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Court of Justice of the European Communities (including Court of First Instance Decisions) |
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You are here: BAILII >> Databases >> Court of Justice of the European Communities (including Court of First Instance Decisions) >> E. (Justice and home affairs - Opinion) French Text [2018] EUECJ C-635/17_O (29 November 2018) URL: http://www.bailii.org/eu/cases/EUECJ/2018/C63517_O.html Cite as: EU:C:2018:973, [2018] EUECJ C-635/17_O, ECLI:EU:C:2018:973 |
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Édition provisoire
CONCLUSIONS DE L’AVOCAT GÉNÉRAL
M. NILS WAHL
présentées le 29 novembre 2018 (1)
Affaire C‑635/17
E.
contre
Staatssecretaris van Veiligheid en Justitie
[demande de décision préjudicielle formée par le rechtbank Den Haag, zittingsplaats Haarlem (tribunal de La Haye, siégeant à Haarlem, Pays-Bas)]
« Renvoi préjudiciel – Contrôles aux frontières, asile et immigration – Politique d’immigration – Droit au regroupement familial – Directive 2003/86/CE – Regroupement familial pour les bénéficiaires d’une protection internationale – Article 11, paragraphe 2 – Charge et niveau de preuve requis aux fins de la démonstration des liens familiaux – Absence des pièces justificatives officielles – Règle de procédure nationale permettant de rejeter la demande de regroupement familial lorsque le regroupant n’explique pas d’une manière plausible l’absence desdites pièces – Admissibilité »
I. Introduction
1. Une autorité nationale peut-elle rejeter une demande de regroupement familial formulée par le bénéficiaire d’une protection internationale lorsque celui-ci n’a pas expliqué d’une manière plausible les raisons pour lesquelles il ne peut pas présenter d’actes d’état civil attestant de l’existence de liens familiaux ?
2. Tel est, en substance, l’objet de la question préjudicielle que pose le rechtbank Den Haag, zittingsplaats Haarlem (tribunal de La Haye, siégeant à Haarlem, Pays-Bas) à la Cour dans le cadre d’une procédure de regroupement familial concernant un enfant mineur de nationalité érythréenne, dont la filiation ne peut pas être prouvée par la regroupante (2) au moyen des actes d’état civil requis.
3. La présente affaire est l’occasion, pour la Cour, de se prononcer sur les dispositions particulières dont sont destinataires les bénéficiaires d’une protection internationale aux fins de l’exercice de leur droit au regroupement familial et, en particulier, sur la charge et le niveau de preuve requis aux fins de la démonstration de l’existence de liens familiaux, prévus à l’article 11, paragraphe 2, de la directive 2003/86.
4. La Cour devra, notamment, déterminer la portée du devoir de coopération incombant au regroupant et à l’autorité nationale compétente aux fins de l’établissement de ces liens. Elle devra, en particulier, procéder à une appréciation équilibrée de tous les intérêts en jeu, en tenant compte, d’une part, des difficultés particulières auxquelles les bénéficiaires d’une protection internationale peuvent se trouver confrontés, en raison de leur statut et de leur situation, pour produire ou recueillir des documents officiels auprès de leur pays d’origine et, d’autre part, des risques liés à une instrumentalisation de la procédure de regroupement familial en vue de légaliser, d’une manière abusive, l’entrée ou le séjour d’un ressortissant de pays tiers dans un État membre.
II. Le cadre juridique
A. Le droit de l’Union
5. La directive 2003/86 fixe les conditions dans lesquelles est exercé le droit au regroupement familial, dont bénéficient les ressortissants de pays tiers résidant légalement sur le territoire des États membres.
6. Les considérants 2 et 8 de cette directive sont rédigés comme suit :
« (2) Les mesures concernant le regroupement familial devraient être adoptées en conformité avec l’obligation de protection de la famille et de respect de la vie familiale qui est consacrée dans de nombreux instruments du droit international. La présente directive respecte les droits fondamentaux et observe les principes qui sont reconnus notamment par l’article 8 de la [convention de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales, signée à Rome le 4 novembre 1950] et par la charte des droits fondamentaux de l’Union européenne.
[...]
(8) La situation des réfugiés devrait demander une attention particulière, à cause des raisons qui les ont contraints à fuir leur pays et qui les empêchent d’y mener une vie en famille normale. À ce titre, il convient de prévoir des conditions plus favorables pour l’exercice de leur droit au regroupement familial. »
7. Au chapitre III de ladite directive, relatif au dépôt et à l’examen des demandes de regroupement familial, l’article 5, paragraphes 2 et 5, énonce :
« 2. La demande est accompagnée de pièces justificatives prouvant les liens familiaux et le respect des conditions prévues aux articles 4 et 6 et, le cas échéant, aux articles 7 et 8, ainsi que de copies certifiées conformes des documents de voyage des membres de la famille.
Le cas échéant, pour obtenir la preuve de l’existence de liens familiaux, les États membres peuvent procéder à des entretiens avec le regroupant et les membres de sa famille et à toute enquête jugée nécessaire.
[...]
5. Au cours de l’examen de la demande, les États membres veillent à prendre dûment en considération l’intérêt supérieur de l’enfant mineur. »
8. Au chapitre V de la directive 2003/86, relatif au regroupement familial des réfugiés, l’article 10, paragraphe 2, prévoit :
« Les États membres peuvent autoriser le regroupement d’autres membres de la famille non visés à l’article 4 s’ils sont à la charge du réfugié. »
9. L’article 11 de cette directive, dont l’interprétation est ici demandée, dispose :
« 1. En ce qui concerne le dépôt et l’examen de la demande, l’article 5 s’applique, sous réserve du paragraphe 2 du présent article.
2. Lorsqu’un réfugié ne peut fournir les pièces justificatives officielles attestant des liens familiaux, l’État membre tient compte d’autres preuves de l’existence de ces liens, qui doivent être appréciées conformément au droit national. Une décision de rejet de la demande ne peut pas se fonder uniquement sur l’absence de pièces justificatives. »
10. Au chapitre VII de ladite directive, relatif aux sanctions et voies de recours, l’article 17 est rédigé en ces termes :
« Les États membres prennent dûment en considération la nature et la solidité des liens familiaux de la personne et sa durée de résidence dans l’État membre, ainsi que l’existence d’attaches familiales, culturelles ou sociales avec son pays d’origine, dans les cas de rejet d’une demande, de retrait ou de non-renouvellement du titre de séjour, ainsi qu’en cas d’adoption d’une mesure d’éloignement du regroupant ou des membres de sa famille. »
B. Le droit néerlandais
11. La directive 2003/86 a été transposée en droit néerlandais par la Wet tot algehele herziening van de Vreemdelingenwet (loi portant révision générale de la loi relative aux étrangers) (3), du 23 novembre 2000.
