STEFAN AND OTHERS v. ROMANIA - 57931/21 (Article 2 - Right to life : Fourth Section Committee) French Text [2024] ECHR 602 (02 July 2024)


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European Court of Human Rights


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URL: http://www.bailii.org/eu/cases/ECHR/2024/602.html
Cite as: [2024] ECHR 602

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QUATRIÈME SECTION

AFFAIRE ȘTEFAN ET AUTRES c. ROUMANIE

(Requête no 57931/21)

 

 

 

 

 

 

ARRÊT
 

STRASBOURG

2 juillet 2024

 

Cet arrêt est définitif. Il peut subir des retouches de forme.


En l'affaire Ștefan et autres c. Roumanie,

La Cour européenne des droits de l'homme (quatrième section), siégeant en un comité composé de :

 Branko Lubarda, président,
 Anne Louise Bormann,
 Sebastian Răduleţu, juges,
et de Simeon Petrovski, greffier adjoint de section,

Vu :

la requête (no 57931/21) dirigée contre la Roumanie et dont six ressortissants de cet État (« les requérants » - la liste des requérants et les précisions pertinentes figurant dans le tableau joint en annexe) ont saisi la Cour le 20 novembre 2021 en vertu de l'article 34 de la Convention de sauvegarde des droits de l'homme et des libertés fondamentales (« la Convention »),

la décision de porter la requête à la connaissance du gouvernement roumain (« le Gouvernement »), représenté par son agente, Mme O.F. Ezer, du ministère des Affaires étrangères,

les observations des parties,

Après en avoir délibéré en chambre du conseil le 11 juin 2024,

Rend l'arrêt que voici, adopté à cette date :

OBJET DE L'AFFAIRE


1.  La requête concerne l'efficacité de l'enquête pénale sur la répression des manifestations antigouvernementales qui a été menée en Roumanie du 13 au 15 juin 1990 et lors de laquelle plusieurs personnes ont été tuées ou grièvement blessées par des balles, en violation de l'articles 2 et 3 de la Convention.


2.  Les principaux faits sont décrits dans l'arrêt Mocanu et autres c. Roumanie ([GC], nos 10865/09 et 2 autres, §§ 14-49, 55-72, CEDH 2014 (extraits)).


3.  Le 11 juin 1990, l'exécutif nouvellement installé décida de prendre des mesures en vue d'évacuer la place de l'Université. Le 13 juin 1990, les forces de l'ordre chargèrent brutalement les manifestants, appréhendant 263 personnes.


4.  Lors des évènements qui s'étaient déroulés par la suite, trois personnes furent tuées ou grièvement blessées par balle, parmi lesquelles figurait M. Gheorghiţă Duncă, qui était le père des requérantes Mme Oana-Mihaela Ștefan et Mme Cristina-Gabriela Bursuceanu. Il ressortait du rapport médicolégal du 18 juin 1990 que M. Duncă était décédé le 15 juin 1990, après avoir été opéré en urgence à la suite des blessures par balle qui lui avaient été infligées.


5.  M. Mitriţă Lepădatu, qui était l'époux de la requérante Mme Gabriela-Rodica Lepădatu et le père des requérants M. Marius Lepădatu-Grempels et M. Constantin-Alin Ristoiu, fut également tué par balle le 13 juin 1990.


6.  D'autres personnes, dont la sixième requérante, Mme Mariana-Florica Bechir, furent battues et retenues par les forces de l'ordre. Cette dernière subit un traumatisme crânio-cérébral à la suite d'une fracture ouverte.


7.  Les informations pertinentes concernant le déroulement de l'enquête pénale menée jusqu'au 2 octobre 2013 sont exposées dans l'arrêt Mocanu et autres (précité, §§ 82-189). Tel qu'il ressort des constats opérés par la Cour dans ledit arrêt, une enquête pénale fut diligentée d'office à la suite des évènements en question. En 2013, l'enquête était toujours pendante, et durait donc depuis plus de vingt-trois ans, soit plus de dix-neuf ans après la ratification de la Convention par la Roumanie (20 juin 1994).


8.  Après le 17 septembre 2014, date du prononcé de l'arrêt Mocanu et autres, précité, une série d'actes d'enquête furent réalisés, comme décrit dans l'arrêt Ștefan-Gabriel Mocanu et autres c. Roumanie (nos 34323/21 et 8 autres, § 13, 12 décembre 2023).


