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European Court of Human Rights


You are here: BAILII >> Databases >> European Court of Human Rights >> ANDI MARIUS IONESCU v. ROMANIA - 24481/15 (Judgment : Article 6+6-3-d - Right to a fair trial : Fourth Section Committee) French Text [2022] ECHR 280 (29 March 2022)
URL: http://www.bailii.org/eu/cases/ECHR/2022/280.html
Cite as: ECLI:CE:ECHR:2022:0329JUD002448115, [2022] ECHR 280, CE:ECHR:2022:0329JUD002448115

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QUATRIÈME SECTION

AFFAIRE ANDI MARIUS IONESCU c. ROUMANIE

(Requête no 24481/15)

 

 

 

 

 

 

ARRÊT

STRASBOURG

29 mars 2022

 

Cet arrêt est définitif. Il peut subir des retouches de forme.


En l’affaire Andi Marius Ionescu c. Roumanie,


La Cour européenne des droits de l’homme (quatrième section), siégeant en un comité composé de :

        Gabriele Kucsko-Stadlmayer, présidente,

        Iulia Antoanella Motoc,

        Pere Pastor Vilanova, juges,
et de Ilse Freiwirth, greffière adjointe de section,


Vu :


la requête (no 24481/15) contre la Roumanie et dont un ressortissant de cet État, M. Andi Marius Ionescu (« le requérant »), né en 1975 et résidant à Bucarest, représenté par Me N. Popescu, avocate à Bucarest, a saisi la Cour le 18 mai 2015 en vertu de l’article 34 de la Convention de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales (« la Convention »),


la décision de porter la requête à la connaissance du gouvernement roumain (« le Gouvernement »), représenté par son agent, Mme O. Ezer, du ministère des Affaires étrangères, le grief tiré de l’impossibilité pour le requérant d’interroger ou de faire interroger un témoin protégé (article 6 §§ 1et 3 d) de la Convention) et de déclarer irrecevable la requête pour le surplus,


les observations des parties,


Après en avoir délibéré en chambre du conseil le 8 mars 2022,


Rend l’arrêt que voici, adopté à cette date :

OBJET DE L’AFFAIRE


1.  La requête concerne la condamnation du requérant à la suite d’une procédure pénale lors de laquelle il affirme ne pas avoir eu la possibilité, à aucun stade, d’interroger ou faire interroger un témoin protégé dont la déclaration faite lors de l’enquête constitua le fondement de l’établissement de sa culpabilité (article 6 §§ 1et 3 d) de la Convention).


2.  En juin 2011, les agents de la direction anticorruption organisèrent une action tendant à découvrir des faits de corruption prétendument commis par des agents de police du commissariat dont le requérant faisait également partie. I.N., agente infiltrée, fut utilisée dans le but de recueillir des informations à l’aide de dispositifs audio-vidéo.


3.  La nuit du 7 juin 2011, I.N. fut retenue par les collègues du requérant et ensuite conduite au commissariat dans le cadre d’une enquête pour de soupçons de prostitution. Le 8 juin 2011, une fois libérée, I.N. dressa un procès‑verbal et fournit aux enquêteurs les enregistrements audio-vidéo réalisés lors de sa rétention. Elle accusa le requérant de l’avoir soumise à une fouille corporelle abusive (selon celle-ci, le requérant lui avait arraché les vêtements et l’avait laissée nue pendant une période de temps). Tel qu’il ressort du dossier, lesdits enregistrements furent brusquement interrompus juste avant la prétendue fouille abusive. Le requérant fut mis en examen et renvoyé devant le tribunal départemental de Bucarest pour conduite abusive (article 250 § 3 du Code pénal).


4.  Le 23 avril 2013, le requérant, assisté par un avocat de son choix, sollicita au tribunal départemental à ce que I.N., devenue témoin à identité protégée, soit convoquée afin qu’il puisse l’interroger. I.N. fut citée à comparaitre à plusieurs reprises (les 8 et 21 mai, 12 et 18 juin, 17 juillet et 19 novembre 2013), mais ne s’était jamais présentée. Le 8 mai 2013, le tribunal décida de donner aux parties l’accès à l’étude des enregistrements audio-vidéo. Les 11 et 17 juin 2013, le parquet près le tribunal départemental de Bucarest informa le tribunal de l’impossibilité de présenter devant le tribunal le témoin à identité protégée, I.N. (selon un procès-verbal dressé le 25 février 2013, par l’agent de police C.P., I.N. ne faisait plus partie du ministère de l’Intérieur et avait quitté le pays). Le 3 décembre 2013, le tribunal souleva d’office la question relative à l’impossibilité d’interroger I.N. (article 329 du CPP) et décida de prendre en compte les enregistrements audio-vidéo. Le requérant contredit la version des faits de I.N., précisa que son activité la nuit des événements s’était seulement limitée à la photographier et à lui prélever les empreintes, souligna qu’aucune autre preuve (à part le procès-verbal dressé le 8 juin 2011 par I.N.) ne corroborait les accusations de conduite abusive et souligna que les enregistrements audio‑vidéo s’étaient brusquement interrompus juste avant les faits à l’origine de son chef d’accusation, donc n’étaient pas pertinents.