12. Aux termes de l’article 29, paragraphe 2, de cette loi, un mineur a droit au regroupement familial avec un parent bénéficiaire d’une protection internationale si la demande de regroupement familial a été présentée dans un délai de trois mois à compter de l’octroi de cette protection. Cette disposition est applicable lorsque le mineur concerné est un pupille avec qui le regroupant a des liens familiaux effectifs.
13. La pratique législative relative à la preuve des liens familiaux est précisée dans la Vreemdelingencirculaire 2000 (circulaire de 2000 relative aux étrangers) ainsi que dans la Werkinstructie 2014/9 (instruction publique de service n° 2014/9) de l’Immigratie- en Naturalisatiedienst (Service de l’immigration et des naturalisations, Pays-Bas) (4).
14. Conformément à cette législation, le regroupant doit démontrer que la personne avec laquelle le regroupement est demandé a réellement fait partie de sa famille avant son arrivée aux Pays-Bas et que ce lien familial n’a pas été rompu. À cette fin, il doit attester, au moyen de documents officiels, de l’identité de cette personne (passeport, carte d’identité, déclaration de nationalité, livret militaire, etc.) et doit démontrer la réalité et l’effectivité du lien familial l’unissant à cette dernière (par exemple, par un acte de mariage, une déclaration de naissance, un livret de famille, un acte de décès, etc.), et ce qu’il s’agisse d’un enfant dont la filiation est biologique ou qu’il s’agisse d’un enfant adopté ou d’un pupille (5). Le regroupant est également invité à fournir, dès l’introduction de sa demande, tout autre document de nature à démontrer l’existence de ce lien familial.
15. Lorsque le regroupant demande le regroupement familial avec un pupille, l’effectivité de ce lien est appréciée en tenant compte notamment des raisons pour lesquelles le pupille a été accueilli dans la famille. Si le regroupant ne parvient pas à fournir des documents officiels, le législateur national exige de ce dernier qu’il démontre d’une manière plausible que l’absence de ces documents ne lui est pas imputable (6).
16. Dans l’hypothèse où l’autorité nationale compétente admet, compte tenu des explications fournies par le regroupant, que celui-ci se trouve dans l’incapacité de disposer de documents officiels attestant de l’effectivité du lien familial, elle apprécie au regard des autres éléments de preuve fournis par ce dernier, tels que des photos, des diplômes, des carnets de vaccination ou bien encore des déclarations d’une autorité religieuse, si des investigations plus approfondies, comme des entretiens comprenant des questions d’identification ou des tests ADN effectués au sein des représentations consulaires des Pays-Bas, sont nécessaires.
17. En revanche, si l’autorité nationale compétente estime que le regroupant n’est pas parvenu à expliquer d’une manière plausible les raisons pour lesquelles il ne dispose pas de documents officiels attestant de l’existence de liens familiaux et juge, en outre, les autres éléments de preuve fournis par ce dernier insuffisants, elle n’est pas tenue de procéder à ces mesures d’investigations complémentaires et peut, dès lors, rejeter la demande de regroupement familial.
III. Les faits à l’origine du litige, la procédure au principal et les questions préjudicielles
18. La regroupante est de nationalité érythréenne et réside avec sa fille aux Pays-Bas. Le 11 mars 2015, les autorités néerlandaises lui ont accordé le bénéfice du statut conféré par la protection subsidiaire ainsi que, à ce titre, un permis de séjour.
A. L’examen de la demande de regroupement familial par le secrétaire d’État
19. Le 16 avril 2015, la regroupante a introduit une demande de regroupement familial au bénéfice du requérant, un enfant mineur de nationalité érythréenne né le 1er juillet 2003 en Érythrée (7). Elle soutient que ce mineur est le fils de sa sœur aînée et qu’il est placé, depuis le décès de ses parents lorsqu’il avait 5 ans, sous son autorité. La regroupante aurait fui l’Érythrée en 2013 pour se rendre, avec sa fille et cet enfant, au Soudan. Néanmoins, elle aurait été contrainte d’abandonner ce dernier au Soudan lors de sa fuite vers les Pays-Bas, faute d’argent suffisant. Le mineur, âgé aujourd’hui de 15 ans, serait placé auprès d’une connaissance au Soudan.
20. Il est constant que, dans la présente affaire, la regroupante n’a pas fourni de pièces justificatives officielles permettant d’attester de l’identité du mineur concerné, du décès des parents de celui-ci et de la tutelle qu’elle exerce sur ce dernier. L’expertise qui a été délivrée quant à la valeur de l’attestation émise à cet effet par le Front de libération de l’Érythrée a révélé que ce document avait été délivré par une autorité incompétente, le gouvernement néerlandais précisant, lors de l’audience, qu’il s’agissait d’un faux document.
21. Il est également constant que le Staatssecretaris van Veiligheid en Justitie (secrétaire d’État à la Sécurité et à la Justice, Pays-Bas) (8) a indiqué tout au long de la procédure les raisons pour lesquelles le lien familial n’était pas établi, demandant ainsi à la regroupante d’expliquer d’une manière détaillée et circonstanciée les raisons pour lesquelles elle n’était pas en possession des actes officiels requis.
22. Le secrétaire d’État a soutenu qu’il n’existait pas d’explication plausible à l’absence de pièces justificatives attestant de l’identité du mineur dans la mesure où, selon le rapport d’information sur la situation en Érythrée établi par le Bureau européen d’appui en matière d’asile (BEAA) (9), l’Érythrée délivrerait des cartes d’identité, des cartes scolaires, des cartes d’étudiant ainsi que des cartes d’habitant. En réponse aux arguments exposés à cet égard par la regroupante, le secrétaire d’État ne lui a plus opposé l’absence de ces pièces.
23. Il a néanmoins adressé une série de questions complémentaires à la regroupante afin d’établir les raisons et la nature des liens l’unissant au mineur concerné, auxquelles celle-ci a répondu par l’intermédiaire d’une organisation représentant ses intérêts.
24. En revanche, le secrétaire d’État a maintenu sa position selon laquelle il n’existait pas d’explication plausible à l’absence de pièces officielles attestant du décès des parents biologiques du mineur concerné et de la tutelle exercée par la regroupante sur le mineur concerné. Selon lui, il ressortirait également du rapport d’information du BEAA que l’Érythrée délivre des actes de décès ainsi que des actes de tutelle. Conformément à la législation nationale applicable, il n’a donc pas jugé nécessaire d’adopter des mesures d’enquêtes complémentaires, comme la tenue d’un entretien comportant des questions d’identification, et a rejeté la demande de regroupement familial par une décision du 12 mai 2016. Il a, en outre, par une décision du 27 octobre 2016, rejeté comme étant non fondée la réclamation introduite par la regroupante contre la décision du 12 mai 2016.