9.  Par un réquisitoire émis le 12 juin 2017 dans le dossier no 47/P/2014, dans lequel tous les requérants figuraient en tant que parties civiles, la section militaire du parquet près la Haute Cour de cassation et de justice (« la Haute Cour ») ordonna, entre autres, le renvoi en jugement de quatorze prévenus du chef de crimes contre l'humanité (article 439 § 1 a), g) et j) du code pénal) pour les évènements s'étant déroulés du 13 au 15 juin 1990.


10.  Le 14 juillet 2017, le juge de la chambre préliminaire de la Haute Cour fut saisi du réquisitoire.

11.  Par un jugement avant dire droit du 8 mai 2019, le juge de la chambre préliminaire, en vertu des attributions qui lui étaient conférées en matière de contrôle de la légalité, annula le réquisitoire et prononça l'exclusion de toutes les preuves qui avaient été recueillies dans le cadre des poursuites ainsi que l'annulation de plusieurs actes de poursuite. Il renvoya enfin l'affaire devant la section militaire du parquet près la Haute Cour pour les raisons indiquées dans l'arrêt Ștefan-Gabriel Mocanu et autres (précité, § 19), y compris parce que, en violation des dispositions du code de procédure pénale, certains actes de poursuite n'étaient pas motivés.


12.  Le parquet près la Haute Cour, l'un des inculpés et plusieurs victimes et parties civiles contestèrent chacun le jugement rendu le 8 mai 2019 par le juge de la chambre préliminaire de la Haute Cour.


13.  Par un jugement avant dire droit définitif du 10 décembre 2020, la Haute Cour, statuant en une formation de deux juges, rejeta comme mal fondées lesdites contestations pour les motifs indiqués dans l'arrêt Ștefan-Gabriel Mocanu et autres (précité, § 21).


14.  Le 4 juin 2021, le dossier fut transmis à la section militaire du parquet près la Haute Cour, où une enquête pénale du chef de crimes contre l'humanité (article 439 § 1 a), e), g) et j) du code pénal) fut rouverte (Ștefan-Gabriel Mocanu et autres, précité, § 22). Après la réouverture de la procédure pénale, les procureurs militaires ont à nouveau entamé un vaste processus d'administration des preuves ayant été déclarées nulles et, le cas échéant, d'identification et d'administration de nouvelles preuves, conformément aux règles de procédure pénale en vigueur.


15.  Jusqu'en juin 2023, des éléments de preuve consistant en des documents émanant des institutions publiques, des documents médicaux et des preuves qui se composaient d'images audio et vidéo liées aux évènements en question furent recueillis. Les preuves écrites représenteraient ainsi environ 36 000 feuilles.


16.  Des mesures d'instruction concernant spécifiquement les requérants furent accomplies.


17.  La requérante Mme Gabriela-Rodica Lepădatu, veuve de M. Mitriţă Lepădatu, agissant aussi en tant que mandataire de ses fils, M. Marius Lepădatu-Grempels et M. Constantin-Alin Ristoiu, également considérés comme parties lésées dans la procédure, ainsi que la requérante Mme Oana-Mihaela Ştefan, héritière de M. Gheorghiţă Duncă, agissant aussi en tant que mandataire de sa sœur, Mme Cristina Gabriela Bursuceanu, également considérée comme partie lésée, furent entendues le 17 juin 2016 en tant que parties civiles dans la procédure.


18.  Aucun des requérants indiqués au paragraphe précédent ne fut entendu à nouveau après que l'affaire fut renvoyée au parquet par le jugement avant dire droit du 8 mai 2019, définitivement confirmé le 10 décembre 2020, et après que l'enquête fut rouverte le 4 juin 2021.


19.  La requérante Mme Mariana Florica Bechir fut entendue le 27 juin 1990 et demanda à se constituer partie civile à la procédure pénale le 15 février 2000, demande qu'elle réitéra le 8 juin 2016.

20.  Selon les informations fournies par la section militaire du parquet près la Haute Cour, la requérante Mme Mariana Florica Bechir fut citée à comparaître en tant que partie lésée les 7 et 14 mars 2022 et le 12 janvier 2023. L'intéressée ne se présenta pas aux deux premières convocations. Quant à la dernière, il ressort des documents versés au dossier que la requérante était absente de son domicile et qu'elle n'a donc pas pu recevoir la convocation en question.

21.  À la date des dernières informations fournies par le Gouvernement (novembre 2023), la procédure pénale était toujours pendante.

