ORIANI v. ITALY - 312/17 (Article 6 - Right to a fair trial : First Section Committee) French Text [2024] ECHR 556 (20 June 2024)


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European Court of Human Rights


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URL: http://www.bailii.org/eu/cases/ECHR/2024/556.html
Cite as: [2024] ECHR 556

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PREMIÈRE SECTION

AFFAIRE ORIANI c. ITALIE

(Requête no 312/17)

 

 

 

 

 

 

ARRÊT
 

STRASBOURG

20 juin 2024

 

Cet arrêt est définitif. Il peut subir des retouches de forme.

 


En l'affaire Oriani c. Italie,

La Cour européenne des droits de l'homme (première section), siégeant en un comité composé de :

 Péter Paczolay, président,
 Gilberto Felici,
 Raffaele Sabato, juges,
et de Liv Tigerstedt, greffière adjointe de section,

Vu :

la requête (no 312/17) dirigée contre la République italienne et dont un ressortissant de cet État, M. Domenico Oriani (« le requérant »), né en 1935 et résidant à Naples, représenté par Me L. Strazzullo, avocat à Naples, a saisi la Cour le 14 décembre 2016 en vertu de l'article 34 de la Convention de sauvegarde des droits de l'homme et des libertés fondamentales (« la Convention »),

la décision de porter à la connaissance du gouvernement italien (« le Gouvernement »), représenté par son agent, M. L. D'Ascia, avocat d'État, les griefs concernant l'article 6 § 1 de la Convention et l'article 1 du Protocole no 1 à la Convention et de déclarer irrecevable la requête pour le surplus,

les observations des parties,

Après en avoir délibéré en chambre du conseil le 28 mai 2024,

Rend l'arrêt que voici, adopté à cette date :

OBJET DE L'AFFAIRE


1.  Le requérant est un ancien magistrat de la Cour des comptes. Le 5 mai 2010, par un décret du président du Conseil des ministres, il fut nommé Commissaire extraordinaire chargé du redressement financier de la municipalité de Rome, en application de la loi de finances no 191 de 2009.


2.  Par un décret du 22 septembre 2010, le président du Conseil des ministres révoqua le mandat du requérant et nomma V. pour le remplacer dans les mêmes fonctions. Selon le décret, la mission du requérant avait pris fin avec la présentation du document de vérification de la dette, et il convenait dès lors de nommer une personne qui menât à bien la phase opérationnelle du redressement.


3.  Le 16 décembre 2010, saisi d'un recours par le requérant, le tribunal administratif du Latium (ci-après « TAR ») annula ledit décret. Il affirma que le requérant avait été chargé, sans limitation de durée, de l'ensemble du redressement financier. Le 22 décembre 2014, sur appel de l'administration, le Conseil d'État confirma la décision.


4.  Par le décret-loi no 225 du 29 décembre 2010, l'article 2 de la loi de finances no 191 de 2009 fut modifié par l'ajout d'un nouveau paragraphe 196 bis disposant que le Commissaire extraordinaire devait avoir des compétences de gestion financière acquises dans le secteur privé.


5.  En conséquence, par un décret du 4 janvier 2011, le mandat du requérant fut de nouveau révoqué au profit de V. Le requérant attaqua le décret devant le TAR, lequel souleva une question de constitutionnalité relativement au paragraphe 196 bis de l'article 2 de la loi de finances susmentionnée.

6.  Par l'arrêt no 191 du 4 juillet 2014, la Cour constitutionnelle déclara inconstitutionnelle la disposition en question. Elle affirma entre autres que l'entrée en vigueur de l'article 2 paragraphe 196 bis à un moment où la procédure engagée par le requérant pour contester sa révocation était pendante emportait violation du principe du procès équitable garanti par l'article 111 de la Constitution combiné avec l'article 6 de la Convention. Elle souligna notamment que l'intervention de cette modification législative avait été déterminante pour l'issue du litige en question étant donné que ladite modification avait conduit à l'annulation de la décision par laquelle le TAR avait infirmé en faveur du requérant le premier décret portant révocation. La haute juridiction estima que les arguments avancés par le Gouvernement pour justifier la modification législative en cause ne caractérisaient pas un motif impérieux d'intérêt général.