25. La regroupante a, par conséquent, introduit un recours devant la juridiction de renvoi.
B. Le recours introduit devant la juridiction de renvoi
26. Devant le juge de renvoi, le secrétaire d’État soutiendrait que la procédure suivie est conforme à l’article 11, paragraphe 2, de la directive 2003/86, compte tenu, en particulier, des termes employés par le législateur de l’Union dans le premier membre de phrase de cette disposition. Selon lui, l’expression « [l]orsqu’un réfugié ne peut fournir les pièces justificatives officielles attestant des liens familiaux » impliquerait que le regroupant fournisse une explication plausible quant à l’absence de ces pièces. Ainsi, le secrétaire d’État aurait indiqué que, « [s]i des pièces justificatives officielles peuvent être exigées et que le réfugié n’en dispose pas sans fournir à cet égard d’explication plausible, [l’autorité nationale compétente ne serait] pas tenu[e] de tenir compte d’autres preuves ou d’avoir un entretien comportant des questions d’identification ».
27. En revanche, selon le requérant, cette procédure n’est pas conforme à l’article 11, paragraphe 2, de la directive 2003/86. Tout d’abord, et compte tenu, en particulier, de la seconde phrase de cette disposition, un État membre ne saurait rejeter une demande de regroupement familial au seul motif que le regroupant n’a pas fourni les pièces justificatives officielles attestant des liens familiaux. Dans une telle hypothèse, l’État membre devrait, en effet, tenir compte d’autres preuves de l’existence de ces liens, ce qui impliquerait qu’il organise un entretien comportant des questions d’identification. Ensuite, le requérant conteste l’interprétation du secrétaire d’État selon laquelle l’emploi du terme « peut » impliquerait que le regroupant fournisse une explication plausible quant au fait qu’il ne dispose pas, n’a pas disposé ou n’a pas pu disposer de ces pièces justificatives. Enfin, le requérant souligne que, dans l’hypothèse où une telle interprétation serait retenue par la Cour, les explications qui ont été fournies quant à l’absence des actes de décès des parents biologiques du mineur concerné seraient en l’occurrence plausibles.
28. La juridiction de renvoi émet des doutes quant à l’interprétation de l’article 11, paragraphe 2, de la directive 2003/86 et, en particulier, du premier membre de phrase de celui-ci « [l]orsqu’un réfugié ne peut fournir les pièces justificatives officielles attestant des liens familiaux ». Elle relève, à cet égard, que le législateur de l’Union n’a pas expressément prévu de test de plausibilité, ni de marge d’appréciation dans le chef des États membres. Elle se demande néanmoins si le terme « peut » ne suppose pas que le réfugié fournisse une explication plausible au fait qu’il n’a pas communiqué et ne peut toujours pas disposer des pièces justificatives officielles attestant de ces liens. La juridiction de renvoi se réfère, sur ce point, aux principes régissant l’examen d’une demande de protection internationale, selon lesquels il peut être tenu compte, dans le cadre de cet examen, du fait que le demandeur s’est réellement efforcé d’étayer sa demande et a fourni une explication satisfaisante quant à l’absence d’éléments probants démontrant l’existence d’un risque de persécution ou d’atteintes graves dans son pays d’origine.
C. Les questions préjudicielles
29. Compte tenu des considérations exposées ci-dessus, le rechtbank Den Haag, zittingplaats Haarlem (tribunal de La Haye, siégeant à Haarlem) a décidé de surseoir à statuer et de poser à la Cour les questions préjudicielles suivantes :
« 1) Compte tenu de l’article 3, paragraphe 2, sous c), de la directive 2003/86 et de l’arrêt du 18 octobre 2012, Nolan (C‑583/10, EU:C:2012:638), la Cour est–elle compétente pour répondre aux questions préjudicielles des juridictions néerlandaises relatives à l’interprétation des dispositions de cette directive dans une affaire portant sur le droit de séjour d’un membre de la famille d’un bénéficiaire de la protection subsidiaire si, dans le droit néerlandais, cette directive a été déclarée directement et inconditionnellement applicable aux bénéficiaires de la protection subsidiaire ?
2) L’article 11, paragraphe 2, de la directive 2003/86 doit-il être interprété en ce sens qu’il s’oppose au rejet d’une demande de regroupement familial introduite par un réfugié du seul fait qu’il ne fournit pas, dans le cadre de sa demande, de pièces justificatives officielles attestant des liens familiaux,
ou
l’article 11, paragraphe 2, de la directive 2003/86 doit-il être interprété en ce sens qu’il ne s’oppose au rejet d’une demande de regroupement familial introduite par un réfugié motivé par la seule absence de pièces justificatives officielles attestant des liens familiaux que si ce dernier a donné une explication plausible au fait qu’il n’a pas fourni lesdites pièces justificatives et à son affirmation selon laquelle il ne peut toujours pas les produire ? »
30. Le requérant, ensemble avec la regroupante, ainsi que le gouvernement néerlandais et la Commission européenne ont déposé des observations écrites et orales.
31. Il faut néanmoins souligner que, depuis l’introduction du présent renvoi préjudiciel, la Cour a eu l’occasion de se prononcer sur une question identique à la première question dans l’arrêt du 7 novembre 2018, K et B (C‑380/17, EU:C:2018:877), et s’est déclarée compétente.
IV. Analyse
32. Avant de procéder à l’examen de la seconde question que le juge de renvoi adresse à la Cour, il convient de préciser que les termes de celle-ci sont contestés par le gouvernement néerlandais.
33. Dans le cadre de ses observations, le gouvernement néerlandais soutient que la prémisse sur laquelle repose la demande de décision préjudicielle est erronée. En particulier, il estime que la formulation de celle-ci ne reflète pas la réalité de la procédure suivie dans l’affaire au principal. Contrairement aux termes de la question préjudicielle, le secrétaire d’État ne se serait pas borné à rejeter la demande introduite par la regroupante au seul motif qu’elle n’aurait pas présenté de documents officiels et n’aurait pas non plus fourni d’explications plausibles quant à l’absence de ces documents. En effet, avant de procéder à un tel rejet, le secrétaire d’État aurait adopté différentes mesures d’instruction au cours de la procédure d’examen en tenant compte d’autres éléments de preuve, comme l’attestation du Front de libération de l’Érythrée, et en adressant à la regroupante des questions complémentaires visant à établir les raisons et la nature des liens l’unissant au mineur concerné.
34. Devant le juge de renvoi, comme devant la Cour, la regroupante reproche en réalité au secrétaire d’État d’avoir, en application de la législation nationale applicable, rejeté sa demande de regroupement familial sans avoir, au préalable, fait droit à sa requête tendant à l’organisation d’un entretien comportant des questions d’identification. Il s’agit là d’une mesure d’investigations complémentaires visée à l’article 5, paragraphe 2, de la directive 2003/86.
