l’usage de mimiques expressives cherchant à instaurer une connivence subliminale avec le spectateur mais laissant entendre que la cause de la culpabilité est entendue.

Cette manière de traiter l’information viole le droit des intimés a la présomption d’innocence.

3. Tonalité racoleuse et sarcastique.

C’est le traitement par l’appelante des informations et accusations recueillies par son journaliste qui donne au reportage une coloration « très particulière » - pour reprendre une expression usitée à plusieurs reprises par le [journaliste D.] à propos des activités des intimés-, à parfum de scandale, alors que ces informations, telles qu’elles apparaissaient à ce stade de l’enquête, étaient seulement de celles qu’une morale puritaine réprouverait. L’interview fait l’objet d’un montage qui ridiculise les intimés.

Il ne s’agit pas d’informer le téléspectateur mais bien d’une enquête personnelle en direct du journaliste D. et de son équipe, qui procède à l’interrogatoire « à charge » des [époux V.] et même de la directrice de l’établissement scolaire, lui reprochant, par exemple, de ne pas avoir mis à pied son professeur de gymnastique ou de ne pas avoir cru d’emblée les accusations de [V. B.].

L’appelante ou son préposé se substitue manifestement aux enquêteurs en faisant état du résultat de ses recherches auprès de témoins, de voisins, de clients, d’élèves dont on prétend qu’ils se taisent, en filmant les explications de la directrice de l’établissement, la mettant sur la sellette par rapport à sa responsabilité, en commandant les pièces à conviction, attentant par la même occasion à la vie privée d’autres lutteuses qui n’ont certes pas demandé tant de publicité à leur activité rémunérée.

La façon dont la vie de [V. B.] est jetée en pâture aux téléspectateurs est à tout le moins aussi choquante que le réquisitoire de l’appelante à l’égard des [époux V.]

Car la manière sarcastique, inquisitoriale ou ironique adoptée tout au long du reportage constitue un réquisitoire de culpabilité à l’égard des intimés, que la seule petite phrase donnée en fin de reportage sur leur présomption d’innocence ne suffit pas à dissiper.

La cour partage l’avis du Ministère public selon lequel avec les mêmes images et commentaires, recueillis dans le respect des règles déontologiques, « il nétait pas impossible de confectionner une émission neutre, non racoleuse ni provocatrice, tout en maintenant le caractère informatif, d’utilité publique et donc le quota d’audience légitimement supputé. » En lespèce, lappelante a manifestement dépassé les limites de la dose d’exagération et de provocation qui est permise dans le cadre de la liberté journalistique.

La bonne foi de l’appelante n’est pas en cause. Le journaliste D. a manifestement pris fait et cause pour une jeune femme dont la précarité psychologique lui apparaît avoir été abusée par des adultes. Le reportage et la diffusion des séquences aux JT n’adoptent cependant pas la réserve et la neutralité qui s’imposaient lorsqu’il s’agit de la vie privée de particuliers et de leur présomption d’innocence dans le cadre d’une enquête pénale qui était en cours depuis trois mois lors de la diffusion de l’émission, sans qu’une inculpation n’ait été encore décernée à ce moment. Les articles 6 et 8 de la convention européenne des droits de l’homme ont donc bien été violes, l’appelante ayant commis une faute engendrant sa responsabilité sur base de l’article 1382 du code civil.

4. Le dommage

La pertinence de la décision d’accorder des dommages et intérêts pour les fautes professionnelles commises par l’appelante doit s’apprécier au regard de la nécessite sociale d’intervenir et la proportionnalité entre le moyen utilise et le but poursuivi.

En l’espèce, la réparation pécuniaire est le moyen sollicité par les intimes, le but poursuivi étant de stigmatiser la violation de la présomption d’innocence et d’éviter à l’avenir pareille dérive journalistique. Si la censure ne peut être rétablie, le media qui abuse de sa prérogative constitutionnelle à informer assumera par contre a posteriori les conséquences civiles de ses excès. Dans une société démocratique, il ne peut être considéré que le dommage aux droits à la vie privée et à la présomption d’innocence d’un simple citoyen par le fait d’une faute commise par un media dans l’exercice de sa mission d’information, serait négligeable et ne mériterait pas réparation.

La cour considère cependant que, sans connaître l’issue de la procédure pénale, il ne peut être conclu que ces fautes commises par l’appelante ont eu un impact sur l’orientation de l’enquête ou les décisions des juridictions d’instruction. La sanction administrative de la révocation infligée au premier intimé a été suspendue et il est vraisemblable que l’intimé [M. M.V.] l’aurait subie de la même manière si les faits d’organisation de matchs à connotation sexuelle dans le hall omnisport de l’établissement d’enseignement avaient été révélés à l’autorité pénale sans la publicité donnée par l’émission. L’activité même des intimés, qui ont utilisé les locaux dépendant de la communauté française, est la cause principale de leur dommage. L’angoisse qui en serait résultée aurait été la même, de même que les difficultés familiales, ou encore les avanies subies de la part de tierces personnes.

La publicité tapageuse donnée par l’émission a néanmoins favorisé la diffusion de l’information, voire provoqué une augmentation des réactions de vindicte ou de rejet à l’égard des intimés ce qui engendre un dommage moral de principe, non déterminable quant à son quantum, que la cour évalue en conséquence a un euro symbolique pour chacun des intimés (...) »


18.  Le pourvoi introduit par la requérante contre l’arrêt du 30 juin 2010 fut rejeté par la Cour de cassation le 27 juin 2014. La Cour de cassation jugea que les juges d’appel avaient légalement motivé leur décision en considérant que le reportage et la diffusion de séquences aux journaux télévisés devaient adopter la réserve et la neutralité qui s’imposent lorsqu’il s’agit de la vie privée de particuliers et de leur présomption d’innocence dans le cadre d’une enquête pénale en cours depuis trois mois lors de la diffusion de l’émission, sans qu’une inculpation eût été décernée à ce moment.

III.   AUTRES FAITS PERTINENTS


19.  Le 17 juin 2014, le tribunal de première instance de Dinant condamna M. M.V. à dix‑huit mois de prison avec sursis pour plusieurs infractions dont certaines en relation avec les faits dénoncés dans le reportage du journaliste D. Notamment, M. M.V. fut reconnu coupable d’exploitation de la débauche ou de la prostitution d’autrui, de tenue d’une maison de débauche et de prostitution, d’atteinte aux mœurs en excitant, favorisant ou facilitant, pour la passion d’autrui, la débauche, la corruption ou la prostitution d’un mineur, avec des circonstances aggravantes telles que l’auteur était l’instituteur de la victime ainsi que le mineur n’avait pas atteint l’âge de seize ans. Une simple déclaration de culpabilité pour une partie des faits reprochés fut adoptée en ce qui concerne Mme B.G.

LE CADRE ET LA PRATIQUE JURIDIQUES PERTINENTS

I.        LE DROIT ET PRATIQUE INTERNES PERTINENTS


20.  L’article 1382 du code civil (ancien) est ainsi formulé :

« Tout fait quelconque de l’homme, qui cause à autrui un dommage, oblige celui par la faute duquel il est arrivé, à le réparer. »


21.  Cette disposition peut servir de fondement à des actions civiles pour des abus de la liberté de la presse (Cass., 4 décembre 1952, Pas. 1953, I, p. 215 ; voir De Haes et Gijsels c. Belgique, 24 février 1997, § 26, Recueil des arrêts et décisions 1997‑I).