7.  Par un décret du 20 janvier 2015, le président du Conseil des ministres confirma la révocation du mandat du requérant et ordonna la nomination d'un nouveau Commissaire extraordinaire.


8.  Le requérant demanda à être réintégré dans ses fonctions de Commissaire extraordinaire et réclama un dédommagement en réparation du préjudice qu'il disait être résulté pour lui de la circonstance qu'il avait été écarté depuis 2011 desdites fonctions.


9.  Le 4 novembre 2015, le TAR accorda au requérant un dédommagement au titre des actes pris par l'administration postérieurement à la décision de la Cour constitutionnelle, le premier acte répondant à ce critère étant le décret du 20 janvier 2015. Affirmant que l'administration ne pouvait en revanche être tenue pour responsable des actes qui avaient été pris antérieurement à ladite décision, il rejeta la demande de dédommagement pour autant qu'elle concernait la période comprise entre le 4 janvier 2011 et le 20 janvier 2015. La décision fut confirmée en appel le 15 juin 2016.


10.  Il ressort du dossier qu'en exécution du jugement du tribunal administratif du 4 novembre 2015, le requérant reçut 23 000 euros (EUR) de dommages-intérêts en réparation du préjudice ayant résulté pour lui, au titre de l'année 2015, de ce qu'il n'avait pas exercé les fonctions de Commissaire extraordinaire.


11.  Le requérant se plaint de ne pas avoir reçu une réparation suffisante pour la violation du droit à un procès équitable qu'il dit avoir subie. Sont en cause l'article 6 § 1 de la Convention et l'article 1 du Protocole no 1 à la Convention.

APPRÉCIATION DE LA COUR

SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE L'ARTICLE 6 § 1 ET DE L'ARTICLE 1 DU PROTOCOLE No 1


12.  Le Gouvernement invite la Cour à rejeter la requête pour défaut de qualité de victime du requérant. Il argue que l'article 2 paragraphe 196 bis a cessé d'être appliqué au requérant dès le moment où la disposition en question a été déclarée inconstitutionnelle.


13.  Le requérant soutient que malgré l'arrêt de la Cour constitutionnelle, il n'a pas obtenu une réparation adéquate. À l'appui de cette thèse, il explique que les autorités n'ont pas reconnu qu'il ait subi un dommage moral et que, pour ce qui est du dommage matériel, la réparation qui lui a été accordée excluait le préjudice qu'il dit avoir subi au titre des années 2011 à 2014, les juridictions internes estimant que l'administration ne pouvait être tenue pour responsable des actes pris sur le fondement de l'article 2 paragraphe 196 bis avant que cette disposition ne fût déclarée inconstitutionnelle.


14.  La Cour rappelle qu'une décision ou une mesure favorable au requérant ne suffit en principe à lui retirer la qualité de « victime » aux fins de l'article 34 de la Convention que si les autorités nationales ont reconnu, explicitement ou en substance, puis réparé la violation de la Convention (Scordino c. Italie (no 1) [GC], no 36813/97, §§ 179-181, CEDH 2006-V, Gäfgen c. Allemagne [GC], no 22978/05, §§ 115-116, 1 juin 2010, Blyudik c. Russie, no 46401/08, §§ 49-50, 25 juin 2019, et Roth c. Allemagne, nos 6780/18 et 30776/18, §§ 75-81, 22 octobre 2020).


15.  La Cour observe que le requérant n'a été dédommagé qu'au titre de la période postérieure à l'arrêt de la Cour constitutionnelle. Or, en ce qui concerne la période antérieure audit arrêt, elle estime que la seule reconnaissance de la violation ne peut, dans les circonstances de l'espèce, être considérée comme une réparation suffisante du préjudice ayant résulté pour l'intéressé de ce qu'il n'a pas perçu pendant cette période les émoluments associés aux fonctions dont il avait été écarté. Il n'y a donc pas eu de réparation adéquate, de sorte que le requérant n'a pas perdu la qualité de victime au regard de l'article 34 de la Convention et que l'exception soulevée par le Gouvernement doit être rejetée.


16.  Constatant que la requête n'est pas manifestement mal fondée ni irrecevable pour un autre motif visé à l'article 35 de la Convention, la Cour la déclare recevable.