35. Par conséquent, au regard de ces éléments, je pense que la seconde question que le juge de renvoi adresse à la Cour vise, en substance, à déterminer si, dans le cadre de l’examen d’une demande de regroupement familial introduite par le bénéficiaire d’une protection internationale en l’absence de pièces justificatives officielles attestant des liens familiaux, une autorité nationale compétente peut, au sens de l’article 11, paragraphe 2, de la directive 2003/86, rejeter une telle demande sans procéder à des mesures d’investigations complémentaires, lorsque celui-ci n’explique pas d’une manière plausible les raisons pour lesquelles il ne peut pas fournir de telles pièces.
A. Observations liminaires
36. Avant de procéder à l’interprétation dudit article 11, paragraphe 2, de la directive 2003/86, je souhaite formuler quelques observations liminaires relatives aux difficultés particulières que soulève la présente affaire.
37. En effet, le législateur de l’Union ne définit pas la notion de « famille » dans le cadre de la directive 2003/86.
38. Il ressort du considérant 9 et de l’article 4, paragraphe 1, de cette directive que le regroupement familial doit viser, en tout état de cause, les membres de la famille nucléaire, c’est-à-dire le conjoint et les enfants mineurs, y compris les enfants adoptés conformément à une décision prise par l’autorité compétente de l’État membre concerné ou à une décision exécutoire de plein droit en vertu d’obligations internationales (10).
39. S’agissant, en particulier, du regroupement familial des bénéficiaires d’une protection internationale, il résulte de l’article 10, paragraphe 2, de la directive 2003/86, que les États membres peuvent autoriser le regroupement d’« autres membres de la famille non visés à l’article 4 s’ils sont à la charge du réfugié ». Dans ce contexte, la législation néerlandaise autorise le regroupement familial des pupilles avec qui le regroupant entretient des liens familiaux effectifs.
40. Dans la mesure où l’existence de la famille inclut nécessairement celle du lien familial, qui est un lien de droit particulier, le bénéfice du droit au regroupement familial implique de démontrer l’existence de ce lien familial et, s’agissant d’un pupille, l’effectivité de ce lien. Ce lien est, en principe, établi par des documents officiels dressés par les autorités compétentes du pays d’origine.
41. C’est sur ce point que l’affaire au principal soulève des difficultés, puisque la regroupante ne présente aucun document officiel susceptible d’attester de l’existence et de l’effectivité de ce lien familial avec le mineur concerné, pourtant nécessaire aux fins de l’application de la directive 2003/86. La « tutelle » que celle-ci revendique exercer sur cet enfant semble, en réalité, se rapprocher davantage d’un engagement coutumier et bénévole de prendre en charge l’entretien, l’éducation et la protection d’un enfant membre de la famille élargie. Or, dans ce type de situation et afin de servir au mieux les intérêts de cet enfant, il est nécessaire de s’assurer que les parents biologiques de ce dernier sont effectivement décédés et qu’il entretient un lien familial effectif avec la regroupante, afin d’éviter qu’il soit exposé à un risque d’abus ou d’exploitation.
42. Les particularités de cette affaire ayant été mises en exergue, il convient à présent d’examiner les règles et les principes gouvernant la preuve des liens familiaux au sens de l’article 11, paragraphe 2, de la directive 2003/86.
B. Les règles et les principes gouvernant la preuve des liens familiaux au sens de l’article 11, paragraphe 2, de la directive 2003/86
43. Dans le cadre de la procédure de regroupement familial organisée par la directive 2003/86, le législateur de l’Union distingue deux types de régimes relatifs à la preuve des liens familiaux.
44. Le premier est un régime général à destination des ressortissants de pays tiers, dont les conditions matérielles sont énumérées à l’article 5, paragraphe 2, de cette directive.
45. Cette disposition exige du regroupant qu’il joigne à sa demande les pièces justificatives prouvant les liens familiaux. Néanmoins, l’autorité nationale compétente peut estimer que ces pièces ne sont pas suffisantes pour établir l’existence de ces liens et peut ainsi décider de procéder à des entretiens avec le regroupant et les membres de sa famille ainsi qu’à toute enquête qu’elle juge nécessaire (11). Dans la lignée des dispositions prévues à l’article 16 de la directive 2003/86 (12), le législateur de l’Union tend ici à lutter contre les demandes de regroupement familial frauduleuses ou abusives, fondées, par exemple, sur des mariages de complaisance ou des reconnaissances frauduleuses ou fictives de paternité, en procédant, au-delà de la communication de pièces officielles, à des investigations complémentaires permettant de démontrer ou non la réalité et l’effectivité du lien familial.
46. Le second est un régime particulier s’adressant aux bénéficiaires d’une protection internationale, dont les conditions matérielles sont, quant à elles, prévues à l’article 11 de la directive 2003/86.
47. Ce régime doit permettre de garantir l’effectivité du droit à une vie familiale normale en rassemblant ceux des membres d’une famille qui, en raison des circonstances dans leur pays d’origine, ont fui les persécutions et les atteintes graves et ont été séparés à l’occasion d’un déplacement forcé ou d’une fuite.
48. Compte tenu des difficultés particulières auxquelles ces derniers doivent faire face pour produire ou recueillir auprès de leur pays d’origine des documents officiels, ce régime prévoit, conformément au considérant 8 de la directive 2003/86 et dans la lignée de la jurisprudence de la Cour européenne des droits de l’homme, des conditions aux fins de la démonstration des liens familiaux, qui doivent nécessairement être plus « favorables » pour l’exercice de ce droit (13).
49. Ainsi, lorsqu’un bénéficiaire d’une protection internationale introduit une demande de regroupement familial, les dispositions générales de l’article 5 de la directive 2003/86 s’appliquent, sous réserve des dispositions spécifiquement prévues à l’article 11, paragraphe 2, de cette directive.
50. Ce dernier article prévoit des règles particulières « [l]orsqu’un réfugié ne peut fournir les pièces justificatives officielles attestant des liens familiaux ».
51. En premier lieu, il ressort de l’article 11, paragraphe 2, première phrase, de la directive 2003/86 que les États membres sont obligés de tenir compte d’« autres preuves » de l’existence de ces liens (14). Celles-ci doivent être appréciées conformément au droit national (15). Néanmoins, la marge d’appréciation dont disposent les États membres ne saurait être employée d’une manière qui risquerait de porter atteinte à l’objectif de la directive 2003/86, qui est d’ajuster le régime de la preuve aux difficultés particulières auxquelles les bénéficiaires d’une protection internationale sont susceptibles d’être confrontés.Ces preuves doivent donc être réalistes et adaptées à la situation concrète dans laquelle se trouvent les personnes concernées (16).
52. En second lieu, il ressort expressément des termes de l’article 11, paragraphe 2, seconde phrase de cette directive qu’« [u]ne décision de rejet de la demande ne peut pas se fonder uniquement sur l’absence de pièces justificatives ». Selon moi, il ne fait aucun doute que le législateur de l’Union se réfère ici aux pièces justificatives officielles. Cette disposition s’inscrit dans la logique du point précédent des présentes conclusions en édictant une interdiction claire et inconditionnelle en vertu de laquelle l’absence de documents prouvant l’existence des liens familiaux ne doit pas constituer en soi un motif de rejet de la demande de regroupement familial. Cette disposition s’inscrit, également, dans la lignée des recommandations émises par le Conseil de l’Europe (17) et par le Haut-Commissariat des Nations unies pour les réfugiés (HCR) (18).