II.     LES INSTRUMENTS DU CONSEIL DE L’EUROPE


22.  Les passages pertinents en l’espèce de la Résolution 1003 (1993) de l’Assemblée parlementaire du Conseil de l’Europe sur l’éthique du journalisme, adoptée le 1er juillet 1993, sont ainsi libellés :

« 1.  Outre les droits et les devoirs juridiques stipulés par les normes juridiques pertinentes, les médias assument, à l’égard des citoyens et de la société, une responsabilité morale qu’il faut souligner, particulièrement dans un moment où l’information et la communication ont une grande importance tant pour le développement de la personnalité des citoyens que pour l’évolution de la société et de la vie démocratique.

2.  L’exercice du journalisme comporte des droits et des devoirs, des libertés et des responsabilités.

3.  Le principe de base de toute réflexion morale sur le journalisme doit partir d’une claire différenciation entre nouvelles et opinions, en évitant toute confusion. Les nouvelles sont des informations, des faits et des données, et les opinions sont l’expression de pensées, d’idées, de croyances ou de jugements de valeur par les médias, les éditeurs ou les journalistes.

4.  Les nouvelles doivent être diffusées en respectant le principe de véracité, après avoir fait l’objet des vérifications de rigueur, et doivent être exposées, décrites et présentées avec impartialité. Il ne faut pas confondre informations et rumeurs. Les titres et les énoncés d’informations doivent être l’expression le plus fidèle possible du contenu des faits et des données.

5.  L’expression d’opinions peut consister en réflexions ou commentaires sur des idées générales, ou se référer à des commentaires sur des informations en rapport avec des événements concrets. Mais, s’il est vrai que l’expression d’opinions est subjective et que l’on ne peut ni ne doit exiger la véracité, on peut exiger en revanche que l’expression d’opinions se fasse à partir d’exposés honnêtes et corrects du point de vue éthique.

6.  Les opinions sous forme de commentaires sur des événements ou des actions ayant trait à des personnes ou des institutions ne doivent pas viser à nier ou à cacher la réalité des faits ou des données.

(...)

22.  Les journalistes, dans les informations qu’ils donnent et les opinions qu’ils formulent, doivent respecter la présomption d’innocence, principalement lorsqu’il s’agit d’affaires en instance de jugement, en évitant de prononcer des verdicts.

23.  Le droit des personnes à une vie privée doit être respecté. Les personnes qui ont des fonctions publiques ont droit à la protection de leur vie privée sauf dans les cas où cela peut avoir des incidences sur la vie publique. Le fait qu’une personne occupe un poste dans la fonction publique ne la prive pas du droit au respect de sa vie privée.

24.  La recherche d’un équilibre entre le droit au respect de la vie privée, consacré par l’article 8 de la Convention européenne des Droits de l’Homme, et la liberté d’expression, consacrée par l’article 10, est largement illustrée par la jurisprudence récente de la Commission et de la Cour européennes des Droits de l’Homme.

25.  Dans l’exercice de la profession de journaliste, la fin ne justifie pas les moyens ; l’information doit donc être obtenue par des moyens légaux et moraux.

26.  À la demande des personnes intéressées, et par l’intermédiaire des médias, on rectifiera automatiquement et rapidement, avec le traitement informatif adéquat, toutes les informations et les opinions démontrées fausses ou erronées. La législation nationale devrait prévoir des sanctions adéquates et, si nécessaire, des dédommagements. »


23.  Les passages pertinents en l’espèce de la Recommandation Rec(2003)13 du Comité des Ministres aux États membres sur la diffusion d’informations par les médias en relation avec les procédures pénales, adoptée le 10 juillet 2003, lors de la 848e réunion des Délégués des Ministres, sont ainsi libellés :

« Annexe à la Recommandation Rec(2003)13

Principes concernant la diffusion d’informations par les médias en relation avec les procédures pénales

Principe 1 - Information du public par les médias

Le public doit pouvoir recevoir des informations sur les activités des autorités judiciaires et des services de police à travers les médias. Les journalistes doivent en conséquence pouvoir librement rendre compte de et effectuer des commentaires sur le fonctionnement du système judiciaire pénal, sous réserve des seules limitations prévues en application des principes qui suivent.

Principe 2 - Présomption d’innocence

Le respect du principe de la présomption d’innocence fait partie intégrante du droit à un procès équitable.

En conséquence, des opinions et des informations concernant les procédures pénales en cours ne devraient être communiquées ou diffusées à travers les médias que si cela ne porte pas atteinte à la présomption d’innocence du suspect ou de l’accusé.

(...)

Principe 6 - Information régulière pendant les procédures pénales

Dans le cadre des procédures pénales d’intérêt public ou d’autres procédures pénales attirant particulièrement l’attention du public, les autorités judiciaires et les services de police devraient informer les médias de leurs actes essentiels, sous réserve que cela ne porte pas atteinte au secret de l’instruction et aux enquêtes de police et que cela ne retarde pas ou ne gêne pas les résultats des procédures. Dans le cas des procédures pénales qui se poursuivent pendant une longue période, l’information devrait être fournie régulièrement.

(...)

Principe 8 - Protection de la vie privée dans le contexte de procédures pénales en cours

La fourniture d’informations sur les personnes suspectées, accusées ou condamnées, ainsi que sur les autres parties aux procédures pénales devrait respecter leur droit à la protection de la vie privée conformément à l’article 8 de la Convention. Une protection particulière devrait être offerte aux parties qui sont des mineurs ou d’autres personnes vulnérables, aux victimes, aux témoins et aux familles des personnes suspectées, accusées ou condamnées. Dans tous les cas, une attention particulière devrait être portée à l’effet préjudiciable que la divulgation d’informations permettant leur identification peut avoir à l’égard des personnes visées dans ce Principe.

Principe 9 - Droit de rectification ou droit de réponse

Sans préjudice quant à la disponibilité d’autres voies de recours, toute personne qui a fait l’objet d’un compte rendu incorrect ou diffamatoire de la part des médias dans le cadre de procédures pénales devrait disposer d’un droit de rectification ou de réponse, selon les circonstances, contre les médias en question. Un droit de rectification devrait également être disponible en ce qui concerne les communiqués de presse contenant des informations incorrectes qui ont été diffusés par les autorités judiciaires ou les services de police. »


24.  Les passages pertinents du rapport explicatif de la Convention du Conseil de l’Europe sur la protection des enfants contre l’exploitation et les abus sexuels, adoptée le 25 octobre 2007, se lisent comme suit :

« 1. L’exploitation et les abus sexuels font partie des pires formes de violence à l’égard des enfants. Selon l’UNICEF, l’industrie dite « du sexe » fait travailler environ deux millions d’enfants chaque année. Plus d’un million de photographies représentant 10 000 à 20 000 enfants victimes d’abus sexuels circulent sur Internet.