5.  Par un jugement du 18 décembre 2013, le tribunal départemental de Bucarest acquitta le requérant en retenant que les faits à l’origine des accusations n’étaient confirmés par aucun élément de preuve. S’agissant des déclarations de I.N., consignées dans le procès-verbal dressé le 8 juin 2011, le tribunal retint qu’elles n’étaient pas en mesure de justifier la condamnation du requérant, d’autant plus que celle-ci ne s’était jamais présentée devant le tribunal pour être entendue en personne dans le respect du principe du contradictoire. Le parquet interjeta appel de ce jugement et insista sur la dernière phrase du requérant prononcée juste avant l’interruption des enregistrements (« ...voici...oh...maintenant nous nous divulguons ») qui, selon sa thèse, se corroborait avec le procès-verbal dressé par I.N. et confirmait les accusations d’I.N. Devant la cour d’appel de Bucarest, le requérant, assisté par un avocat, soutint que les déclarations d’I.N. n’étaient confirmées par aucun élément de preuve.


6.  Par un arrêt du 16 décembre 2014, la cour d’appel de Bucarest accueillit l’appel du parquet et condamna le requérant à deux mois de prison pour conduite abusive. La cour d’appel retint que l’agent infiltré I.N. avait été victime d’une fouille corporelle abusive et que le contenu du procès‑verbal dressé le 8 juin 2011 se corroborait avec les enregistrements audios, notamment avec les dernières phrases enregistrées avant l’interruption. La cour d’appel ajouta qu’elle avait la compétence de re‑analyser les preuves et qu’il n’y avait en l’espèce aucun défaut de procédure.


7.  Le requérant dénonce sa condamnation à la suite d’une procédure pénale lors de laquelle il affirme ne pas avoir eu la possibilité, à aucun stade, d’interroger ou faire interroger I.N. dont les déclarations faites dans le cadre du procès-verbal dressé le 8 juin 2011 constituèrent le fondement de l’établissement de sa culpabilité (article 6 §§ 1et 3 d) de la Convention).

L’APPRÉCIATION DE LA COUR


8.  Constatant que ce grief n’est pas manifestement mal fondé ni irrecevable pour un autre motif visé à l’article 35 de la Convention, la Cour le déclare recevable.

 


10.  Il convient tout d’abord de constater que le témoin protégé I.N., citée à comparaître devant le tribunal départemental, ne s’est jamais présentée afin de donner aux parties la possibilité de l’interroger (paragraphe 4 ci‑dessus). Le tribunal départemental a constaté, juste avant de rendre son jugement, l’impossibilité de l’auditionner en se basant sur les informations fournies par l’agent de police C.P., relatives au départ d’I.N. à l’étranger (paragraphe 4 ci‑dessus). Il en ressort en effet que, en dépit de l’information relative à sa présence sur le territoire d’un autre État, les autorités roumaines ont continué à convoquer ce témoin à comparaître en procédant à des notifications en Roumanie et n’ont déployé aucun effort pour essayer de la localiser (paragraphe 4 ci‑dessus ; voir, mutatis mutandis, Colac c. Roumanie, n26504/06, §§ 49‑50, 10 février 2015, et, a contrario, Tseber c. République tchèque, no 46203/08, §§ 50-52, 22 novembre 2012). Tout en rappelant, à la lumière des principes énoncées au paragraphe 9 ci‑dessus, que l’absence de motif sérieux justifiant la non‑comparution d’un agent infiltré n’est pas en soi décisive, mais constitue un élément de poids pour apprécier l’équité globale du procès, la Cour considère que, dans les circonstances en l’espèce, les tribunaux ne peuvent pas être considérés comme ayant déployé tous les efforts raisonnables pour assurer la comparution d’I.N. (voir, à contrario, Schatschaschwili précité, §§ 139-140, Lučić c. Croatie, no 5699/11, § 80, 27 février 2014 et mutatis mutandis, Colac, précité, §§ 48‑50).


11.  Ensuite, s’il est vrai, comme le Gouvernement le soutient, qu’il s’agissait d’un procès-verbal et non d’une déclaration formelle faite par I.N., la Cour note toutefois que la cour d’appel a fondé la condamnation du requérant, du moins dans une mesure déterminante, sur les déclarations faites par I.N. dans le procès‑verbal dressé le 8 juin 2011 et qu’aucune confrontation directe n’a pu avoir lieu entre le requérant et celle‑ci, ni pendant le procès, ni au stade de l’enquête préliminaire (paragraphes 3-6 ci-dessus). Certes, les déclarations d’I.N. ont été corroborées, selon la cour d’appel, avec les enregistrements audios (paragraphes 3 et 6 ci-dessus), mais, dans les circonstances en l’espèce, la Cour est prête à admettre que, sans forcément constituer le fondement unique ou déterminant de la condamnation du requérant, les déclarations d’I.N. revêtaient un poids certain et que leur admission a causé des difficultés à la défense (voir, mutatis mutandis, Valdhuter c. Roumanie, no 70792/10, § 49, 27 juin 2017).