53. À présent, la question que soulève la présente affaire est celle de savoir si, dans le cadre d’une demande de regroupement familial qui n’est étayée d’aucune pièce justificative officielle attestant de l’existence de liens familiaux, un État membre peut subordonner le recours aux mesures d’investigations complémentaires visées à l’article 5, paragraphe 2, de la directive 2003/86 à la condition que le regroupant explique d’une manière plausible les raisons pour lesquelles il ne peut pas fournir ces documents.
C. L’obligation incombant au regroupant de fournir une explication plausible quant à l’absence de documents officiels attestant des liens familiaux
54. La Cour a reconnu qu’il n’existe pas de droit subjectif pour les membres d’une famille à être admis sur le territoire des États membres et que, en application de la directive 2003/86, ces derniers disposent d’une certaine marge de manœuvre lorsqu’ils examinent des demandes de regroupement familial et peuvent poser des conditions à l’exercice de ce droit (19).
55. Néanmoins, la Cour a également admis que cette faculté doit être interprétée strictement puisque l’autorisation du regroupement familial reste la règle et ne doit pas être utilisée par ces derniers d’une manière qui porterait atteinte à l’objectif de la directive 2003/86 (20).
56. En l’occurrence, l’exigence établie par la législation en cause, si elle ne ressort pas expressément des termes de la directive 2003/86, s’inscrit parfaitement dans le cadre de la coopération qui doit s’établir entre le regroupant et l’autorité nationale compétente aux fins de l’examen d’une demande de regroupement familial introduite en l’absence de pièces justificatives officielles et permet d’atteindre, si elle est mise en œuvre dans le respect des exigences procédurales visées par cette directive, les objectifs de celle-ci sans méconnaître pour autant le régime particulier dont disposent les bénéficiaires d’une protection internationale.
1. L’obligation en cause relève du devoir de coopération incombant au regroupant dans le cadre de l’examen d’une demande de regroupement familial introduite en l’absence de pièces justificatives officielles
57. Ainsi que cela ressort des termes de l’article 5, paragraphe 2, et de l’article 11, paragraphe 2, de la directive 2003/86, la charge de la preuve incombe, en tout premier lieu, au demandeur. C’est effectivement lui qui initie la procédure afin de bénéficier d’un droit et c’est également lui qui, seul, dispose des pièces justificatives officielles afin d’appuyer ses déclarations et d’établir l’existence des liens familiaux revendiqués, dont dépend finalement l’issue de sa demande.
58. Le législateur de l’Union met également à la charge des États membres une obligation de coopération. Il découle ainsi de ces dispositions que, dans l’hypothèse où le bénéficiaire d’une protection internationale est incapable de produire des documents officiels attestant des liens familiaux, l’État membre est tenu, conformément à l’article 11, paragraphe 2, de la directive 2003/86, de prendre en considération d’autres preuves de l’existence de ces liens et peut, en outre et en application de l’article 5, paragraphe 2, de cette directive, procéder à des investigations complémentaires telles que des entretiens avec le regroupant et les membres de sa famille et à toute enquête qu’il juge nécessaire.
59. C’est dans le cadre de cette coopération et aux fins de son bon déroulement que l’autorité nationale compétente peut, à mon sens, demander au regroupant d’expliquer les raisons pour lesquelles il ne peut fournir aucun document d’état civil attestant de l’existence de liens familiaux et peut, à mon avis, accorder une importance particulière au caractère plausible de cette explication.
60. En effet, si le régime probatoire prévu à l’article 11, paragraphe 2, de la directive 2003/86 a effectivement pour objectif d’adapter, en faveur des bénéficiaires d’une protection internationale, le régime probatoire applicable à la démonstration des liens familiaux par des règles plus souples, il doit également comporter des obligations à la charge de ces derniers de façon à éviter, conformément aux termes de l’article 16 de cette directive, que la procédure de regroupement familial soit utilisée d’une manière frauduleuse ou abusive, afin de détourner les règles relatives à l’entrée et au séjour des ressortissants de pays tiers dans un État membre, ou d’une manière malveillante, en exposant les enfants à des risques d’abus, d’exploitation ou de traite (21).
61. Dans ces conditions, lorsque le bénéficiaire d’une protection internationale décide d’engager une procédure de regroupement familial malgré l’absence de tout document officiel attestant de l’existence de liens familiaux, la charge de la preuve qui lui incombe implique, aux fins de l’examen de sa demande, qu’il explique les raisons pour lesquelles il se trouve dans l’incapacité de fournir de tels documents.
62. On ne saurait en effet exiger de l’autorité nationale compétente qu’elle mène l’examen de cette demande en procédant à des mesures d’investigations complémentaires, alors même que le regroupant n’a fourni aucun acte d’état civil attestant de l’existence d’un lien familial et n’a formulé, malgré les démarches qu’elle a entreprises et les moyens qu’elle a mis à sa disposition, aucune explication suffisante.
63. Ainsi, si le regroupant n’est pas tenu de prouver l’effectivité du lien familial par des documents officiels, il doit néanmoins s’efforcer d’expliquer, d’une manière suffisamment détaillée et circonstanciée, les raisons pour lesquelles il se trouve dans l’incapacité de disposer de ces documents. Cela doit lui permettre de démontrer que sa demande reste légitime, malgré l’absence desdits documents, et que l’examen de celle‑ci nécessite la coopération de l’autorité nationale compétente pour permettre la réunion de l’ensemble des éléments de nature à attester de l’existence de ces liens (22).
64. C’est donc à la lumière des explications fournies par le regroupant et, le cas échéant, des autres éléments de preuve communiqués que l’autorité nationale compétente sera en mesure de distinguer la situation dans laquelle il convient de rejeter d’emblée cette demande, parce qu’elle est manifestement infondée ou parce qu’elle est frauduleuse ou abusive, de celle dans laquelle il convient d’assister le regroupant en procédant à des mesures d’investigations complémentaires parce qu’il existe des raisons sérieuses de penser qu’il n’est légitimement pas en mesure de disposer de documents officiels.
65. Il est évident que les exigences requises aux fins des explications fournies par le regroupant doivent être proportionnées afin de ne pas faire peser sur lui une charge démesurée par rapport à ce qui est nécessaire aux fins de la démonstration de son incapacité.
66. Le niveau de ces exigences doit, par conséquent, dépendre de la nature ainsi que du niveau des difficultés auxquelles le regroupant est concrètement confronté dans la production de documents officiels. Si l’autorité nationale compétente peut ainsi exiger des explications détaillées et circonstanciées lorsqu’il est constant que le regroupant peut obtenir la communication de ces documents, elle doit, à mon avis, diminuer le niveau de ses exigences lorsqu’il est avéré que l’obtention desdits documents est impossible en raison, par exemple, de l’inexistence ou de graves défaillances de l’état civil dans le pays d’origine du regroupant.