2. Parmi ces 10 000 à 20 000 enfants, seulement quelques centaines sont identifiés. Les autres sont des anonymes, abandonnés et très probablement victimes d’abus répétés.

3. Il n’existe aucune statistique sur l’ampleur du phénomène de la violence sexuelle à l’égard des enfants en Europe. Il est reconnu en revanche que l’écart entre le nombre de cas signalés à la police ou aux services sociaux et le nombre de cas réels est considérable. On sait aussi que, très souvent, les enfants victimes de violences sexuelles ont des très grandes difficultés à parler de ces actes lorsqu’ils sont commis par une personne appartenant à leur environnement social ou familial ou parce qu’ils sont menacés. Or, les données disponibles montrent que, dans les pays du Conseil de l’Europe, la majorité des abus sexuels commis à l’encontre d’enfants sont perpétrés dans le cadre familial, par des proches ou par des personnes appartenant à l’environnement social de l’enfant. »

EN DROIT

I.        SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE L’ARTICLE 10 DE LA CONVENTION


25.  La requérante se plaint que sa condamnation au civil a constitué une ingérence dans son droit à la liberté d’expression. Elle invoque l’article 10 de la Convention, qui est ainsi libellé :

« 1.  Toute personne a droit à la liberté d’expression. Ce droit comprend la liberté d’opinion et la liberté de recevoir ou de communiquer des informations ou des idées sans qu’il puisse y avoir ingérence d’autorités publiques et sans considération de frontière. Le présent article n’empêche pas les États de soumettre les entreprises de radiodiffusion, de cinéma ou de télévision à un régime d’autorisations.

2.  L’exercice de ces libertés comportant des devoirs et des responsabilités peut être soumis à certaines formalités, conditions, restrictions ou sanctions prévues par la loi, qui constituent des mesures nécessaires, dans une société démocratique, à la sécurité nationale, à l’intégrité territoriale ou à la sûreté publique, à la défense de l’ordre et à la prévention du crime, à la protection de la santé ou de la morale, à la protection de la réputation ou des droits d’autrui, pour empêcher la divulgation d’informations confidentielles ou pour garantir l’autorité et l’impartialité du pouvoir judiciaire. »

A.    Sur la recevabilité


26.  Constatant que la requête n’est pas manifestement mal fondée ni irrecevable pour un autre motif visé à l’article 35 de la Convention, la Cour la déclare recevable.

B.    Sur le fond

1.     Thèses des parties

a)      La requérante


27.  La requérante ne conteste pas que l’ingérence dans son droit à la liberté d’expression ait été « prévue par la loi », à savoir l’article 1382 du code civil, ni que ladite ingérence ait poursuivi le but légitime de la « protection des droits d’autrui » au sens de l’article 10 de la Convention. Elle soutient cependant que les motifs invoqués par les juridictions nationales belges pour justifier l’ingérence dans son droit n’étaient ni pertinents ni suffisants.


28.  La requérante conteste premièrement le raisonnement de la cour d’appel qui, tout en reconnaissant que le sujet du reportage rencontrait l’intérêt général « au regard du système éducatif, de la protection de l’enfance ou du droit pénal », a estimé que la requérante ne pouvait « se retrancher derrière l’alibi de l’existence d’un enjeu de société, l’intérêt général reconnu à l’émission étant, en l’espèce, de portée très limitée ». La requérante y voit une contradiction empêchant de prendre pleinement en compte l’intérêt public important de l’émission. Par ailleurs, la requérante ne voit pas en quoi l’intérêt général pourrait être « variable », comme le soutient le Gouvernement, en l’absence de tout élément démontrant que l’intérêt général puisse diminuer en cours de procédure.


29.  La requérante argue ensuite qu’elle avait l’obligation d’informer les citoyens belges d’une affaire qui contenait des indices sérieux d’abus sexuels commis à l’égard des jeunes filles, certaines mineures, et que, fondées sur les témoignages des victimes, le reportage litigieux anticipait de quelques années le mouvement de libération de la parole des femmes victimes d’abus psychologiques et sexuels. Pour la requérante, ce reportage s’inscrivait parfaitement dans la mission de service public rempli par elle en vertu de son statut d’entreprise publique. Renvoyant à la jurisprudence de la Cour portant sur notion de contribution à un débat d’intérêt général, la requérante soutient que le reportage litigieux n’évoquait aucun élément de la vie privée des époux V. qui n’aurait pas été en relation directe avec les faits dénoncés.


30.  La requérante soutient également que M. M.V. était une personne publique en raison de son statut d’ancien directeur d’école, de responsable d’un club sportif et que, au surplus, les époux V. seraient entrés dans la sphère publique en raison des actes délictueux qu’ils avaient commis et pour lesquels ils avaient été condamnés par la suite.


31.  La requérante conteste le caractère déloyal de l’obtention de l’information à l’origine du reportage. Elle indique que V. B., une des victimes des agissements des époux V., s’est rendue au centre de planning familial de Rochefort et où l’employée à laquelle elle s’est confiée, compagne à l’époque du journaliste D., lui a conseillé de porter plainte à la police mais aussi d’aller raconter son histoire audit journaliste.


32.  S’agissant de la perquisition au domicile des époux V., la requérante indique que ses journalistes en ont été informés par une source judiciaire dont ils entendaient garder l’anonymat conformément au secret des sources journalistiques et que, même s’il s’agissait du « fruit d’une indiscrétion » comme indiqué par la cour d’appel, ceci ne peut être reproché à ses journalistes. La révélation de cette perquisition ne visait aucunement à satisfaire le voyeurisme de téléspectateurs mais au contraire était une information indispensable pour pouvoir confirmer que les faits révélés par les victimes faisaient l’objet d’une instruction judiciaire même si, au moment de la diffusion du reportage, les époux V. n’avaient pas été encore inculpés. La requérante avance que, contrairement à ce qui a été retenu par la cour d’appel, M. M.V. n’était ni « décontenancé » ni encore moins « surpris à son réveil » au moment d’ouvrir la porte à la police dès lors la perquisition a débuté à 12 h 50. Elle indique en outre que ces quelques secondes de diffusion relatives à la perquisition s’inséraient dans un reportage d’investigation de près d’une heure.


33.  S’agissant ensuite des prises de vues lors d’une conférence publique organisée par l’association présidée par M. M.V., la requérante soutient que leur utilisation n’était pas déloyale du simple fait que le but véritable de vues n’avait pas été évoqué par le journaliste. La requérante avance que les images de la conférence ont été tournées afin de démontrer la notoriété de M. M.V. dans la vie sociale locale et ont été utilisées à cette fin uniquement. À aucun moment, lors de ces prises de vues, le journaliste n’a tenté de surprendre les époux V. ni de leur faire confesser certaines informations dans l’ignorance des faits qui leur seraient ensuite reprochés.