APPRÉCIATION DE LA COUR

SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DES ARTICLES 2 ET 3 DE LA CONVENTION


22.  Constatant que les griefs des requérants ne sont pas manifestement mal fondés ni irrecevables pour un autre motif visé à l'article 35 de la Convention, la Cour les déclare recevables.


23.  Les principes généraux concernant l'obligation procédurale incombant aux États sur le terrain des articles 2 et 3 de la Convention ont été résumés plus récemment dans l'arrêt Ștefan-Gabriel Mocanu et autres (précité, §§ 51-52).


24.  La Cour note avoir déjà constaté qu'une enquête pénale avait été ouverte d'office peu après les évènements de juin 1990 et qu'elle visait alors les homicides par balle de plusieurs personnes, ainsi que les mauvais traitements infligés à d'autres individus dans les mêmes circonstances (Ștefan-Gabriel Mocanu, précité, § 53).

25.  Dans l'arrêt Mocanu et autres, précité, la Cour a examiné, en 2014, la conduite, par les autorités nationales, de ladite enquête ouverte d'office, laquelle fait également l'objet de la présente affaire. Elle a constaté, entre autres, que l'enquête en question avait été marquée par d'importantes périodes d'inactivité, qu'en l'espèce très peu d'actes de procédure avaient été accomplis concernant les plaintes des personnes agressées, qu'il n'avait pas été remédié aux nombreuses lacunes relevées par les autorités nationales relativement à l'enquête, et que les autorités responsables de celle-ci n'avaient pas pris toutes les mesures qui auraient raisonnablement permis d'identifier et de sanctionner les responsables des évènements litigieux survenus entre les 13 et 15 juin 1990 (Ștefan-Gabriel Mocanu, précité, § 54).


26.  En l'espèce, pour ce qui est des griefs soulevés par les requérants sous l'angle des articles 2 et/ou 3 de la Convention concernant l'enquête menée par les autorités nationales avant le prononcé de l'arrêt Mocanu et autres, précité, la Cour est d'avis qu'aucun élément ne lui permet de se démarquer des constats formulés dans cet arrêt (Ștefan-Gabriel Mocanu, précité, § 55).


27.  De même, en ce qui concerne l'enquête effectuée par les autorités nationales après le prononcé de l'arrêt Mocanu et autres (précité), la Cour a récemment constaté que cette enquête n'a pas satisfait aux critères d'effectivité découlant des articles 2 et 3 de la Convention (Ștefan-Gabriel Mocanu, précité, § 71). Qui plus est, l'enquête en question était, à la date des dernières informations fournies par le Gouvernement (novembre 2023 - paragraphe 21 ci-dessus), toujours pendante pour ce qui concerne les requérants, devant le parquet (paragraphe 11 ci-dessus).


28.  Dans les circonstances de l'espèce, la Cour note que la complexité de l'enquête invoquée par le Gouvernement, bien qu'indéniable, ne saurait justifier la durée des investigations et la manière dont celles-ci ont été conduites pendant cette période extrêmement longue (Ștefan-Gabriel Mocanu, précité, § 70).


29.  Pour ce qui est de l'obligation d'associer les proches des victimes à la procédure, il ne ressort pas des éléments du dossier que les requérants aient été informés des progrès de l'enquête en particulier après le renvoi de l'affaire au parquet et la réouverture de l'enquête en juin 2021. Par conséquent, la Cour est d'avis que leurs intérêts de participer à l'enquête n'ont pas été suffisamment protégés (Ștefan-Gabriel Mocanu, précité, § 72).


30.  Quant à l'absence, reprochée à la dernière requérante, Mme Mariana-Florica Bechir, de répondre à deux convocations par le parquet datant des 7 et 14 mars 2022 (paragraphe 20 ci-dessus), la Cour estime que cette absence n'est pas de nature à affecter la qualité de victime de la requérante. De surcroît, elle n'est pas convaincue qu'en l'espèce, la présence de l'intéressée en 2022 aurait sensiblement modifié le déroulement de l'enquête ouverte d'office (voir, mutatis mutandis, Ștefan-Gabriel Mocanu, précité, § 73).


31.  Partant, il y a eu violation du volet procédural des articles 2 et 3 de la Convention respectivement (voir le tableau en annexe en ce qui concerne l'article de la Convention pertinent pour chaque requérant).

SUR l'APPLICATION DE L'ARTICLE 41 DE LA CONVENTION


32.  La requérante Mariana-Florica Bechir demande 25 000 euros (EUR) au titre du dommage moral qu'elle estime avoir subi. Les autres requérants réclament 50 000 EUR chacun au titre du dommage moral qu'ils disent avoir subi.