67. À présent, il faut relever qu’une obligation telle que celle établie par la législation nationale en cause est une obligation prévue dans le cadre de l’examen d’une demande de protection internationale.
2. L’obligation en cause relève des obligations incombant au demandeur dans le cadre de l’examen d’une demande de protection internationale
68. La procédure d’examen d’une demande de protection internationale et celle relative à une demande de regroupement familial ont, certes, des objets distincts. La première tend à reconnaître le statut de réfugié ou de bénéficiaire de la protection subsidiaire à celui qui est exposé à des actes de persécutions ou à des risques d’atteintes graves dans son pays d’origine. La seconde tend à regrouper les membres de la famille du bénéficiaire d’une protection internationale, dispersée pendant un déplacement forcé ou une fuite.
69. Ces procédures présentent cependant des caractéristiques communes liées à l’identité du demandeur et à la situation très particulière dans laquelle celui-ci se trouve, ce qui explique sans doute que la Cour européenne des droits de l’homme se réfère à sa jurisprudence relative à la preuve d’un risque de persécutions en cas de retour dans le pays d’origine (demande de protection internationale) pour déterminer la charge et le niveau de preuve requis aux fins de la démonstration des liens familiaux (demande de regroupement familial) (23).
70. Ainsi dans l’une et l’autre procédure, la coopération qui doit s’établir entre le demandeur et l’autorité nationale compétente repose sur un postulat identique, à savoir que le demandeur d’une protection internationale ou le bénéficiaire de celle-ci n’est pas en mesure, compte tenu du fait qu’il a été contraint de fuir son pays d’origine, de disposer de documents officiels attestant, notamment, de son identité, de sa nationalité ou bien encore de l’existence de liens familiaux.
71. Or, dans le cadre d’une demande de protection internationale, la Cour a jugé que le demandeur a, conformément à l’article 13, paragraphe 1, de la directive 2013/32/UE (24), l’obligation de coopérer avec l’autorité nationale compétente, notamment aux fins d’établir son identité, sa nationalité, ainsi que les raisons justifiant sa demande, ce qui implique, selon elle, de fournir dans la mesure du possible, les justificatifs demandés et, le cas échéant, les explications et les renseignements sollicités (25). Il s’agit là d’éléments essentiels et nécessaires aux fins de l’examen de la demande.
72. Cette obligation est en lien avec celle fixée à l’article 4, paragraphe 5, de la directive 2011/95/UE (26), relative à l’évaluation des faits et des circonstances à laquelle doit procéder l’autorité nationale compétente aux fins de l’examen d’une telle demande. Cet article dispose, en effet, que, lorsque certains aspects des déclarations du demandeur ne sont pas étayés par des preuves documentaires ou autres, ces aspects ne nécessitent pas confirmation lorsque le demandeur s’est notamment réellement efforcé d’étayer sa demande, que celui-ci a présenté tous les éléments pertinents et a fourni une explication « satisfaisante » quant à l’absence d’autres éléments probants (27), que ces déclarations sont jugées cohérentes et plausibles et qu’elles ne sont pas contredites par les informations générales et particulières connues et pertinentes pour sa demande.
73. Au vu de l’ensemble de ces éléments, j’estime, par conséquent, que l’article 11, paragraphe 2, de la directive 2003/86 peut être interprété en ce sens qu’une autorité nationale compétente est en droit d’exiger du regroupant qu’il fournisse une explication plausible lorsque ce dernier ne parvient pas à fournir de pièces justificatives officielles attestant de l’existence de liens familiaux.
74. Il convient toutefois d’encadrer le pouvoir d’appréciation dont dispose, à cette fin, cette autorité.
D. Les obligations incombant à l’autorité nationale compétente dans le cadre de l’examen du caractère plausible des explications fournies par le regroupant
75. L’autorité nationale est seule compétente pour apprécier, sous le contrôle du juge national, les explications fournies par le regroupant. Elle doit toutefois mettre en œuvre cette obligation dans le respect des exigences procédurales de la directive 2003/86 et, en particulier, de celles visées à son article 17.
76. Ainsi, si le regroupant est tenu d’expliquer, d’une manière plausible, les raisons pour lesquelles il se trouve dans l’incapacité d’attester, par des documents officiels, l’existence d’un lien familial, l’autorité nationale compétente doit, quant à elle, procéder à un examen approprié des explications fournies par ce dernier.
77. En particulier, et conformément à l’article 17 de la directive 2003/86 (28), l’autorité nationale doit effectuer une évaluation individualisée qui doit tenir compte non seulement des informations générales et particulières pertinentes concernant la situation dans le pays d’origine du regroupant, mais également de sa personnalité, de sa situation concrète et des difficultés particulières auxquelles celui-ci se trouve confronté (29).
78. Cette méthode permet d’encadrer une appréciation qui reste empreinte de subjectivité, et ce malgré les éléments factuels sur lesquels celle-ci doit reposer.
79. D’une part, les explications relatives à l’incapacité du regroupant à fournir un acte officiel prouvant le lien familial doivent être appréciées de manière objective au regard des informations tant générales que particulières concernant la situation dans son pays d’origine. Il doit s’agir d’informations pertinentes, objectives, fiables, précises et actualisées susceptibles d’être répertoriées dans des rapports établis par les administrations nationales et internationales, en particulier, des organes du Conseil de l’Europe ou relevant du système des Nations unies, mais également de décisions judiciaires internationales, tels que des arrêts de la Cour européenne des droits de l’homme (30). Dans le contexte d’une demande de regroupement familial à laquelle n’est joint aucun acte officiel attestant de l’existence d’un lien familial, ces informations, auxquelles les autorités nationales ont pleinement accès, doivent permettre d’apprécier le fonctionnement des services de l’état civil du pays d’origine et, en particulier, la réalité de défaillances touchant soit certaines localités de ce pays soit certains groupes de personnes.
80. Cette méthode est celle retenue par le législateur de l’Union dans le cadre de l’examen d’une demande de protection internationale.
81. Ainsi, conformément à l’article 4, paragraphe 3, sous a), de la directive 2011/95, l’État membre doit procéder à l’évaluation individuelle de la demande en tenant compte de tous les faits pertinents concernant le pays d’origine, y compris les lois et les règlements de ce pays et la manière dont ils sont appliqués. En outre, en application de l’article 4, paragraphe 5, sous c), de la directive 2011/95, le caractère plausible et cohérent des déclarations du demandeur doit être apprécié au regard des informations générales et particulières connues et pertinentes pour sa demande (31).