34.  La requérante indique que les époux V. ont accepté d’être interviewés par le journaliste D. postérieurement à la prise de vues lors de la conférence susmentionnée ainsi qu’à la perquisition dans leur domicile. Ils ont répondu aux questions du journaliste D. en toute connaissance de cause, n’hésitant pas à commenter les chefs d’inculpation, à visionner certaines vidéos à caractère explicite et à les commenter etc., étant en parfaite possession de leurs moyens intellectuels pour répondre aux questions posées par le journaliste D. et pour former leur analyse des faits qui leur étaient imputés. Pour la requérante, un tel comportement différencie le cas d’espèce des situations où les prises de vue non consenties faisaient apparaître des personnes en état de vulnérabilité (Egeland et Hanseid c. Norvège, no 34438/04, § 61, 16 avril 2009, Axel Springer SE et RTL Television GmbH c. Allemagne, no 51405/12, § 52, 21 septembre 2017).


35.  La requérante indique que le reportage du journaliste D. n’a révélé aucune information secrète issue du dossier pénal pouvant porter atteinte aux droits des époux V. et que ces derniers eux-mêmes ont confirmé avoir fait l’objet d’une perquisition et précisé au journaliste D., face caméra, quelles étaient les infractions reprises dans le procès-verbal de perquisition. Elle distingue sur ces points le cas d’espèce de la situation du requérant dans l’affaire Bédat c. Suisse [GC] (no 56925/08, §§ 68-80, 29 mars 2016).


36.  S’agissant ensuite du ton de l’émission, la requérante conteste les conclusions de la cour d’appel selon laquelle l’intéressée a dépassé la dose d’exagération et de provocation qui est permise dans la liberté journalistique. Citant amplement la jurisprudence de la Cour dans laquelle les questions de style journalistique avaient été abordées (notamment, Smolorz c. Pologne, no 17446/07, § 41, 16 octobre 2012, Koutsoliontos et Pantazis c. Grèce, nos 54608/09 et 54590/09, § 43, 22 septembre 2015, et Jiménez Losantos c. Espagne, no 53421/10, § 50, 14 juin 2016) la requérante soutient que, bien qu’ayant eu recours à l’ironie et la provocation, à aucun moment le journaliste D. n’a adopté un langage gratuitement offensant et que ses propos n’ont pas révélé d’invective gratuite ou d’animosité personnelle à l’encontre des époux V. Ce journaliste était connu pour son recours à un ton direct et provocateur de sorte que, ayant accepté d’être interviewés par lui, les époux V. n’ont pas pu être surpris par le ton adopté par celui-ci.


37.  La requérante conteste de surcroît l’argument de la cour d’appel selon laquelle le ton sarcastique, inquisitorial et ironique du reportage a porté atteinte à la présomption d’innocence des époux V. Elle argue que les journalistes ne sont pas soumis au principe de la présomption d’innocence strict et que, pour respecter ses obligations déontologiques, ils doivent veiller à éviter de présenter, sans bases factuelles suffisantes, une personne comme responsable de certains faits avant même que cette responsabilité n’ait été établie par une décision de justice. Le journaliste D. a rempli cette obligation en l’espèce dès lors que la base factuelle sur laquelle il fondait son émission n’était ni contestée ni contestable, comme l’a reconnu la cour d’appel elle‑même.


38.  La requérante indique ensuite que les juridictions nationales n’ont pas relevé le « niveau de gravité » de l’atteinte à la réputation des époux V. et que, selon la cour d’appel, « les fautes commises par la requérante » n’ont pas eu un impact sur « l’orientation de l’enquête ou sur les décisions des juridictions d’instruction ».


39.  Enfin, en ce qui concerne la gravité de la sanction, la requérante, citant l’affaire Ólafsson c. Islande (no 58493/13, § 61, 16 mars 2017), argue que, malgré le caractère mineur et la nature civile de la sanction elle était néanmoins censée gêner ou paralyser la couverture médiatique future de questions similaires.

b)      Le Gouvernement


40.  Le Gouvernement soutient que la condamnation au civil de la requérante était prévue par la loi, en l’espèce l’article 1382 du code civil, et que le but de cette condamnation était la protection de la réputation, ce qui est un but légitime selon la Convention.


41.  Tout en reconnaissant que le reportage litigieux représentait « un certain intérêt général », le Gouvernement souligne que l’étendue de cet intérêt est variable car il peut évoluer en cours de procédure, en fonction de différents facteurs tels que la notoriété de la personne concernée, les circonstances de l’affaire ou tout autre nouveau développement intervenant en cours de procédure.


42.  Pour le Gouvernement, les époux V. pouvaient être difficilement qualifiés de personnalités publiques : il s’agissait de deux citoyens ordinaires soumis aux feux de l’actualité en raison d’une plainte pénale à leur encontre et c’est à ce titre que leur plainte a été prise en compte par les juridictions civiles belges.


43.  Le Gouvernement réitère ensuite les arguments développés par la cour d’appel selon laquelle le montage de l’émission audiovisuelle litigieuse a été réalisé de façon déloyale et diffusée à plusieurs reprises à une heure de grande écoute au niveau belge, européen et international. Le Gouvernement avance que c’est à bon droit que les juridictions nationales ont considéré que les images et commentaires recueillis par la requérante ne visaient pas à informer le téléspectateur mais à réaliser un réquisitoire de culpabilité à l’égard des époux V.


44.  Quant à la proportionnalité de la sanction, le Gouvernement estime que la sanction imposée à l’issue de la procédure civile, à savoir, un euro symbolique, a été proportionnelle au but poursuivi et n’ont pas eu d’effet dissuasif sur le comportement ultérieur de la requérante.


45.  Le Gouvernement conclut en indiquant que les juridictions internes ont mis un soin tout particulier à apprécier les circonstances soumises à leur attention et ont tenu compte, dans une juste mesure des principes et critères mis en balance entre le droit au respect de la vie privée et le droit à la liberté d’expression définis par la jurisprudence de la Cour. L’ingérence dans l’exercice de la liberté d’expression de la requérante en vue de protéger la vie privée d’un citoyen ordinaire était donc nécessaire dans une société démocratique.

2.     Appréciation de la Cour

a)      Sur l’existence d’une ingérence « prévue par la loi » et visant un « but légitime »


46.  Les parties s’accordent à dire que la condamnation au civil de la requérante s’analyse en une ingérence dans l’exercice par celle-ci de son droit à la liberté d’expression au sens du premier paragraphe de l’article 10 de la Convention, qu’elle avait pour base légale l’article 1382 du code civil et qu’elle poursuivait le but de « la protection de la réputation (...) d’autrui » (paragraphes 27 et 40 ci-dessus). Elle ne voit aucune raison d’en juger autrement.


47.  La Cour doit donc rechercher si ladite ingérence était « nécessaire », dans une société démocratique, pour atteindre ce but.

b)      Sur la nécessité de l’ingérence

i.        Principes généraux


48.  Les principes généraux sur la base desquels s’apprécie la « nécessité dans une société démocratique » d’une ingérence dans l’exercice du droit protégé par l’article 10 de la Convention sont bien établis dans la jurisprudence de la Cour et ont été récemment réitérés dans l’arrêt NIT S.R.L. c. République de Moldova ([GC], no 28470/12, § 177, 5 avril 2022).