33.  Tous les requérants sollicitent conjointement 2 815,83 EUR pour les frais et dépens qu'ils disent avoir engagés dans le cadre de la procédure menée devant la Cour. Ils produisent, à l'appui de leurs demandes, une note d'honoraires détaillée. Ils demandent par ailleurs que le montant octroyé par la Cour soit versé directement sur le compte bancaire de leur avocate, conformément à leur accord écrit.


34.  Sur la base des éléments dont elle dispose, la Cour estime que la violation du volet procédural des articles 2 ou 3 de la Convention a causé aux intéressés un préjudice moral certain. Statuant en équité, elle alloue à ce titre 20 000 EUR à chacun des requérants pour lesquels une violation de l'article 2 de la Convention a été constatée (les requérants identifiés sous les numéros 1-5 dans le tableau annexée), et 12 500 EUR à la requérante (Mme Mariana-Florica Bechir) dans le chef de laquelle une violation de l'article 3 de la Convention a été établie.


35.  Eu égard aux éléments du dossier et à sa jurisprudence, la Cour juge par ailleurs raisonnable d'octroyer conjointement aux requérants la somme de 2 815,83 EUR au titre des frais et dépens correspondant à la procédure menée devant la Cour, plus tout montant pouvant être dû par eux à titre d'impôt sur cette somme. Ce montant est à verser directement sur le compte bancaire de la représentante des requérants (voir, par exemple, Khlaifia et autres c. Italie [GC], no 16483/12, § 288, CEDH 2016 (extraits)).

 

PAR CES MOTIFS, LA COUR, À L'UNANIMITÉ,

  1. Déclare la requête recevable ;
  2. Dit qu'il y a eu violation du volet procédural des articles 2 et 3 de la Convention ;
  3. Dit,

a)    que l'État défendeur doit verser à chaque requérant, dans un délai de trois mois, pour dommage moral, les sommes indiquées dans le tableau en annexe, à convertir dans la monnaie de l'État défendeur au taux applicable à la date du règlement, plus tout montant pouvant être dû à titre d'impôt ;

b)    que l'État défendeur doit verser aux requérants, sur le compte bancaire de leur représentante, dans un délai de trois mois, 2 815,83 EUR (deux mille huit cent quinze euros quatre-vingt-trois centimes), plus tout montant pouvant être dû par les requérants à titre d'impôt, pour frais et dépens, à convertir dans la monnaie de l'État défendeur au taux applicable à la date du règlement ;

c)     qu'à compter de l'expiration dudit délai et jusqu'au versement, ces montants seront à majorer d'un intérêt simple à un taux égal à celui de la facilité de prêt marginal de la Banque centrale européenne applicable pendant cette période, augmenté de trois points de pourcentage ;

  1. Rejette le surplus de la demande de satisfaction équitable.

Fait en français, puis communiqué par écrit le 2 juillet 2024, en application de l'article 77 §§ 2 et 3 du règlement.

 

 Simeon Petrovski Branko Lubarda
 Greffier adjoint Président

 


ANNEXE
Liste des requérants

No

Nom du requérant
Année de naissance

Lieu de résidence

Représentant

Circonstances particulières aux requérants

Article applicable

Montant dû à chaque requérant(e) par l'État défendeur au titre de l'article 41 de la Convention


1.

Oana-Mihaela ȘTEFAN

1975

Bucarest

Diana-Olivia Hatneanu

Les requérantes sont les filles de M. Gheorghiţă Duncă, décédé le 15 juin 1990 à la suite d'un coup de feu.

2

20 000 EUR

(vingt mille euros)


2.

Cristina-Gabriela BURSUCEANU

1969

Bucarest


3.

Gabriela-Rodica LEPĂDATU

1968

Bucarest

La requérante est la veuve de M. Mitriţă Lepădatu, décédé le 13 juin 1990 à la suite d'un coup de feu.


4.

Marius LEPĂDATU-GREMPELS

1987

Bucarest

Les requérants sont les fils de M. Mitriţă Lepădatu, décédé le 13 juin 1990 à la suite d'un coup de feu.


5.

Constantin-Alin RISTOIU

1988

Bucarest


6.

Mariana-Florica BECHIR

1967

Bucarest

La requérante affirme avoir fait l'objet de violences physiques lors des évènements du 13-15 juin 1990 de la part de militaires.

3

12 500 EUR

(douze mille cinq cents euros)

 


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