82. Pour permettre aux autorités nationales compétentes de satisfaire quotidiennement à ces exigences et pour parvenir à une harmonisation des procédures d’examen des demandes de protection internationale dans les États membres, le BEAA s’est vu confier la mission d’établir des rapports d’information comportant un examen, par thème, de la situation dans le pays ou la région d’origine du demandeur d’une protection internationale. Ces rapports sont établis sur la base d’une collecte d’informations « utiles, fiables, exactes et actualisées » sur les pays d’origine, en utilisant toutes les sources pertinentes d’informations, notamment auprès d’organisations gouvernementales, non gouvernementales et internationales (32).
83. Dans la présente affaire, le secrétaire d’État s’est ainsi référé, aux fins de son appréciation, à la section « documents officiels relatifs à l’état civil » du rapport d’information du BEAA consacré à l’Érythrée (33).
84. Il appartient néanmoins au juge de renvoi de s’assurer que cette étude peut constituer une source d’information suffisante aux fins de cette appréciation et permet notamment de tirer des informations fiables et précises concernant la réalité du fonctionnement de l’état civil en zone rurale et/ou dans la localité d’origine de la regroupante, la délivrance d’actes de décès et d’actes de tutelle et la mesure dans laquelle elle peut concrètement, et en application de la législation nationale applicable, réclamer des actes d’état civil auprès de son pays d’origine ou des représentations diplomatiques de ce dernier.
85. D’autre part, les explications relatives à l’incapacité du regroupant à fournir un acte officiel prouvant le lien familial doivent être appréciées au regard de son statut individuel et de sa situation personnelle, et ce conformément à l’article 17 de la directive 2003/86 et à la jurisprudence de la Cour. Le rapport d’information du BEAA ne se substitue pas en effet à un examen individuel de la demande permettant de se rendre compte des capacités dont dispose le regroupant.
86. L’âge et, en particulier, la minorité du regroupant, le sexe, le niveau d’éducation, l’origine et le statut social, mais également les raisons ayant justifié l’octroi de la protection internationale et les traumatismes vécus peuvent ainsi constituer des facteurs à prendre en considération afin d’évaluer les raisons pour lesquelles il ne dispose pas de documents officiels et d’apprécier le niveau des difficultés auxquelles celui-ci peut se trouver confronté.
87. Au vu de l’ensemble de ces considérations, je conclus que l’article 11, paragraphe 2, de la directive 2003/86 ne s’oppose pas à une législation nationale telle que celle en cause si l’autorité nationale compétente procède à un examen approprié des explications fournies par le regroupant, en tenant compte non seulement des informations pertinentes, tant générales que particulières, concernant la situation dans le pays d’origine de ce dernier, mais également de la situation particulière dans laquelle se trouve celui-ci.
V. Conclusion
88. Eu égard à l’ensemble des considérations qui précèdent, je propose à la Cour de répondre comme suit à la seconde question préjudicielle posée par le rechtbank Den Haag, zittingsplaats Haarlem (tribunal de La Haye, siégeant à Haarlem, Pays-Bas) :
L’article 11, paragraphe 2, de la directive 2003/86/CE du Conseil, du 22 septembre 2003, relative au droit au regroupement familial, doit être interprété en ce sens qu’il ne s’oppose pas à une législation nationale en vertu de laquelle le bénéficiaire d’une protection internationale est tenu, aux fins de l’examen de sa demande de regroupement familial, d’expliquer d’une manière plausible les raisons pour lesquelles il se trouve dans l’incapacité de fournir des pièces justificatives officielles attestant de l’existence d’un lien familial, pour autant que l’autorité nationale compétente apprécie ces explications au regard non seulement des informations pertinentes, tant générales que particulières, concernant la situation dans le pays d’origine de ce dernier, mais également de la situation particulière dans laquelle celui-ci se trouve.
1 Langue originale : le français.
2 L’article 2, sous c), de la directive 2003/86/CE du Conseil, du 22 septembre 2003, relative au droit au regroupement familial (JO 2003, L 251, p. 12), définit le « regroupant » comme « un ressortissant de pays tiers qui réside légalement dans un État membre et qui demande le regroupement familial, ou dont des membres de la famille demandent à le rejoindre ».
3 Stb. 2000, n° 495.
4 Celle-ci a été remplacée par la Werkinstructie 2016/17 (instruction publique de service n° 2016/17).
5 La circulaire de 2000 relative aux étrangers précise au point C2/4 que le mineur concerné peut également être un pupille avec qui le regroupant a des liens familiaux effectifs.
6 Voir, à cet égard, explications du Service de l’immigration et des naturalisations « The family reunification procedure for holders of an asylum residence permit », disponible à l’adresse Internet suivante : https://ind.nl/Documents/GHA_Engels.pdf (p. 6, part 1, step 3).
7 Les faits exposés dans le cadre des présentes conclusions tiennent également compte des indications figurant dans le dossier national dont dispose la Cour.
8 Ci-après le « secrétaire d’État ».
9 Rapport relatif à l’information sur le pays d’origine, Érythrée, Étude de pays, mai 2015, disponible à l’adresse Internet suivante : https://coi.easo.europa.eu/administration/easo/PLib/EASO-Eritrea-Country-Focus-FR.pdf et expressément visé par le secrétaire d’État dans les courriers adressés à la regroupante, lesquels ont été joints en annexe des observations déposées devant la Cour. Voir, concernant la création du BEAA, règlement (UE) n° 439/2010 du Parlement européen et du Conseil, du 19 mai 2010, portant création d’un Bureau européen d’appui en matière d’asile (JO 2010, L 132, p. 11).
10 Aux termes du considérant 10 et de l’article 4, paragraphes 2 et 3, de la directive 2003/86, les États membres peuvent autoriser le regroupement familial pour les ascendants en ligne directe, les enfants majeurs célibataires, les partenaires non mariés ou enregistrés ainsi que, dans le cas d’un mariage polygame et sous certaines conditions, les enfants mineurs d’une autre épouse ou du regroupant.
11 Il ressort de la communication de la Commission au Conseil et au Parlement européen concernant les lignes directrices pour l’application de la directive 2003/86/CE relative au droit au regroupement familial [COM(2014) 210 final, ci-après les « lignes directrices »] que, pour chaque demande, les pièces justificatives l’accompagnant et la nature « nécessaire » des entretiens et autres enquêtes doivent être évaluées au cas par cas, dans le cadre d’un examen individualisé de la demande (point 3.2., p. 10).
12 Selon l’article 16, paragraphe 1, sous b) et c), de cette directive, les États membres peuvent rejeter une demande d’entrée ou de séjour aux fins du regroupement familial lorsque le regroupant et les membres de sa famille n’entretiennent pas ou plus une vie conjugale ou familiale effective ou lorsqu’il est constaté que le regroupant ou le partenaire non marié est marié ou a une relation durable avec une autre personne. Conformément au paragraphe 2 de cette disposition, ils peuvent également rejeter cette demande s’il est établi que des informations fausses ou trompeuses ou des documents faux ou falsifiés ont été utilisés, ou qu’il a été recouru à la fraude ou à d’autres moyens illégaux ou que le mariage, le partenariat ou l’adoption ont été conclus uniquement pour permettre à la personne concernée d’entrer ou de séjourner dans un État membre.