49.  Concernent la mise en balance des droits garantis par les articles 8 et 10 de la Convention, la Cour renvoie aux nombreux arrêts en la matière (voir, parmi d’autres, Axel Springer AG c. Allemagne [GC], no 39954/08, §§ 78-84, 7 février 2012, Couderc et Hachette Filipacchi Associés c. France [GC], no 40454/07, §§ 82-93, CEDH 2015 (extraits), Bédat, précité, §§ 48‑54, et Satakunnan Markkinapörssi Oy et Satamedia Oy c. Finlande [GC], no 931/13, §§ 162-165, 27 juin 2017). Elle l’a dit maintes fois, ces droits méritent a priori un égal respect (voir, parmi d’autres, Axel Springer AG, précité, § 87, Von Hannover c. Allemagne (no 2) [GC], nos 40660/08 et 60641/08, § 106, CEDH 2012, Delfi AS c. Estonie [GC], no 64569/09, §§ 110 et 139, CEDH 2015, Couderc et Hachette Filipacchi Associés, précité, § 91, et Bédat, précité, § 52). La mise en balance de ces droits s’effectue selon les critères suivants : premièrement, la contribution à un débat d’intérêt général, deuxièmement, la notoriété de la personne visée et l’objet du reportage, troisièmement, le comportement antérieur de la personne concernée, quatrièmement, le mode d’obtention des informations et leur véracité, cinquièmement, le contenu, la forme et les répercussions de la publication et, sixièmement, la gravité de la mesure imposée (Axel Springer AG, précité, §§ 89-95, Satakunnan Markkinapörssi Oy et Satamedia Oy, précité, § 165, et les références qui y sont citées).


50.  Par ailleurs, la Cour a également considéré qu’aux fins de l’exercice de mise en balance des intérêts concurrents auquel la Cour doit se livrer, il lui faut aussi tenir compte du droit que l’article 6 § 2 de la Convention reconnaît aux individus d’être présumés innocents jusqu’à ce que leur culpabilité ait été légalement établie (Tourancheau et July c. France, no 53886/00, § 68, 24 novembre 2005, Axel Springer SE et RTL Television GmbH, précité, § 40).

ii.      Application en l’espèce des principes généraux pertinents

α)        L’objet de l’émission litigieuse et sa contribution à un débat d’intérêt général


51.  La Cour note que l’émission litigieuse visait à informer le public des agissements suspects des époux V. et de l’enquête menée à cet égard par les autorités judiciaires. La cour d’appel a indiqué qu’il s’agissait de « suspicions d’affaire grave de mœurs, de débauche, [de] pornographie, [de] prostitution ou de pédophilie ».


52.  La Cour constate que les positions des parties divergent sur le point de savoir si l’émission litigieuse contribuait à un débat d’intérêt général (paragraphes 2829 et 41 ci‑dessus).


53.  La Cour est d’avis, avec la requérante, que l’argumentation développée sur ce point par la juridiction d’appel est ambiguë : tout en reconnaissant au début de son analyse que « [l]a qualité des parties, le cadre de cette activité, la minorité d’une jeune fille, et l’abus apparent de leurs faiblesses sociale ou psychologique, constitue un sujet qui rencontre l’intérêt général au regard du système éducatif, de la protection de l’enfance ou du droit pénal », elle a trouvé par la suite que « [l]’émission ne peut davantage se retrancher derrière l’alibi de l’existence d’un enjeu de société, l’intérêt général reconnu à l’émission étant, en l’espèce, de portée très limitée ».


54.  La Cour ne partage pas cette dernière partie de l’analyse de la juridiction d’appel. Elle estime que l’émission litigieuse touchait non seulement à la « protection de l’enfance » au sens général du terme mais qu’elle était consacrée à une forme particulièrement grave de la violence à l’égard des enfants, à savoir l’exploitation et les abus sexuels (voir les extraits du rapport explicatif de la Convention du Conseil de l’Europe sur la protection des enfants contre l’exploitation et les abus sexuels cités au paragraphe 24 ci‑dessus). En effet, l’émission faisait état de l’existence d’une forme particulière de l’industrie de sexe, notamment, des spectacles dits de « lutte féminine » à connotation sexuelle et de l’implication dans cette activité de plusieurs jeunes filles dont au moins une était mineure aux moments des faits par une personne appartenant à leur environnement social. L’émission faisait également état du manque de confiance des autorités envers la parole des jeunes filles et des difficultés rencontrées par ces dernières pour se protéger et faire valoir leurs droits comme le démontraient les séquences du reportage portant sur les réticences de la police de donner suite à la première plainte déposée par une des jeunes filles témoignant sous anonymat ainsi que du refus de la directrice de l’athénée de croire le récit de V.B.


55.  La Cour relève que le reportage a été diffusé trois mois après le début de l’enquête judiciaire. Au moment de la diffusion, les autorités judiciaires n’avaient pas commenté le déroulement de l’enquête, ce que le journaliste a souligné au cours du journal télévisé du 20 janvier 2006 (paragraphe 10 ci‑dessus). Au vu de l’importance des questions soulevées dans le reportage et de l’absence de communication officielle des autorités d’enquête, le public avait un intérêt à être informé de la procédure en cours, y compris pour pouvoir exercer son droit de regard sur le fonctionnement du système judiciaire pénal (voir, entre autres, le principes de la Recommandation Rec(2003)13 cités au paragraphe 23 ci‑dessus) et, le cas échéant, à se montrer vigilant à l’égard du danger qui guettait les jeunes filles susceptibles de fréquenter les époux V. Certes, la Cour a reconnu dans sa jurisprudence que l’étendue de l’intérêt du public quant aux procédures pénales était variable, car il pouvait évoluer au cours de la procédure en fonction, entre autres, des circonstances de l’affaire (Axel Springer AG, précité, § 96). Cependant, en l’espèce, il ne peut être dit que l’étendue de l’intérêt porté aux questions soulevées dans le reportage litigieux ait diminué étant donné que la procédure pénale en était à son début (voir, a contrario, Österreichischer Rundfunk c. Autriche (déc.), n57597/00, 25 mai 2004, dans laquelle la diffusion d’un reportage a eu lieu trois ans après la fin du procès pénal de la personne dont l’image a été diffusée et un mois après sa libération conditionnelle). La Cour relève que, lors du journal télévisé du 19 janvier 2006 ainsi qu’à la fin du reportage diffusé le 24 janvier 2006, le journaliste D. a précisé que « de très nombreuses jeunes filles de Rochefort ont [lutté] chez [M. M.V.] alors qu’elles étaient mineures », que depuis le début de l’enquête six jeunes filles avaient témoigné contre M. M.V. et que « la justice dinantaise » s’attendait à d’autres témoignages (paragraphes 9 et 11 ci‑dessus). Le public avait donc d’autant plus intérêt à être informé d’une affaire dont l’ampleur restait à établir (comparer avec Y c. Suisse, no 22998/13, § 74, 6 juin 2017, et Sellami c. France, no 61470/15, § 58, 17 décembre 2020).