17.  Les principes généraux applicables à l'examen de la question de savoir si des mesures sont de nature à influencer le dénouement judiciaire d'un litige ont été résumés dans les affaires Vegotex International S.A. c. Belgique ([GC], no 49812/09, 3 novembre 2022) et D'Amico c. Italie (no 46586/14, 17 février 2022).


18.  La Cour constate que l'article 2 paragraphe 196 bis est entré en vigueur alors que la procédure engagée par le requérant pour contester sa révocation était pendante, la disposition en question étant précisément destinée à déterminer l'issue de ce litige. Elle relève que la Cour constitutionnelle a souligné que l'intervention législative en cause réglait ledit litige et que les arguments avancés par le Gouvernement pour justifier cette intervention législative ne caractérisaient pas un motif impérieux d'intérêt général (paragraphe 6 ci-dessus). Elle note en outre que la haute juridiction a déclaré la disposition en question inconstitutionnelle en ce qu'elle emportait violation du principe du procès équitable garanti par l'article 111 de la Constitution combiné avec l'article 6 de la Convention. Elle observe enfin que le requérant a par la suite été révoqué derechef de son mandat.


19.  À la lumière de ce qui précède, la Cour ne peut que conclure que l'intervention législative en cause, qui réglait définitivement, de manière rétroactive, le fond du litige opposant le requérant à l'État devant les juridictions internes, n'était pas justifiée par d'impérieux motifs d'intérêt général.


20.  Partant, il y a eu violation de l'article 6 § 1 de la Convention.


21.  En ce qui concerne le grief tiré de l'article 1 du Protocole no 1, la Cour estime que les émoluments associés aux fonctions de Commissaire extraordinaire auxquels le requérant avait droit entre 2011 et 2014 s'analysent en un bien au sens de l'article 1 du Protocole no 1. Elle affirme que contrairement à ce que soutient le Gouvernement, la privation desdits émoluments constitue une ingérence dans le droit du requérant au regard de cette disposition.


22.  À cet égard, la Cour rappelle d'abord que toute atteinte aux droits protégés par l'article 1 du Protocole no 1 doit satisfaire à l'exigence de légalité (Vistiņš et Perepjolkins c. Lettonie [GC], no 71243/01, § 95, 25 octobre 2012, et Béláné Nagy c. Hongrie [GC], no 53080/13, § 112, 10 février 2015). Elle précise que l'existence d'une base légale en droit interne ne suffit toutefois pas, en tant que telle, à remplir cette condition : il faut à cette fin que la base légale présente en outre une certaine qualité, celle d'être compatible avec la prééminence du droit et d'offrir des garanties contre l'arbitraire.


23.  En l'espèce, la Cour constate que la loi litigieuse a été déclarée inconstitutionnelle en juillet 2014. Elle relève par ailleurs que c'est sur la base de cette disposition que le requérant a été privé entre 2011 et 2014 de tout émolument lié aux fonctions de Commissaire extraordinaire, et que ce préjudice n'a été réparé qu'au titre de la période postérieure à l'intervention de la Cour constitutionnelle : en effet, malgré cette décision, l'intéressé n'a pu obtenir aucune réparation au titre de la période antérieure.


24.  Or il ne saurait revenir au requérant de supporter la charge d'éventuelles erreurs ou carences des autorités (voir, mutatis mutandis, Gashi c. Croatie, no 32457/05, § 40, 13 décembre 2007).


25.  La Cour en conclut que l'atteinte portée aux biens du requérant ne saurait être regardée comme ayant été « prévue par la loi » au sens de l'article 1 du Protocole no 
1.


26.  Eu égard à ce qui précède et compte tenu de l'ensemble des éléments qui lui ont été soumis, la Cour estime que l'ingérence litigieuse était manifestement illégale sur le plan du droit interne et, par conséquent, incompatible avec le droit du requérant au respect de ses biens. Une telle conclusion la dispense de rechercher si un juste équilibre a été maintenu entre les exigences de l'intérêt général de la communauté et les impératifs de la sauvegarde des droits individuels.