12.  S’agissant d’éléments compensateurs pour contrebalancer les difficultés causées à la défense par l’impossibilité de contre-interroger I.N., si le requérant a eu la possibilité de donner sa propre version des faits en niant les accusations portées contre lui et si les enregistrements audio-vidéo étaient disponibles aux parties (paragraphe 4 ci-dessus), d’autres éléments sont sujets à caution. En effet, il convient de rappeler qu’I.N., qui était l’unique témoin à charge, n’a jamais été entendue devant les juridictions et ni le requérant, ni son avocat n’ont donc pu apprécier sa crédibilité et la fiabilité de ses déclarations (paragraphes 3-6 ci-dessus). Or, la cour d’appel s’est limitée à constater que la procédure avait été respectée, sans rechercher si l’absence de ce témoin pouvait avoir un impact sur l’équité de la procédure (paragraphe 6 ci‑dessus). En procédant de la sorte, la cour d’appel ne s’est pas livrée à un examen méticuleux de la crédibilité d’I.N. et de la fiabilité de ses dépositions (voir, a contrario, Schatschaschwili, précité, §§ 146-150). Compte tenu du contexte particulier de l’affaire cette juridiction aurait dû aborder avec prudence la déclaration d’I.N., d’autant plus qu’il s’agissait d’une preuve à charge importante (voir, mutatis mutandis, Fikret Karahan c. Turquie, no 53848/07, § 53, 16 mars 2021). Il en ressort que très peu de de mesures procédurales ont été prises en l’espèce pour compenser l’impossibilité pour la défense d’interroger directement I.N. Or, cela représente une garantie procédurale importante de nature à protéger les droits de la défense de l’accusé, garantie dont l’absence pèse lourdement dans la balance s’agissant d’examiner l’équité globale de la procédure au regard de l’article 6 §§ 1 et 3 d).


13.  Eu égard à tout ce qui précède, la Cour estime que le fait que le requérant n’a pu, à aucun stade de la procédure, interroger ou faire interroger I.N. a rendu la procédure inéquitable dans son ensemble. Partant, il y a eu violation de l’article 6 §§ 1 et 3 d) de la Convention.

L’APPLICATION DE L’ARTICLE 41 DE LA CONVENTION


14.  Le requérant demande 20 000 euros (EUR) au titre du dommage moral qu’il estime avoir subi et 5 532,62 euros (EUR) pour tous les frais et dépens (dont 5 130 EUR engagés à titre d’honoraires pour la représentation devant la Cour, 170,69 EUR pour frais et dépens engagés lors de la procédure menée devant la Cour et 231,10 EUR encourus lors de la procédure menée devant les juridictions internes). Pour les frais et dépens, il sollicite le versement direct de cette somme sur le compte bancaire de son avocate.

15.  Le Gouvernement estime que le constat de violation pourrait constituer une réparation suffisante et que les sommes sollicitées sont excessives au regard de la jurisprudence de la Cour.


16.  La Cour octroie au requérant 6 000 EUR pour dommage moral, plus tout montant pouvant être dû sur cette somme à titre d’impôt.


17.  Compte tenu des documents en sa possession et de sa jurisprudence, la Cour juge raisonnable d’allouer au requérant la somme de 3 400 EUR tous frais confondus, plus tout montant pouvant être dû sur cette somme à titre d’impôt. Cette somme est payable directement à son avocate.

PAR CES MOTIFS, LA COUR, À L’UNANIMITÉ,

1.      Déclare la requête recevable ;

2.      Dit qu’il y a eu violation de l’article 6 §§ 1 et 3 d) de la Convention ;

3.      Dit,

a)     que l’État défendeur doit verser au requérant, dans un délai de trois mois les sommes suivantes, à convertir dans la monnaie de l’État défendeur au taux applicable à la date du règlement :

i. 6 000 EUR (six mille euros), plus tout montant pouvant être dû sur cette somme à titre d’impôt, pour dommage moral ;

ii. 3 400 EUR (trois mille quatre cents euros), plus tout montant pouvant être dû sur cette somme par le requérant à titre d’impôt, pour frais et dépens, somme à verser directement à son conseil ;

b)     qu’à compter de l’expiration dudit délai et jusqu’au versement, ces montants seront à majorer d’un intérêt simple à un taux égal à celui de la facilité de prêt marginal de la Banque centrale européenne applicable pendant cette période, augmenté de trois points de pourcentage ;

4.      Rejette le surplus de la demande de satisfaction équitable.

Fait en français, puis communiqué par écrit le 29 mars 2022, en application de l’article 77 §§ 2 et 3 du règlement.

                       

             Ilse Freiwirth                                         Gabriele Kucsko-Stadlmayer
          Greffière adjointe                                                     Présidente


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