56.  Eu égard aux éléments ci‑dessus, la Cour considère que l’émission litigieuse touchait indubitablement des questions d’intérêt général (voir, dans le même sens, SIC - Sociedade Independente de Comunicação c. Portugal, no 29856/13, § 63, 27 juillet 2021). Elle rappelle que, s’agissant du niveau de protection, l’article 10 § 2 de la Convention ne laisse guère de place pour des restrictions à la liberté d’expression dans deux domaines : celui du discours politique et celui des questions d’intérêt général (Bédat, précité, § 49, et les affaires auxquelles il y est fait référence). Dès lors, l’exercice de la liberté d’expression dans le cadre d’une émission télévisée consacrée à un sujet d’intérêt général majeur étant en jeu, les autorités belges ne disposaient que d’une marge d’appréciation restreinte pour juger que la mesure incriminée répondait à un « besoin social impérieux ». La Cour devra en conséquence procéder à un examen des plus scrupuleux de la proportionnalité de cette mesure au but légitime poursuivi au sens de l’article 10 § 2 (Monnat c. Suisse, n73604/01, § 61, CEDH 2006‑X, et Radio France et autres c. France, no 53984/00, § 34, CEDH 2004‑II).

β)        La notoriété des personnes visées et leur comportement antérieur


57.  En ce qui concerne la notoriété des personnes en cause, la Cour rappelle qu’en principe l’appréciation du degré de notoriété appartient en premier lieu aux juges internes, surtout lorsqu’il s’agit de personnes connues principalement à l’échelle nationale (Axel Springer AG, précité, § 98). En l’espèce, la cour d’appel ne s’est pas explicitement prononcée sur le degré de la notoriété des époux V. mais a indiqué qu’ils étaient de « simples citoyens » et « simples particuliers », ou, en ce qui concerne M. M.V., « citoyen ordinaire ». La requérante conteste cette appréciation estimant que les époux V. étaient des personnages publics (paragraphe 30 ci‑dessus).


58.  Pour sa part, la Cour estime que le statut d’ancien directeur d’un établissement scolaire de M. M.V. ne lui conférait pas la qualité de personnage public (voir, a contrario, Banaszczyk c. Pologne, no 66299/10, § 69, 21 décembre 2021, où il s’agissait d’un praticien de santé pourvu de fonctions officielles de direction dans un hôpital public). Bien que le domicile des époux V. fût soumis à une perquisition dans le cadre de l’enquête judiciaire, ils n’ont pas été inculpés à ce moment-là ni n’ont comparu devant la justice en tant qu’accusés (voir, a contrario, Ristamäki et Korvola c. Finlande, no 66456/09, § 53, 29 octobre 2013, où la diffusion d’un reportage litigieux coïncidait avec le début du procès pénal public à l’égard de la personne qui, du fait de sa participation audit procès, était « au-devant de la scène »). En même temps, la Cour relève que M. M.V. animait des rencontres publiques dans le cadre d’une association. Quelques séquences du reportage litigieux ont d’ailleurs été consacrées à cette qualité de M. M.V. qui, selon le journaliste D., était un « notable » local (paragraphe 11 ci‑dessus).


59.  Quoi qu’il en soit, la Cour estime que les époux V. ont accepté d’être interviewés par le journaliste de la requérante qui est une compagnie de télévision à échelle nationale et internationale, consentant ainsi à être projetés au-devant de la scène, si bien que leur « espérance légitime » de voir leur vie privée effectivement protégée était limitée (Axel Springer AG, précité, § 101).

γ)        Le mode d’obtention des informations et leur véracité


60.  La Cour note que la juridiction d’appel a remis en cause la loyauté du journaliste D. quant à la manière d’obtenir les informations, à savoir, l’information initiale sur la plainte de V.B. au centre de planning familial et celle sur la perquisition dans le domicile des époux V. ainsi que quant à « l’obtention des images utiles à l’émission », notamment des séquences tournées lors de la conférence locale animée par M. M.V.

 


62.  S’agissant ensuite des séquences filmées au moment de la perquisition dans le domicile des époux V., la Cour considère que, s’il ne fait aucun doute en l’espèce que cette séquence avait été prise dans les circonstances de la vie privée de M. M.V. et que celui-ci n’avait pas consenti à être filmé dans ces circonstances, le lien qu’elle présentait avec le reportage litigieux n’était pas ténu, artificiel ou arbitraire (Couderc et Hachette Filipacchi Associés, précité, § 148). De surplus, comme l’avance à bon droit la requérante, les séquences en question n’ont duré que quelques secondes dans un reportage d’investigation de cinquante-deux minutes. Leur usage doit donc être apprécié à la lumière du reportage pris dans son ensemble qui était constitué dans une large mesure d’enregistrements des interviews des jeunes filles et des époux V. eux‑mêmes.


63.  Quant à l’utilisation des séquences filmées lors de l’évènement local organisé par l’association présidée par M. M.V., la Cour relève que c’était un événement ouvert au public. Elle rappelle que, puisqu’à certaines occasions les gens se livrent sciemment ou intentionnellement à des activités qui sont ou peuvent être enregistrées ou rapportées publiquement, ce qu’un individu est raisonnablement en droit d’attendre quant au respect de sa vie privée peut constituer un facteur significatif, quoique pas nécessairement décisif (López Ribalda et autres c. Espagne [GC], nos 1874/13 et 8567/13, § 89, 17 octobre 2019). En l’espèce, il n’a pas été allégué devant les juridictions internes que M. M.V. eût objecté à la prise d’images lors de la conférence ou qu’il eût considéré sa participation à ladite conférence comme relevant de sa vie privée. La cour d’appel a estimé que le journaliste D. avait enfreint la déontologie journalistique n’ayant pas évoqué le but véritable des prises de vues lors de ladite conférence et que « le but manifeste » était « de disposer d’images des [époux V.] au cas où ils refuseraient de participer à l’émission ». Or, la Cour estime que cette conclusion n’est basée sur aucun fait vérifiable. Comme le soutient la requérante, leur but était de démontrer la notoriété locale de M. M.V.


64.  La véracité des faits relatés par le reportage n’a d’ailleurs pas été contestée par les parties à la procédure interne, et ne l’est pas non plus par les parties à la procédure devant la Cour. La bonne foi du journaliste D. n’était pas non plus en cause, comme l’a indiqué la cour d’appel.

δ)        Le contenu, la forme et les conséquences de l’émission et considérations y afférentes


65.  Pour le contenu du reportage litigieux, la Cour renvoie au paragraphe 51 ci‑dessus. Elle note que le reportage préparé par le journaliste D. a été diffusé par la requérante à une heure de grande écoute et était donc susceptible d’atteindre un public large.


66.  Quant à la forme du reportage, la Cour relève que la cour d’appel a reproché à la requérante d’avoir utilisé des « titres racoleurs » et de répéter à plusieurs reprises les noms des époux V. Elle rappelle avoir trouvé, en ce qui concerne un article de presse écrite, que l’emploi d’expressions vraisemblablement destinées à capter l’attention du public n’est pas en soi de nature à poser problème au regard de la jurisprudence de la Cour et qu’il ne pouvait être reproché au magazine l’habillage de l’article et la recherche d’une présentation attrayante dès lors que ceux-ci ne dénaturent ni ne tronquent l’information publiée et ne sont pas de nature à induire le lecteur en erreur (Couderc et Hachette Filipacchi Associés, précité, § 145). De surcroît, l’inclusion dans un reportage d’éléments individualisés, tel le nom complet de la personne visée, constitue un aspect important du travail de la presse (M.L. et W.W. c. Allemagne, nos 60798/10 et 65599/10, § 105, 28 juin 2018). La Cour estime que ces conclusions sont transposables au cas d’espèce et que la répétition des noms des époux V. au cours des journaux télévisés et du reportage litigieux ainsi que l’utilisation de titres destinés à capter l’attention du public ne peuvent pas être retenues en défaveur de la requérante.