13 Voir, à cet égard, livre vert de la Commission relatif au droit au regroupement familial des ressortissants de pays tiers résidant dans l’Union européenne (directive 2003/86) [COM(2011) 735 final], en particulier point 4.2, « Autres questions relatives à l’asile » (p. 7), ainsi que lignes directrices, en particulier point 6.1.2. (p. 23 et 24). Voir, également en ce sens, Cour EDH, 10 juillet 2014, Mugenzi c. France (CE:ECHR:2014:0710JUD005270109, § 54).
14 Cette obligation s’inscrit également dans la lignée de la jurisprudence de la Cour européenne des droits de l’homme, voir Cour EDH, 10 juillet 2014, Tanda‑Muzinga c. France (CE:ECHR:2014:0710JUD000226010, § 79).
15 Voir, en ce sens, arrêt du 12 avril 2018, A et S (C‑550/16, EU:C:2018:248, points 42 et 45).
16 Conformément à l’article 5, paragraphe 2, de la directive 2003/86, les États membres peuvent procéder à des entretiens avec le regroupant et les membres de sa famille ainsi qu’à toute enquête jugée nécessaire. Au point 6.1.2. de ses lignes directrices, la Commission souligne que les « autres preuves » de l’existence des liens familiaux peuvent consister en des déclarations écrites ou verbales du demandeur, en des entretiens réalisés auprès des membres de la famille ou en des enquêtes menées sur la situation à l’étranger. Les déclarations peuvent être corroborées par des pièces justificatives telles que du matériel audiovisuel, des pièces matérielles comme des diplômes ou la preuve de transfert de fonds. La Commission souligne que, lorsque des doutes sérieux subsistent après l’examen des autres types de preuve ou qu’il existe de solides indices d’une intention frauduleuse, des tests ADN peuvent être utilisés en dernier recours, ces tests ne pouvant prouver la relation des membres de la famille élargie ou à charge, en particulier en cas d’adoption (p. 23).
17 Voir, à cet égard, recommandation n° R(99)23 du Comité des ministres du Conseil de l’Europe aux États membres sur le regroupement familial pour les réfugiés et les autres personnes ayant besoin de la protection internationale, adoptée le 15 septembre 1999.
18 Voir, à cet égard, conclusion n° 24 du Comité exécutif du programme du Haut-Commissaire adoptée au cours de sa 32e session, disponible à l’adresse Internet suivante : http://www.unhcr.org/publications/legal/41b041534/compilation-conclusions-adopted-executive-committee-international-protection.html (p. 43).
19 Voir, en ce sens, arrêts du 27 juin 2006, Parlement/Conseil (C‑540/03, EU:C:2006:429, point 59), et du 6 décembre 2012, O e.a.O e.a.O e.a. (C‑356/11 et C‑357/11, EU:C:2012:776, point 79).
20 Voir, en ce sens, arrêt du 6 décembre 2012, O e.a.O e.a.O e.a. (C‑356/11 et C‑357/11, EU:C:2012:776, point 74 et jurisprudence citée).
21 Aux termes de ses lignes directrices, la Commission a d’ailleurs précisé que, dans l’intérêt de la société et des demandeurs légitimes, il est impératif que les États membres prennent des mesures fermes contre les abus et les fraudes relatives aux droits conférés par la directive 2003/86 (voir, en particulier, point 7.3. « Abus et fraude », p. 27).
22 La Cour a d’ailleurs jugé qu’un État membre peut être mieux placé que le demandeur pour avoir accès à certains types de documents (voir, à cet égard, arrêt du 22 novembre 2012, M., C‑277/11, EU:C:2012:744, point 66).
23 Voir, à cet égard, Cour EDH, 10 juillet 2014, Tanda‑Muzinga c. France (CE:ECHR:2014:0710JUD000226010, § 69).
24 Directive du Parlement européen et du Conseil du 26 juin 2013 relative à des procédures communes pour l’octroi et le retrait de la protection internationale (JO 2013, L 180, p. 60).
25 Voir arrêt du 14 septembre 2017, K. (C‑18/16, EU:C:2017:680, point 38).
26 Directive du Parlement européen et du Conseil du 13 décembre 2011 concernant les normes relatives aux conditions que doivent remplir les ressortissants des pays tiers ou les apatrides pour pouvoir bénéficier d’une protection internationale, à un statut uniforme pour les réfugiés ou les personnes pouvant bénéficier de la protection subsidiaire, et au contenu de cette protection (JO 2011, L 337, p. 9).
27 Voir arrêt du 25 janvier 2018, F (C‑473/16, EU:C:2018:36, point 41 et jurisprudence citée).
28 Voir, à cet égard, points 6.1.2. et 7.4. des lignes directrices de la Commission.
29 Voir, à cet égard, arrêt du 4 mars 2010, Chakroun (C‑578/08, EU:C:2010:117), dans lequel la Cour a jugé que l’article 17 de la directive 2003/86 s’oppose ainsi à une législation nationale qui permet à l’autorité nationale compétente de rejeter une demande de regroupement familial sans procéder à un examen concret de la situation du demandeur. Dans cet arrêt, la Cour a jugé contraire à cette directive une législation nationale prévoyant un montant de revenu minimal au-dessous duquel tout regroupement familial était refusé, dans la mesure où la demande de regroupement familial serait rejetée indépendamment « d’un examen concret de la situation de chaque demandeur » (point 48).
30 Je me réfère ici, par analogie, aux critères dégagés par la Cour dans l’arrêt du 5 avril 2016, Aranyosi et CăldăraruAranyosi et CăldăraruAranyosi et Căldăraru (C‑404/15 et C‑659/15 PPU, EU:C:2016:198), concernant les informations sur lesquelles les autorités nationales doivent se fonder afin d’apprécier la réalité des défaillances du système pénitentiaire dans un État membre. Ces critères me semblent a fortiori applicables lorsqu’il s’agit d’apprécier le fonctionnement des services de l’état civil d’un État.
31 Aux termes de l’article 4, paragraphe 5, sous c), de la directive 2011/95, « [l]orsque les États membres appliquent le principe selon lequel il appartient au demandeur d’étayer sa demande, et lorsque certains aspects des déclarations du demandeur ne sont pas étayés par des preuves documentaires ou autres, ces aspects ne nécessitent pas confirmation lorsque [...] les déclarations du demandeur sont jugées cohérentes et plausibles et [qu’]elles ne sont pas contredites par les informations générales et particulières connues et pertinentes pour sa demande » (soulignement ajouté).
32 Voir article 4, sous a) et b), du règlement n° 439/2010.
33 Voir références de ce rapport à la note en bas de page 9 des présentes conclusions.
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