27.  Partant, il y a eu violation de l'article 1 du Protocole no 1 à la Convention.

APPLICATION DE L'ARTICLE 41 DE LA CONVENTION


28.  Le requérant demande à la Cour de lui octroyer au titre du préjudice matériel qu'il dit avoir subi un dédommagement calculé selon les mêmes critères que ceux qu'a appliqués le TAR pour établir le dédommagement accordé au titre de l'année 2015. Il l'invite ainsi à prendre pour base de calcul le montant brut des émoluments associés aux fonctions de Commissaire extraordinaire pour les années 2011 à 2014 et à déduire de la somme obtenue les revenus des activités professionnelles exercées par lui au cours de la même période pour autant que lesdites activités étaient incompatibles avec les fonctions de Commissaire extraordinaire (l'aliunde perceptum). Le requérant explique en outre que la loi introduisant une limite pour le cumul de la pension et des émoluments associés aux fonctions de Commissaire extraordinaire est entrée en vigueur en 2014, et que ce n'est en conséquence que pour cette année-là qu'il conviendrait de déduire du dédommagement les sommes qui lui ont été versées au titre de la pension de retraite.


29.  Le requérant demande ainsi 370 716,03 euros (EUR) pour dommage matériel, 40 000 EUR pour dommage moral et 25 248,76 EUR au titre des frais et dépens qu'il dit avoir engagés aux fins de la procédure menée devant la Cour.


30.  Le Gouvernement s'oppose aux prétentions du requérant. Il soutient notamment qu'étant donné la pension élevée perçue selon lui par l'intéressé, la circonstance que celui-ci a été privé pour les années considérées de tout émolument lié au poste de Commissaire extraordinaire ne s'analyse pas en une ingérence disproportionnée dans l'exercice par lui de ses droits au regard de la Convention. À tenir compte de l'aliunde perceptum, le requérant n'aurait donc, selon le Gouvernement, souffert aucune perte.


31.  La Cour rappelle qu'un arrêt constatant une violation entraîne pour l'État défendeur l'obligation juridique de mettre un terme à la violation et d'en effacer les conséquences de manière à rétablir autant que faire se peut la situation antérieure (Iatridis c. Grèce (satisfaction équitable) [GC], no 31107/96, § 32, CEDH 2000-XI, et Guiso-Gallisay c. Italie (satisfaction équitable) [GC], no 58858/00, § 90, 22 décembre 2009).


32.  Sans spéculer sur la somme exacte que peuvent représenter les émoluments que le requérant aurait perçus si les violations de la Convention n'avaient pas eu lieu et s'il avait pu accomplir son mandat jusqu'en 2015, la Cour estime que l'intéressé a subi un préjudice matériel qu'il y a lieu de prendre en compte. Elle considère en outre qu'il a dû éprouver un dommage moral que le seul constat de violation de la Convention auquel elle est parvenue dans le présent arrêt ne suffit pas à réparer. Statuant en équité et à la lumière de toutes les informations en sa possession, elle juge raisonnable de lui octroyer la somme globale de 120 000 EUR, tous chefs de dommage confondus, plus tout montant pouvant être dû à titre d'impôt sur cette somme.


33.  En ce qui concerne les frais et dépens, eu égard aux documents en sa possession, la Cour estime raisonnable d'allouer au requérant la somme de 10 000 EUR au titre de la procédure menée devant elle.

PAR CES MOTIFS, LA COUR, À L'UNANIMITÉ,

  1. Déclare la requête recevable ;
  2. Dit qu'il y a eu violation de l'article 6 § 1 de la Convention ;
  3. Dit qu'il y a eu violation de l'article 1 du Protocole no 1 à la Convention ;
  4. Dit,

a)    que l'État défendeur doit verser au requérant, dans un délai de trois mois les sommes suivantes :

  1. 120 000 EUR (cent vingt mille euros), plus tout montant pouvant être dû à titre d'impôt sur cette somme, pour dommage matériel et moral ;
  2. 10 000 EUR (dix mille euros), plus tout montant pouvant être dû par le requérant à titre d'impôt sur cette somme, pour frais et dépens ;

b)    qu'à compter de l'expiration dudit délai et jusqu'au versement, ces montants seront à majorer d'un intérêt simple à un taux égal à celui de la facilité de prêt marginal de la Banque centrale européenne applicable pendant cette période, augmenté de trois points de pourcentage ;

  1. Rejette la demande de satisfaction équitable pour le surplus.

Fait en français, puis communiqué par écrit le 20 juin 2024, en application de l'article 77 §§ 2 et 3 du règlement.

 

 Liv Tigerstedt Péter Paczolay
 Greffière adjointe Président

 


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