67.  Par ailleurs, la Cour relève que, dans les titres litigieux (« Préfet ou pervers ? Dr Jekill ou Mister Hyde ? »), le journaliste de la requérante a usé de la forme interrogative plutôt qu’affirmative. Elle rappelle que la circonstance que les propos reprochés à un individu étaient entourés de précautions de style est un facteur à prendre en compte dans le cadre du contrôle de la proportionnalité d’une ingérence dans l’exercice de sa liberté d’expression (Tête c. France, no 59636/16, § 67, 26 mars 2020). Ces titres étaient certes provocateurs dans la mesure où ils comportaient un élément de jugement de valeur du journaliste D. quant aux informations recueillies lors de son investigation (voir, mutatis mutandis, Faludy-Kovács c. Hongrie, no 20487/13, § 33, 23 janvier 2018), mais ne les dénaturaient pas ni n’induisaient les téléspectateurs en erreur quant aux informations recueillies (voir, a contrario, Abeberry c. France (déc.), no 58729/00, 21 septembre 2004). Dans l’arrêt Riolo c. Italie (no 42211/07, § 68, 17 juillet 2008), la Cour a estimé que les expressions ironiques utilisées par le requérant, notamment la comparaison de la personne visée par ses propos avec les personnages du roman de Stevenson « L’étrange cas du docteur Jekill et de M. Hyde », « n’ont pas débouché sur des insultes et ne sauraient être jugées gratuitement offensantes ; elles avaient en effet une connexion avec la situation que l’intéressé commentait ». De l’avis de la Cour, cette conclusion est également transposable au cas d’espèce. En effet, les questions sur la personnalité de M. M.V. étaient liées à ses agissements dénoncés par les jeunes filles interviewées par le journaliste D.


68.  La Cour estime que la tonalité des questions était incisive mais que le langage employé n’était ni vulgaire ni injurieux. Elle considère que les titres litigieux étaient en rapport avec la situation commentée par le journaliste D. et ne sauraient, par conséquent, être jugés comme étant des attaques gratuites envers M. M.V. ou Mme B.G. De surcroît, M. M.V. a eu l’occasion de réagir à une de ces questions lors de l’interview accordée au journaliste D. en répondant que c’était « une belle phrase » et qu’il y a « un bon et un mauvais », mais « c’était toujours [lui] » (paragraphe 11 ci‑dessus). Il en est de même quant à la question du journaliste posée lors de l’interview portant sur le versant financier de l’activité des époux V., notamment « Vous êtes l’Abbé Pierre de la lutte, en quelque sorte ? ». Bien que la question fût ironique, ce que le journaliste D. a d’ailleurs reconnu immédiatement lors l’interview, elle n’était ni offensante ni injurieuse et servait à exprimer le doute du journaliste - et donc son jugement de valeur - quant à l’absence de l’intérêt financier de M. M.V. dans l’organisation de matchs avec les jeunes filles et la vente de cassettes vidéo.


69.  La Cour rappelle à cet égard la distinction entre déclarations de fait et jugements de valeur. La matérialité des déclarations de fait peut se prouver ; en revanche, les jugements de valeur ne se prêtant pas à une démonstration de leur exactitude, l’obligation de preuve est donc impossible à remplir et porte atteinte à la liberté d’opinion elle-même, élément fondamental du droit garanti par l’article 10. Cependant, en cas de jugement de valeur, la proportionnalité de l’ingérence dépend de l’existence d’une « base factuelle » suffisante sur laquelle reposent les propos litigieux : à défaut, ce jugement de valeur pourrait se révéler excessif (Morice c. France [GC], no 29369/10, § 126, CEDH 2015, avec des références ultérieures).


70.  Comme il a été indiqué au paragraphe 64 ci-dessus, la véracité des faits relatés par le reportage n’était pas remise en cause. La Cour estime donc que le journaliste D. disposait d’une « base factuelle » suffisante pour son jugement de valeur.


71.  Eu égard à ce qui précède, la Cour estime que, compte tenu du contexte du reportage litigieux, le style et les moyens d’expression employés par le journaliste de la requérante étaient en rapport avec la nature des questions abordées dans le reportage.


72.  En ce qui concerne les conséquences du reportage, la Cour relève que la cour d’appel n’a pas établi qu’il eût « un impact sur l’orientation de l’enquête ou les décisions des juridictions d’instruction » (voir, a contrario, Tourancheau et July, précité, § 75).


73.  La Cour constate que la cour d’appel a estimé que le reportage litigieux a violé l’article 6 § 2 de la Convention dans la mesure où il aurait porté atteinte la présomption d’innocence des époux V.


74.  La Cour rappelle que l’article 6 § 2 de la Convention protège les individus contre toute ingérence des autorités de l’État et que la responsabilité de l’État sur le terrain de cette disposition ne peut être engagée pour des propos tenus par des personnes privées (Mulosmani c. Albanie, no 29864/03, §§ 140‑141, 8 octobre 2013, et Tikhonov et Khasis c. Russie, nos 12074/12 et 16442/12, §§ 61‑62, 16 février 2021). Toutefois, rien n’empêche les États de prévoir dans le droit interne des dispositions qui offrent un niveau de protection supplémentaire en répandant la portée d’un droit protégé par la Convention aux relations entre personnes privées (voir, par exemple, Marchiani c. France (déc.), no 30392/03, 27 mi 2008, et Société Bouygues Télécom c. France (déc.), no 2324/08, § 57, 13 mars 2012, concernant l’article 9-1 du code civil français qui, outre le droit à réparation qu’il consacre, prévoit des procédures d’urgence qui peuvent être utilisées par toute personne dont la présomption d’innocence n’est pas respectée par une personne physique ou morale).


75.  La Cour rappelle également que, dans la plupart des affaires portant sur le respect de la présomption d’innocence au regard de l’article 6 § 2 de la Convention, elle s’est penchée sur la portée de déclarations - orales ou écrites - de divers représentants de l’État et a fait une distinction entre celles qui reflètent le sentiment que la personne concernée est coupable, et celles qui se bornent à décrire un état de suspicion. Elle a estimé que les premières violent la présomption d’innocence, tandis que les deuxièmes ont été à plusieurs reprises considérées comme conformes à l’esprit de l’article 6 de la Convention (Marziano c. Italie, no 45313/99, § 31, 28 novembre 2002).


76.  En l’espèce, la cour d’appel a conclu à la violation de l’article 6 § 2 de la Convention principalement en raison du ton « sarcastique » du reportage et de la manière de traiter l’information par le journaliste.


77.  La Cour a déjà souligné qu’il faut tenir compte du fait que les médias audiovisuels ont des effets beaucoup plus immédiats et puissants que la presse écrite. Par les images, les médias audiovisuels peuvent transmettre des messages que l’écrit n’est pas apte à faire passer. Dans le même temps, un compte rendu objectif et équilibré peut emprunter des voies fort diverses en fonction entre autres du moyen de communication dont il s’agit. Il n’appartient pas à la Cour, ni aux juridictions nationales d’ailleurs, de se substituer à la presse pour dire quelle technique de compte rendu les journalistes doivent adopter. À cet égard, la Cour rappelle que, outre la substance des idées et informations exprimées, l’article 10 protège leur mode d’expression (NIT S.R.L., précité, §§ 182‑183).


78.  La Cour a estimé que le ton ironique et sarcastique adopté par le journaliste dans son reportage servait à exprimer son jugement de valeur à l’égard des déclarations des époux V. mais que ce jugement de valeur avait une base factuelle suffisante (paragraphe 70 ci‑dessus). Elle constate en outre qu’à aucun moment le journaliste n’a affirmé que les charges qui avaient servis de base à la perquisition chez les époux V. étaient prouvées ou que ces derniers avaient commis les infractions faisant l’objet de l’enquête (voir, a contrario, Worm c. Autriche, 29 août 1997, § 52, Recueil des arrêts et décisions 1997‑V, Pedersen et Baadsgaard c. Danemark [GC], no 49017/99, § 80, CEDH 2004‑XI, et Annen c. Allemagne (no 3), no 3687/10, § 31, 20 septembre 2018). Qui plus est, tant pendant le journal télévisé du 21 janvier 2006 qu’à la fin du reportage diffusé le 24 janvier 2006, il a été rappelé aux téléspectateurs que l’enquête était en cours et que les époux V. étaient présumés innocents. Dans ces circonstances, contrairement à la cour d’appel, la Cour n’estime pas que le rappel de la présomption d’innocence des époux V. à la fin du reportage du 24 janvier 2006 fût insuffisant. En ce qui concerne les moyens non verbaux utilisés par le journaliste et mis en exergue par la cour d’appel, la Cour considère que, dans les circonstances de l’espèce, ils n’équivalaient pas à une « déclaration de culpabilité » au sens de sa jurisprudence. Le téléspectateur était mis en mesure de faire la part des choses et de ne pas se méprendre sur le fait que l’affaire n’avait pas encore été jugée. La Cour est d’avis que, pris dans son ensemble, le reportage litigieux se bornait à décrire un état de suspicion à l’égard des époux V. sans pour autant dépasser le seuil de cette suspicion.

ε)        La sévérité de la sanction imposée


79.  La Cour note que la requérante a été condamnée au civil à payer à chacun des époux V. un euro symbolique au titre de dommage moral. Elle estime toutefois que, au regard de l’article 10 de la Convention, la légèreté de la sanction imposée ne saurait à elle seule pallier l’absence de raisons suffisantes de restreindre le droit à la liberté d’expression. La Cour considère que, bien que légère, elle a pu exercer un effet dissuasif sur la requérante et qu’en tout état de cause, elle ne se justifiait pas au vu des éléments énumérés ci-dessus (Axel Springer AG, précité, § 109).

iii.    Conclusion


80.  En somme, bien que pertinents, les motifs avancés par les juridictions nationales ne suffisent pas à établir que l’ingérence incriminée était « nécessaire dans une société démocratique ». Au vu de l’importance des médias dans une société démocratique ainsi que de la marge d’appréciation réduite des autorités internes s’agissant d’une émission télévisée portant sur un sujet de nature à susciter considérablement l’intérêt du public, la Cour estime que la nécessité des restrictions apportées à la liberté d’expression doit être établie de manière convaincante. Malgré le caractère léger de la sanction infligée à la requérante, la Cour estime qu’il n’existe pas de rapport raisonnable de proportionnalité entre, d’une part, les restrictions au droit de la requérante à la liberté d’expression qu’ont entraînées les mesures décidées par les juridictions nationales et, d’autre part, le but légitime poursuivi, à savoir, la protection de la réputation d’autrui.


81.  Partant, il y a eu violation de l’article 10 de la Convention.

II.     SUR L’APPLICATION DE L’ARTICLE 41 DE LA CONVENTION


82.  Aux termes de l’article 41 de la Convention :

« Si la Cour déclare qu’il y a eu violation de la Convention ou de ses Protocoles, et si le droit interne de la Haute Partie contractante ne permet d’effacer qu’imparfaitement les conséquences de cette violation, la Cour accorde à la partie lésée, s’il y a lieu, une satisfaction équitable. »

A.    Dommage


83.  Tout en estimant avoir subi un préjudice moral, la requérante avance que le constat de violation par la Cour saurait le réparer suffisamment.


84.  Le Gouvernement soutient qu’aucune réparation n’est due en l’absence de fondement.


85.  Eu égard aux circonstances particulières de l’espèce, la Cour considère que le constat de violation de l’article 10 de la Convention est suffisant pour réparer le dommage moral subi par la requérante (Patrício Monteiro Telo de Abreu c. Portugal, no 42713/15, § 53, 7 juin 2022).

B.     Frais et dépens


86.  La requérante réclame 35 666,35 EUR au titre des frais et dépens qu’elle a engagés dans le cadre de la procédure menée devant les juridictions internes et 18 935,34 EUR au titre de ceux qu’elle a engagés aux fins de la procédure menée devant la Cour.


87.  Le Gouvernement n’a pas remis en cause les montants ainsi chiffrés par la requérante.


88.  Selon la jurisprudence de la Cour, un requérant ne peut obtenir le remboursement de ses frais et dépens que dans la mesure où se trouvent établis leur réalité, leur nécessité et le caractère raisonnable de leur taux. En l’espèce, compte tenu des documents en sa possession et des critères susmentionnés, la Cour juge raisonnable d’allouer à la requérante la somme de 54 601,69 EUR tous frais confondus plus tout montant pouvant être dû sur cette somme à titre d’impôt.

PAR CES MOTIFS, LA COUR, À L’UNANIMITÉ,

1.      Déclare la requête recevable ;

2.      Dit qu’il y a eu violation de l’article 10 de la Convention ;

3.      Dit que le constat de violation constitue en lui-même une satisfaction équitable suffisante pour tout dommage moral subi par la requérante;

4.      Dit

a)     que l’État défendeur doit verser à la requérante, dans un délai de trois mois à compter de la date à laquelle l’arrêt sera devenu définitif conformément à l’article 44 § 2 de la Convention, 54 601,69 EUR (cinquante-quatre mille six cent un euros soixante-neuf cents), plus tout montant pouvant être dû sur cette somme par la requérante à titre d’impôt, pour frais et dépens ;

b)     qu’à compter de l’expiration dudit délai et jusqu’au versement, ce montant sera à majorer d’un intérêt simple à un taux égal à celui de la facilité de prêt marginal de la Banque centrale européenne applicable pendant cette période, augmenté de trois points de pourcentage.

Fait en français, puis communiqué par écrit le 13 décembre 2022, en application de l’article 77 §§ 2 et 3 du règlement.

                       

       Dorothee von Arnim                                             Arnfinn Bårdsen
          Greffière adjointe                                                      Président



[1] En Belgique, un préfet est le chef d’établissement dans les écoles secondaires organisées par la Communauté française de Belgique.


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